Chapitre 1. Etudier les idéologies linguistiques
3. L’éducation en français en Acadie
3.1. Balbutiements et premières initiatives
En Acadie avant le Canada (1867)
Il y a peu de traces et de témoignages des premières initiatives en matière d’enseignement
en Acadie. Mais il existe au moins deux travaux d’historiens qui s’essaient à une histoire de
l’éducation et remontent jusqu’aux premiers temps de la colonisation. Il y a, en premier lieu,
celui d’Omer Le Gresley
60(1925). Il s’agit en fait de sa thèse de doctorat faite à Paris, lui-même
étant professeur au Collège du Sacré-Cœur à Bathurst. Il y a, d’autre part, le travail d’Arthur
Breault, frère au Scolasticat Saint-Joseph à Ottawa (1933). Ce sont donc deux religieux du début
du 20
esiècle et c’est ainsi qu’il faut lire leur travail.
On apprend chez Le Gresley dans les premières pages de son ouvrage (pp.10-14) que dès les
premières migrations en Acadie en 1604, certains colons « savants », et le premier d’entre eux,
Marc Lescarbot, avocat de Paris, se sont fait prédicateurs et éducateurs afin « d’enseigner
chrétiennement notre petit peuple, pour ne pas vivre en bestes, et pour donner l’exemple de
vivre aux sauvages
61». Lescarbot fonda l’ordre du Bon-Temps, une société littéraire, au sein
de laquelle il écrit des nouvelles et des pièces de théâtre qu’il fait jouer (Le Théâtre de Neptune,
par exemple). Mais il ne reste pas ; arrivé en 1606 il repart l’année suivante. C’est un abbé,
Jessé Fléché, qui reprend à sa suite la prédication et l’éducation (Breault, 1933, p. 7). A cette
époque, il s’agit essentiellement d’éduquer les autochtones dans une volonté d’évangélisation.
Le Gresley écrit que « la cour désirait expressément les [les autochtones] voir adopter la langue
française en même temps que le catholicisme » (1925, p.14). En fait, il n’est pas certain que la
question linguistique à cette époque se soit réellement posée. Le désir d’expansion de la langue
60 Plus bas, j’y fais parfois référence par « OLG ».
61 Cité de Lescarbot M., Histoire de la Nouvelle France (1609). Cette citation se retrouve dans les quelques ouvrages relatant l’histoire de l’éducation en Acadie, mais parfois sous des formes variant légèrement.
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française que Le Gresley attribue à la cour de France est peut-être un biais dû à sa vision du 20
esiècle
62.
Toujours est-il qu’il faut attendre 1633, pour qu’un premier séminaire catholique (des
récollets) se crée à destination des enfants de colons (Breault, 1933, p. 9). Seulement, je l’ai
écrit, le 17
esiècle en Acadie est une période faite de destructions et de razzias et, bien souvent,
l’enseignement qui est délivré durant toute la période du régime français (1604-1713) est le
fruit de missionnaires itinérants, « pédagogues nomades » comme les appelle Breault (1933,
p. 17).
Après le traité d’Utrecht en 1713, la nouvelle administration britannique semble avoir eu la
volonté d’assimiler les populations acadiennes. Cela est décrit (et vertement dénoncé) par Le
Gresley ; il dit que les gouvernements anglais tentèrent d’assimiler la population acadienne en
faisant instruire leurs enfants dans des écoles protestantes et « pour rendre ces moyens plus
efficaces (…) ‘encourager par l’octroi de privilèges et d’immunités ceux qui passeront à la
religion protestante et feront apprendre l’anglais à leurs enfants’
63» (1925, p.62). Mettant en
avant la résistance et l’abnégation des Acadiens, OLG ajoute :
Quel fut le résultat de tout ce déploiement d’activité pour séduire les Acadiens ? Un historien
anglais nous l’avoue laconiquement : ‘Le plan politique du gouvernement resta sans chance de
succès : la déportation de 1755 en est un commentaire suffisant’
64(idem, p.63).
Il décrit cette époque comme étant « à la fois pénible et glorieuse pour les Acadiens » (idem,
p.64). De son côté, Breault évoque les « maitres fanatiques » (1933, p.15), pour dénoncer la
même chose, maitres auxquels il oppose les missionnaires itinérants, seuls vecteurs désormais
d’un enseignement en français. Le Gresley leur rend une sorte d’hommage :
Ces exilés, héros sans s’en douter gardaient toujours dans le cœur l’amour de la France et de
sa langue, convaincus que c’était là, avec leur foi, le plus bel héritage à léguer à leurs
descendants. (…) Hâtons-nous, avant que l’oubli efface tout, de consigner les noms de ces
fidèles serviteurs de la langue française (1925, p.107).
62 Plus loin, Omer Le Gresley évoque Richelieu (le premier à vraiment s’intéresser à la colonisation de l’Amérique du Nord) et cite longuement ses ordonnances, sans qu’aucune ne parle de l’enseignement de la langue. OLG interprète les ordonnances de Richelieu alors que tout semble indiquer qu’à l’époque l’objectif de la couronne est de faire des « François Catholiques », autrement dit, des sujets de la couronne de France, et que la variable qui importe est bien la religion catholique. A quoi il faut ajouter qu’en France même, à cette époque, il n’y a aucune forme d’homogénéité linguistique ; la langue n’est pas un critère particulièrement pertinent pour être un « bon sujet de la couronne ».
63 On peine à voir d’où OLG tire cette citation, elle est référencée comme « Archives Canadiennes 1894, p.145 ».
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Plus loin, il reconnait qu’il ne reste aucune trace d’un quelconque enseignement, ni
d’établissement particulier jusque dans la seconde moitié du 18
esiècle, mais ajoute :
Ne peut-on pas légitimement croire que, dans ces circonstances, le père Breslay instruisit au
moins les jeunes enfants de sa paroisse ? Quant au père Félix Pain, qui devait se faire instituteur
en Acadie et figurer dans la douloureuse épopée de Longfellow, serait-il resté impassible devant
l’ignorance de ses petits paroissiens ? (idem, p.118)
Le fait qu’il soit lui-même un religieux, professeur dans un collège religieux n’est peut-être
pas étranger à ces spéculations élogieuses. Car en fait, jusqu’au milieu du 19
esiècle, aucun
établissement francophone d’enseignement ne vit le jour, et l’éducation se résume à des
initiatives religieuses, individuelles, privées, et accessoirement masculines car les filles étaient
éduquées dans des couvents mis sur pied tardivement. Parallèlement, dès la création de la
province du Nouveau-Brunswick en 1784, son gouvernement britannique prend peu à peu pied
sur le terrain scolaire en créant et administrant des écoles publiques anglophones et protestantes
(Couturier-Leblanc, Godin, & Renaud, 1993, p. 545). C’est en Nouvelle-Ecosse qu’une
première loi favorable à l’enseignement en français voit le jour en 1841, et permet de
subventionner à fonds publics des établissements francophones (idem, p.546) ; elle est abolie
en 1864, par une loi imposant l’usage de l’anglais. Au Nouveau-Brunswick, un acte de 1858,
ouvre la porte à la création d’écoles confessionnelles (qui restent majoritairement financées par
les parents) ; elle est abolie treize ans plus tard, j’y reviendrai (Breault, 1933, p. 18).
Il faut noter en 1854, l’initiative d’un abbé venu de Québec, François-Xavier Lafrance, qui
fonda le Séminaire St-Thomas à la cure de Memramcook. Quelques années plus tard, il le céda.
Il fut remplacé par le père Camille Lefèbvre qui fonde le Collège Saint-Joseph en 1864, il
s’agissait du premier établissement d’enseignement post-secondaire à destination de
francophones – ancêtre, si l’on veut, de l’Université de Moncton.
Breault comme Le Gresley ont la volonté, dans leur ouvrage, de montrer qu’il existait quand
même un certain nombre de ces initiatives et leur façon de dresser des listes de noms
d’ecclésiastiques éducateurs donne l’impression trompeuse d’un foisonnement. Il faut noter
qu’avant 1867, l’éducation des francophones de façon générale se résume à des initiatives
religieuses privées isolées, onéreuses pour les parents, ce qui implique que très peu d’enfants
sont scolarisés. C’est pourquoi, indirectement c’est bien l’Acte de l’Amérique du Nord
britannique en 1867 qui changea radicalement les choses.
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Après l’Acte de l’Amérique-du-Nord britannique (1867)
Comme je l’ai écrit, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique instaure un Etat fédéral, dont
l’éducation est de la compétence des provinces ; elles vont chacune légiférer progressivement
pour améliorer l’éducation des populations, et renforcer le réseau d’écoles publiques. Au
Nouveau-Brunswick, en 1871, le gouvernement de George E. King fait voter la Common School
Act. Celle-ci prévoit la mise en place d’un réseau d’écoles publiques neutres et abolit la loi de
1858, interdisant de fait les écoles confessionnelles. Les journaux catholiques, francophones ou
irlandais, étaient déjà vent debout contre le projet ; ils continuent leur campagne d’opposition
après le vote de la loi (Lebreton, 2002). Les deux députés acadiens ayant voté la loi sont
qualifiés par Le Moniteur Acadien de « traitres à la Nation
65». La presse souligne que les
Acadiens sont perdants sur les deux tableaux : par leur éducation confessionnelle interdite et
par l’impôt qu’ils doivent participer à payer pour financer le réseau d’écoles publiques. A
l’époque, la question du français est très peu abordée ; ce que redoutent la presse et les
détracteurs, c’est le recul du catholicisme. Un article du Moniteur Acadien fait le lien avec la
question linguistique, en déclarant que la suppression des écoles catholiques, alors même que
l’enseignement en français n’est assuré que par des ecclésiastiques, fera nécessairement reculer
l’usage du français
66. En outre, Alexandre J. Savoie soumet l’idée que si la langue a été laissée
en dehors des débats, c’était probablement pour s’assurer du soutien des immigrés et du clergé
irlandais, décrit par ailleurs comme souvent francophobe (1978, p. 51). Le « bill des écoles »
de 1871 fut combattu avec force ; Breault rapporte que certains agents du fisc étaient reçus « à
mains armées » (1933, p.21-22) et ailleurs, des émeutes éclatèrent.
Pourtant, A. J. Savoie rappelle que peu d’enfants acadiens bénéficiaient de l’école avant
1871, trop chère pour des familles trop pauvres. D’autant qu’il dépeint une situation où les
enseignants religieux n’avaient aucune formation et où le matériel manquait (1978, p. 35).
Ainsi, la loi de 1871, qui instaure la gratuité de l’enseignement et l’obligation pour tous les
enfants d’être scolarisés, représente une avancée considérable (idem, p. 54-57). En 1874, un
compromis est voté pour permettre l’enseignement religieux en dehors des heures
réglementaires de classe. Mais l’école publique reste une école d’assimilation où le français est
délivré au compte-goutte, sans manuels, sans moyens, sans formation en français pour les
professeurs. Les concessions consenties par le gouvernement du Nouveau-Brunswick sont
d’ailleurs interprétées par Savoie comme une manière d’amener les enfants acadiens vers
65 Edito du Moniteur Acadien, vendredi 8 décembre 1871.
60
l’école publique et permettre une assimilation plus rapide, le bilinguisme est alors déjà conçu
comme un instrument d’assimilation (idem, p. 104-105). A cette idéologie unifiante et
homogénéisante répond celle des francophones de « conservation de leur langue et de leur
culture » (Martel A. , 1993, p. 737), où les notables protègent le pouvoir qu’ils ont sur
l’éducation et voient d’un mauvais œil tout transfert vers la puissance publique.
Petit à petit pourtant, chaque province où réside une population acadienne s’ouvre à
l’enseignement en français, mais c’est un processus très lent et très inégalitaire. Dans les trois
provinces maritimes, des lois sont venues « adoucir » la tentative de suppression du français
dans les écoles. En Nouvelle-Écosse, après 1900, un rapport préconise l’instruction en français
durant les premières années, pour passer à l’anglais à partir du 5
edegré. Le Gresley parle « des
bienfaits de ce changement » (1925, p. 149). Au Nouveau-Brunswick, « l’usage de la langue
française était autorisé comme langue de communication, et même l’étude du français jusqu’au
sixième degré » (idem, p. 152) ; il écrit que les Acadiens « à peu près satisfaits au point de vue
religieux, ont tiré tout le profit possible du nouveau système scolaire ». Enfin, à
l’Île-du-Prince-Édouard, une loi supprime la langue française des écoles en 1877, mais « d’heureuses
concessions » sont accordées aux Acadiens, Le Gresley écrit :
Depuis 1892, les écoles acadiennes ont le droit de se servir de livres de lecture en français, et
les instituteurs bilingues qui enseignent dans les écoles acadiennes se servent, au moins pendant
les premières années, de la langue française comme langue d’enseignement (idem, p. 152).
Le Gresley se demande si toutes ces concessions dans les trois provinces sont « l’aurore
d’une liberté complète ? » (idem, p. 154). On pourrait voir la chose dans un sens complètement
opposé, où le français, dans toutes les provinces maritimes, sert de langue d’introduction vers
l’éducation en anglais de tous les enfants, y compris les enfants acadiens. Les autorités semblent
avoir troqué une politique d’interdiction totale, pas totalement fructueuse, contre une politique
de bilinguisation favorable au groupe dominant, par l’assimilation progressive des Acadiens.
Durant la première moitié du 20
esiècle, ce sont des initiatives privées, hors des circuits
politiques, qui vont doter les Acadiens d’instruments éducatifs : par exemple des manuels en
français, à partir de 1907, ou les congrès pédagogiques à l’instigation de la Société mutuelle
l’Assomption. L’éducation est un enjeu majeur des luttes entre différents groupes idéologiques.
A la fin des années 20 par exemple, les orangistes
67font échouer un projet de loi, le « règlement
67 A cette époque, l’Ordre d’Orange est implanté un peu partout au Canada et défend les intérêts du groupe anglophone, protestant et blanc. En cela, il est proche de la branche canadienne du mouvement Ku Klux Klan. Cependant, ces critères ethniques ne sont pas exclusifs ; dans leur lutte contre les francophones ils trouvèrent fréquemment des alliés opportuns chez les catholiques irlandais.