Chapitre 1. Etudier les idéologies linguistiques
1. Survol historique
1.1. L’Acadie des débuts à aujourd’hui
La première colonisation de la région par les Français date de 1604, avec l’établissement
d’un premier foyer de peuplement sur l’île Sainte-Croix, à l’embouchure du fleuve Saint-Jean,
puis l’année suivante à Port-Royal dans la Baie de Fundy. Les côtes de cette région sont déjà
fréquentées depuis longtemps par des bateaux de commerce (Trudel, 1963) et habitées par des
populations amérindiennes (Micmacs et Malécites essentiellements). Durant un siècle, l’Acadie
va être peuplée de façon très sporadique par les colons français venus de l’Ouest de la France.
La couronne de France ne montre aucun empressement à la chose ; Colbert dit qu’il est
imprudent « de dépeupler son royaume pour peupler le Canada », cité par J. Daigle (1993, p. 9)
qui parle de désintéressement, « d’oubli » et « d’abandon ». Ce siècle sera marqué par de
perpétuelles destructions des établissements acadiens, des pillages et des razzias, même si
certains historiens notent que les Acadiens vivaient dans une certaine abondance agricole, de
pêche et de menu commerce (Landry & Lang, 2014, p. 76). C’est pourquoi, pour des raisons
économiques mais aussi militaires, les Acadiens du 17
esiècle fréquentent déjà plus les Anglais
que les Français (idem). Si l’on suit les chiffres donnés par Daigle (1993, p. 22), à la fin du 17
eles Acadiens sont cent fois moins nombreux que les Anglais des colonies de la
Nouvelle-Angleterre au sud.
34 Il s’agit d’un modèle adapté par Arseneault dit « centre-domaine-mouvance » (1994), qui tient compte des centres urbains, des domaines, qui sont les lots privés appartenant à des francophones généralement situés autour des centres, et des « mouvances », c’est-à-dire pour lui, la zone d’interaction et d’influence, essentiellement commerciale.
35 Et donc sur la base des recensements, ici celui de 1991 ; mais je reviendrai plus loin sur la question des recensements.
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En 1713, par le traité d’Utrecht
36, la France cède l’Acadie à la Grande-Bretagne. Ce traité
marque un changement de souveraineté officiel, mais ouvre aussi la voie, pour les Acadiens, à
ce que les historiens reconnaissent comme une première vraie période de paix (Daigle, p. 22 ;
Landry et Lang, p. 154). Il s’ensuit une cohabitation où les Acadiens refusent de prêter
allégeance à la couronne britannique, mais tout autant de défendre les intérêts de la France
37.
Les Anglais acceptent tacitement cette neutralité pour que les populations acadiennes n’aillent
pas renforcer les rangs des colonies françaises, et accessoirement, parce que les rendements de
leurs cultures nourrissent aussi les Anglais. Seulement, au fil de la première moitié du 18
e, et à
la faveur d’une nouvelle guerre qui couve en Europe, cette neutralité est de moins en moins
acceptée. De nombreux officiels anglais souhaitent extraire la présence française de
Nouvelle-Ecosse, et les populations acadiennes deviennent suspectes (Daigle, pp. 36-38). Au point qu’en
1755, un an avant le déclenchement de la guerre de Sept-Ans (1756 – 1763)
38, il est décidé de
les déporter. Cet épisode, souvent appelé « Grand dérangement » (Leblanc, 2005), est un des
marqueurs les plus importants de la mémoire commune acadienne. Dans la majorité des cas
cela a consisté en un exil forcé des populations
39, destruction par le feu des villages, dispersion
des familles qui furent réparties par les Britanniques dans différents lieux pour éviter les
collusions. Une partie des Acadiens a été « réimplantée » de force dans les colonies de la
Nouvelle-Angleterre, d’autres furent embarqués sur des bateaux à destination de l’Europe. Les
longues pérégrinations en mèneront certains s’établir en Nouvelle-France (Québec), et au sud
jusqu’en Louisiane et dans les Antilles.
L’objectif des Anglais durant cette période ne semble pas avoir été de « se débarrasser »
définitivement des Acadiens (Griffiths, 1997, p. 99), aussi un retour leur est-il permis à partir
de 1763, après la signature du traité de Paris, qui marque la défaite des Français. Un retour,
36 Ce traité met techniquement fin à la guerre de succession d’Espagne (1700 – 1713). Alors que la branche espagnole des Habsbourg s’éteint, Charles II, son dernier représentant, a légué par testament le trône au duc d’Anjou, petit-fils de Louis XIV. C’est pour éviter une hégémonie des Bourbons que des puissances européennes s’allient contre la France. C’est l’occasion pour les Français et les Anglais de s’affronter pour le contrôle de l’Amérique du Nord. Le traité d’Utrecht signe un compromis, les Bourbons héritent du trône d’Espagne mais, en Amérique, l’Acadie, Terre-Neuve et les territoires de la Baie d’Hudson passent sous contrôle anglais.
37 Celle-ci les appelle notamment à rejoindre l’Île Royale (aujourd’hui l’Île du Cap Breton) pour y renforcer la colonie.
38 Cette guerre est le résultat du conflit larvé entre la France et la Grande-Bretagne sur la possession de l’Amérique du Nord. Les deux Etats prennent prétexte de l’invasion de la Saxe par Frédéric II de Prusse pour s’affronter. Ce conflit tourne au désastre pour la France ; la prise de Louisbourg (Nouvelle-Ecosse) en 1758, la capitulation de Québec en 1759 et de Montréal en 1760, signent la fin de l’Amérique du Nord colonie de la France.
39 Dans le sud-est du Nouveau-Brunswick, un certain général Monckton s’acquitte de la tâche de débarrasser l’isthme de Chignectou de la présence francophone, notamment les forts Beauséjour et Gaspareaux, capturés en 1755 (Daigle, p.38). Non loin de là, une ville, qui a porté différents noms, sera renommée en sa mémoire au milieu du 19e siècle.
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mais sous conditions. Il leur est donné le droit de revenir s’ils prêtent allégeance à la couronne
britannique par serment, et s’ils se dispersent sur le territoire sans chercher à former de
communauté (Thériault L. , 1993, p. 47). De plus, les anciennes terres qu’ils occupaient ont,
entre temps, été données aux colons anglais ou réservées pour les immigrants (Landry & Lang,
2014, p. 159). C’est pourquoi ceux qui reviennent vont chercher à s’isoler, s’installer dans des
régions reculées, de là la « colonisation » progressive des territoires qui deviendront le
Nouveau-Brunswick.
A partir de 1763, les francophones, tout « sujets de la couronne britannique » qu’ils sont
désormais, furent pourtant tenus éloignés du pouvoir. Si l’Acte de Québec en 1774, permet aux
francophones de retrouver une partie de leurs anciennes institutions, dans les Maritimes, les
catholiques restent maintenus loin du pouvoir
40jusqu’en 1789 pour la Nouvelle-Ecosse, 1810
ailleurs (Thériault L. , 1993, p. 50). Ainsi, dans les Maritimes, l’Eglise catholique est finalement
la seule institution « de pouvoir » liée aux Acadiens. Mais sur ce plan aussi ils devront lutter
(Thériault L. , 1976), notamment contre l’influence du clergé issu de l’immigration irlandaise.
Ces derniers sont certes catholiques mais aussi anglophones, et souvent décrits comme
francophobes (Thériault L. , 1993b). Depuis 1763, les Acadiens sont clairement minoritaires et
par les vagues d’immigration venues d’Angleterre, d’Irlande ou d’Ecosse, ce statut s’accentue
durant toute la première moitié du 19
esiècle (LeBlanc P. E., 1999, p. 138). Certains auteurs
soulignent qu’à cette époque le retard économique des populations francophones est déjà grand
par rapport aux populations anglophones (Leblanc, op. cit.), résultat de leur dispersion, de leur
isolement, et des interdictions citées ci-dessus. D’autres auteurs envisagent qu’il s’agissait aussi
d’un mouvement volontaire de rejet des institutions anglophones de la part des Acadiens.
Toujours est-il que ce n’est que dans la deuxième moitié du 19
esiècle que les populations
acadiennes commencent à revendiquer un pouvoir politique en leur nom propre ; ce que J.-Y.
Thériault appelle la « naissance d’une société civile » (Thériault J.-Y. , 2007).
C’est dans l’Eglise, seul espace social où des notables acadiens ont de l’influence, que les
premières initiatives éducatives fleurissent. Initiatives religieuses, privées et somme toute
restreintes
41, mais qui permettront la formation des premières « élites » acadienne
42. Dans ce
sillon, une presse francophone est créée. Le Moniteur Acadien est fondé en 1867 à Shediac, il
40 Le « serment du test » oblige tous les fonctionnaires et officiers de la couronne à prêter allégeance au roi et au chef de l’église anglicane, ce qui exclut de facto tous les catholiques de l’exercice d’un quelconque pouvoir institutionnel.
41 Je détaille au point 3 ci-dessous.
42 Par exemple, le futur sénateur Pascal Poirier est passé par le Collège Saint-Joseph, première université francophone des Maritimes.