Chapitre 5. Le rapport à la norme
1. Enseigner le « français standard »
1.2. Éléments de définitions donnés par les acteurs du terrain
Décrire l’utilisation de la notion de français standard sans apporter un seul élément de
définition a pu jeter quelque flou sur ce dont je parle. Ce flou était volontairement entretenu
car, comme je l’ai écrit précédemment ce concept n’est nullement théorisé en cours. En
revanche, j’ai systématiquement posé la question « qu’est-ce que le français standard ? » à un
moment ou à un autre des entretiens qui furent conduits. Ainsi, on peut en tirer quelques
éléments qui nous permettent de comprendre à quoi pensent les professeurs et les étudiants
lorsqu’ils disent « français standard ».
En cours, une seule fois cette même question est apparue spontanément. La séquence
d’interaction ci-dessous demande une brève mise en contexte. Lors d’un exercice de repérage
d’erreurs, une étudiante interrompt la professeure en posant la question suivante :
(Ext6, cours, 14-11-13, 14
e) Ida : E y a un truc qui me tourmentait malgré qu’on apprend le
français au Québec pourquoi ils continuent de faire toujours des erreurs ?
Cette étudiante, béninoise, volontairement provocatrice ou non, suscite un brin de gêne chez
la professeure qui tente alors de lui répondre que « ce ne sont pas des erreurs » et que tout
dépend du cadre dans lequel on se place (« français standard, ou familier »). Il s’ensuit plusieurs
minutes de monologue avant qu’un étudiant, québécois, se sentant probablement visé puisqu’il
n’avait jamais pris la parole spontanément au cours du semestre, lève la main et demande :
(Ext7, cours, 14-11-13, 20
e) Hubert : mais c’est quoi le français standard ?
Karen : c’est quoi le français standard ?
Hubert : moi je suis québécois et puis c’est qu’on parle de même
Karen : c’est le français qui est décrit dans les dictionnaires dans les grammaires c’est le
français qu’on apprend à l’école + à l’université dans les livres c’est le français standard
Hubert : M je pense c’est ++ une question de culture
Karen : et il y a la culture + si je pense à la culture je pense aussi à l’accent ++ si je pense à
la culture je pense aussi à l’accent + et c’est pour cela que ++ certaines prononciations comme
à Baie-Sainte-Marie le R qui est [r] c’est toujours R anglais je/ je me dis d’accord c’est/ S::
c’est vraiment ça fait partie de + de sa culture et ce n’est pas quelque chose qui peut changer/
avoir/ essayer d’avoir un R français roulé + ou bien même grasseyé ++ E s’il se force à le faire
+ ça sera vraiment bizarre + ce R là sera un R anglais + du début jusqu’à la fin et + selon moi
S:: c’est quelque chose que je dois accepter dans son oral parce que + tant et aussi longtemps
que je puisse encore comprendre + ses mots + la difficulté est + quand on ne comprend pas +
ou quand c’est difficile + à comprendre + mais autrement je me dis d’accord ++ ça va
147
La première chose à remarquer c’est que l’étudiant est perplexe face aux réponses de sa
professeure, qui définit le standard par la variété des dictionnaires et des livres. Il tente d’amener
la question sur un terrain social en parlant de « culture », mais sa professeure réoriente le débat
vers la catégorisation de pratiques linguistiques. Est-ce un terrain plus stable, où il y aurait
moins de risque de tomber dans un jugement de valeurs ? La deuxième chose, c’est qu’on voit
dans sa réponse les deux éléments de définition principaux donnés par les professeurs et les
étudiants : d’une part la « variété des dictionnaires » de l’autre, l’argument de
« l’intercompréhension ». Revenons sur ces critères plus en détails, car ils semblent être ceux
qui viennent à l’esprit des intervenants le plus rapidement.
1.2.1. Le critère des dictionnaires et des grammaires
Le renvoi aux ouvrages de référence, comme dans l’extrait précédent, semble rassurant.
C’est une façon de présenter le standard comme une variété bien connue et décrite, comme pour
lui donner corps. C’est aussi peut-être, notamment pour les professeurs, une manière de « se
protéger » : il semble parfois que l’ouvrage de référence permet de trouver « une vérité » à des
questions qui sont très subjectives.
Cela dit, un dictionnaire ne contient pas uniquement des mots considérés comme valorisés
dans la société ; plus le dictionnaire est complet, plus il recouvre les locutions qui seront
justement refusées en cours de français – notamment tout ce qui est considéré comme faisant
partie de « registres inappropriés en classe » (j’y reviendrai au point 2.3 de ce chapitre). Face à
cela, la professeure complète ce « critère de définition » (les grasses sont de moi) :
(Ext8, cours, 16-09-13, 69
e) Karen : ce qu’on appelle langue courante ou neutre ou standard
est une langue correcte selon la norme + langue apprise à l’école pas d’erreur de grammaire
ou de syntaxe vocabulaire sans marque d’usage dans le dictionnaire on n’a pas besoin de
marques d’usages qui dit populaire familier ou autre parce que/ ++ parce que c’est du bon
français puis le dictionnaire est surtout censé contenir des mots du bon français je vais le dire
comme ça + prononciation correcte, phrases variées
Première chose, cet extrait vient valider mes remarques faites au point précédent,
c’est-à-dire la volonté d’utiliser « français standard » en remplacement de termes jugés porteurs d’une
connotation : bon / mauvais / correct / incorrect. Car ici, la professeure, tout en les disant, prend
soin de « mettre des guillemets » en ajoutant « je vais le dire comme ça »
150.
150 Les reprises métalinguistiques relevées dans mes enregistrements sont très nombreuses. Elles forment autant de boucles réflexives qui peuvent témoigner de différents positionnements des témoins par rapport à leurs dires (interrogation, distanciation, malaise, tensions…). Voir J. Authier-Revuz (1995).
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Surtout, cet extrait montre qu’à ses yeux, le critère des dictionnaires est insuffisant pour
définir le standard, et qu’il lui faut être plus précise. Ce qui toutefois ne règle pas tous les
problèmes. A l’Université de Moncton on recommande aux étudiants deux dictionnaires : le
Multidictionnaire de la langue française, édité au Québec, et le Petit Robert, édité en France.
Un mot sur ces dictionnaires. Le premier est un dictionnaire normatif qui souhaite
explicitement prescrire l’usage
151. Comme d’autres qui présentent une inclination normative,
les lexicographes qui rédigent ces dictionnaires affichent clairement leur souhait que leur outil
soit utilisé pour réguler les usages, comme un outil de correction (et de prise de décision). Le
Robert, est en revanche un dictionnaire qui se présente plutôt comme un outil descriptif, ne
cherchant pas à avoir de valeur prescriptive. C’est globalement le cas des dictionnaires
hexagonaux monolingues (c’est vrai aussi du Larousse par exemple, parfois utilisé également).
Notons qu’ils sont toutefois construits de sorte à présenter une vision homogène du français –
ou du moins, homogénéisante. Il suffit par exemple de voir le traitement qu’ils font des
« régionalismes », qui sont la plupart du temps un « saupoudrage synonymique » (Rey C. ,
2014) bien éloigné d’une représentation fidèle de l’hétérogénéité des pratiques. C’est-à-dire que
sont intégrés à la nomenclature quelques régionalismes choisis, sans critère de sélection précis
et ne cherchant pas l’exhaustivité. De plus, dans un article récent, C. Rey écrit que « le repérage
explicite du régionalisme pourrait davantage fonctionner comme une forme de marquage
diastratique plutôt que comme un marquage diatopique. » (2014, p. 175). Il signifie par-là que
lorsque le Robert ou le Larousse signalent un régionalisme c’est en partie pour en déconseiller
l’usage ; on rejoindrait là, la fonction des dictionnaires normatifs. Dans tous les cas, on
remarquera comme je l’ai évoqué plus haut qu’il est impossible d’éviter la normativité, pour ce
que 1) la nomenclature d’un dictionnaire relève de choix faits par les rédacteurs, et que 2) les
marques d’usages constituent en elles-mêmes une forme d’indication prescriptive et jouent
comme des recommandations. Ainsi, explicitement ou non, tout dictionnaire est un objet
normatif et répond aux objectifs pratiques des usagers : informer sur la norme et décider. Sur
la façon dont les gens se servent du dictionnaire, Rey, avec d’autres auteurs
152, résumait les
choses ainsi :
Ces derniers semblent en effet consultés et convoqués comme autant de manifestations
diversifiées d'un censeur unique de la langue au sein duquel vont pouvoir être vérifiés
l'orthographe et le sens d'un mot. À ce double usage vient aussi s'ajouter celui consistant à
151 Ses deux premières éditions portent d’ailleurs le titre « Multidictionnaire des difficultés de la langue française ».
149
vérifier la présence ou l'absence d'un mot dans la nomenclature pour en revendiquer ou non
son appartenance (et son existence) à la langue (2014, p. 177).
Or, pour le cas qui nous occupe, compte tenu de leur origine différente et de leurs objectifs
affichés, les deux dictionnaires s’opposent sur un certain nombre de termes. Un exemple, les
nombreux emprunts faits à l’anglais dans le français européen trouvent un équivalent
recommandé dans le dictionnaire Multi : « magasinage » pour « shopping », « traversier » pour
« ferry », « gardiennage » pour « baby-sitting », etc.
Donc si l’on suit ce critère de définition du standard, des questions se posent : quel standard
choisit-on ? Et comment éviter les contradictions ? J’y reviendrai tout au long de ce chapitre, et
présenterai l’ambivalence des réponses qui sont apportées sur le terrain à ce type de questions.
1.2.2. Le critère de l’intercompréhension
L’autre critère majeur de définition spontanée du standard passe par sa fonction souhaitée :
l’intercompréhension. Deux courts exemples :
(Ext9, entretien, 14-11-13, 11
e) ENQ : ouais ++ ok ok + E:M je vais y venir sur cette question
du français standard ++ dans les objectifs quand tu vois par exemple cette formulation-là
langue standard à quoi ça fait référence pour toi ?
Hélène
153: le français que tout le monde va comprendre + que tout le monde devrait comprendre
c’est comme + une norme + de français.
(Ext10, entretien, 19-11-13, 21
e) ENQ : MM alors comment vous le définiriez le standard ? Si
vous/ si/ si vous deviez dire ce qui rentre dans le standard ?
Amina
154: c’est la langue que tout le monde peut comprendre
Ce critère de l’intercompréhension est quelque part lié à une certaine idée de la francophonie,
puisqu’il s’agit de trouver un genre de « plus petit dénominateur commun » entre tous les
francophones. On le comprend dans les réponses d’autres étudiants :
(Ext11, entretien, 07-11-13, 17
e) ENQ : comment tu définirais langue standard ?
Clémence
155: ben langue à l’écrit je veux dire langue appropriée que t’utiliserais pour
n’importe quoi je veux dire langue familière ça serait plus des mots qui sont pas standard sinon
populaires ça devrait pas être dans/ à l’écriture là
ENQ : mais comment on reconnait des termes qui sont populaires ou des termes qui sont pas
standards ?
153 Hélène est une étudiante acadienne originaire de la région de Moncton.
154 Amina est une étudiante marocaine originaire de Marrakech. NB : je ne la vouvoie pas, l’entretien est un focus group, je m’adresse à deux personnes en même temps.
150
Clémence : ben des termes régionaux là je sais que j’écrirais pas dans un texte E je suis écœurée
de regarder/ je suis écœurée de regarder ces statistiques ou quelque chose + je sais pas trop
c’est pas des mots que t’utiliserais ou qui sont pas + standards compris par tout le monde alors
moi j’écris un texte j’utilise des mots de ma région est-ce que tu vas le comprendre oui ou non
? standard c’est vraiment du français standard je sais pas comment/
On comprend en creux que les éléments du français régional sont perçus comme des
potentielles gênes à la compréhension. Pour atteindre cette variété standard et donc viser
l’intercompréhension maximale, il faudrait donc éliminer les spécificités locales. Nous verrons
plus loin que c’est effectivement le cas dans les exercices en cours, souvent basés sur du
repérage d’erreurs. De là, certains étudiants vont plus loin :
(Ext12, entretien, 02-12-13, 26
e) ENQ : donc toi t’as parlé de français standard à l’instant
est-ce que/ ça aussi c’est un truc qui m’intéresse comment vous définissez le français standard ?
Martha
156: français à Québec
Lydie : (rires) j’ai pas de définition
Martha : français de la France ++
Lydie : ben moi quand ce qu’on me dit ça c’est beaucoup/ je pense à français de la France +
puis c’est sûr que probablement ils ont comme des régions aussi qui/ qui utilisent certains mots
c’est pas de même partout mais leur qualité de français est plus ++ meilleure
Ce que disent ces deux étudiantes est intéressant ; Lydie précise qu’elle pense à la France si
on lui parle de « standard », même si elle sait (on le leur apprend explicitement dans les cours ;
cf. chapitre 7) que le français en France n’est pas uniforme non plus. Il faut d’ailleurs noter
qu’en entretien comme en cours, les professeurs comme les étudiants disent très facilement que
le « standard n’est pas le français de France » ; cette idée est mise en avant fréquemment,
comme pour se défendre d’un quelconque alignement. Mais on remarque qu’elle est devenue
une sorte de cliché : les étudiants savent le dire, mais ne savent pas pourquoi. Au point que le
pas est vite franchi entre l’idée d’une variété de français qui serait un « plus petit dénominateur
commun » entre les francophones, et une variété qui en réalité s’alignerait sur les « deux grands
voisins majoritaires » que sont le Québec et la France. Ces deux étudiantes sont les seules (sur
les 14 personnes interviewées à ce moment de l’enquête) qui répondront de cette façon-là à ma
question « qu’est-ce que le standard ? ». Il faut relever aussi la remarque de Lydie, « leur qualité
de français est meilleure », une représentation qui me parait relativement fréquente, bien que
rarement verbalisée ainsi. C’est un témoin de l’intériorisation d’un rapport d’infériorité par
156 Martha et Lydie sont deux étudiantes acadiennes, la première est originaire du nord-ouest du Nouveau-Brunswick, la deuxième a grandi à Moncton.
151
rapport à la France ou au Québec (un rapport centre – périphérie sur lequel je reviendrai en
discussion).
C’est pourquoi ce critère d’intercompréhension est très intéressant d’un point de vue
idéologique, car il est présenté comme d’ordre purement pratique, mais lorsqu’un Acadien et
un Français se parlent, il semble que dans l’esprit de ces jeunes, ce soit à l’Acadien de supprimer
ses régionalismes, nous y reviendrons.
1.2.3. Une variété valorisée
Enfin, on perçoit que beaucoup de jeunes, sans toujours réussir à mettre des mots dessus, ont
en tête l’image d’une variété valorisante pour eux, et valorisée en société. Comme par exemple
ci-dessous à travers la référence au monde du travail.
(Ext13, entretien, 02-12-13, 16
e) ENQ : MM ++ oui parce que toi par exemple comment tu
définis le français standard ? Qu’est-ce que ++
Estelle
157: ben ++ tu sais quelque chose que tu peux utiliser à l’emploi ou pendant les entrevues
ou + entre collègues
Ce genre de critère est lié à un discours du profit qui entoure les cours de français, notamment
à l’Université, où l’objectif affiché est de donner les moyens aux étudiants de trouver un bon
métier. Ceci passant entre autres par les pratiques linguistiques (écrites comme orales), qui
trouvent toute leur place dans une économie capitaliste en devenant des compétences valorisées,
et convertibles en capital matériel (Bourdieu, 1982; Heller & Duchêne, 2012).
Finalement, un seul étudiant va plus loin, il parle d’une variété valorisée, mais pousse la
réflexion jusqu’à évoquer les rapports de force qui en dépendent :
(Ext14, entretien, 19-11-13, 10
e) ENQ : ouais ok E:M ++ alors j’ai des questions un peu plus
large et qui a/ qui a eu/ qui est sortie la semaine dernière pour toi qu’est-ce que c’est le
standard ?
Mack
158: le standard ? donc E le standard tel qu’il est défini dans le/ dans le Larousse ou bien
le Petit Robert c’est la forme qui est la plus acceptée au niveau de la francophonie + donc moi
je la considère comme telle parce que à part ça chaque point du globe à son propre type de
français et puis chaque communauté aussi à son propre type de dialecte donc on pourrait pas
aussi imposer le standard à tout le monde donc ceux qui ont les possibilités de s’y adapter n’ont
qu’à le faire + ceux qui ne l’ont pas une fois qu’ils voyagent d’un point à un autre ils n’ont qu’à
s’adapter aux réalités du point à laquelle ils vont se rendre
157 Estelle est une étudiante acadienne qui a beaucoup déménagé mais qui vit dans la région de Moncton.