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2.1 « Masculinité hégémonique »

Chapitre 3 : Des configurations pratiques spatiales :

I. La spatialité des corps

3. Le rôle des sens

3.1. La corporalité des actions

« La gestion du regard et les postures corporelles jouent ici un rôle essentiel. Car s’il y a

sélection concertée d'une posture ou d'un système de perspective, elle n'est médiatisée ni par les formulations discursives ni par des catégorisations ou des représentations mentales. C'est donc par le regard, les gestes et par les postures corporelles plus généralement, que les gens se rendent mutuellement manifeste quel mode de co-présence ils instaurent entre eux. » (Louis QUERE et Dietrich BREZGER, 1992, p. 94)

L’aspect très tactile des corps et des masculinités – avancée par Raewyn Connell – fait sens avec ce paragraphe. Les masculinités investissent fortement les espaces car leurs corps jouent un rôle important, comme les sens jouent un rôle important pour l’organisation tacite des corps et des interactions. Le corps est un pilier dans le fonctionnement du tissu social dans les espaces dits publics.

Tout d’abord, le « règne des apparences » est réel et entraîne une prise en compte nécessaire. Ce règne s’articule grâce aux imaginaires sociaux ainsi qu’aux catégories fictives ou réelles de la population, où chacun peut y être « ajouté ».

« Dans l'espace public, les apparences constituent la seule base d'inférence pour catégoriser les personnes et leurs activités. Comme l'écrit Sacks, « les personnes sont habilitées à supposer que les gens sont ce qu'ils paraissent. Et s'ils ne le sont pas, ce n'est pas vraiment leur problème » (contrairement par exemple, au cas de la police). Il s'agit donc pour celui qui produit les apparences de contrôler autant que faire se peut sa catégorisation par les autres,

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en orientant les interprétations qu'ils peuvent faire ou en évitant que certaines inférences possibles soient faites. Or, on peut distinguer en gros trois situations typiques d'observabilité :

[1] celle où l'agent est soumis à une observation continue des détails de son comportement, comme dans une interaction focalisée par exemple : l'identification par les autres de ce qu'il fait ou s'efforce de faire à une certaine temporalité (rétro-prospective) ; et elle repose sur le caractère temporel de l'observabilité de son action (au sens où celle-ci émerge à la visibilité à travers sa temporalisation) ;

[2] celle, au contraire, où l'agent est inclus dans le champ d'une vision périphérique, qui relève davantage d'une surveillance des apparences normales de l'environnement que d'un regard focalisé intéressé à identifier des événements, des actions ou des personnes ;

[3] celle, enfin, où il est l'objet de coups d'œil furtifs, qui prennent acte de sa présence dans l'environnement et procèdent à une certaine identification de ce qu'il est et de ce qu'il fait. » (Ibidem, p. 95)

Chacun de ces vis-à-vis produit un effet sur les agents, être l’observateur ou se sentir observé peut engendrer des conduites particulières. Ces actions font directement partie de l’agency propre à chacun, tout le monde ne se pourra pas être en mesure de soumettre un autre individu à une interaction focalisée. Les théories bourdieusienne refont surface, ces actions de sanctions, de contrôle sont actées par ceux se sentant légitimes de les produire : ce n’est donc qu’une partie de la population.

Et que cela soit dans la position de l’observé·e ou de l’observant·e, les actions sont productrices de gestuelles bien particulières. L’exemple dont les auteurs se saisissent est celui du « coup d’œil » si banal dans les temps de marches urbaines : « Dire de ce coup d'œil unique qu'il est normatif, ou qu'il est pris normativement comme « condition de l'action concertée », veut dire qu'il est considéré comme devant suffire, s'agissant d'acquérir l'information requise pour traiter la situation. Répéter le coup d'œil, ou le transformer en un regard plus long, manifeste qu'on porte un intérêt particulier à ce qui est regardé, qu'on le trouve étrange ou digne d'attention, ou à la limite qu'on sollicite un statut de participation. Il faut alors parfois modaliser le coup d'œil, de telle sorte qu'il apparaisse comme faisant partie d'une activité banale de sondage de l'environnement. » (Louis QUERE et Dietrich BREZGER, 1992, p.96). Le temps accordé à telle ou telle actions signifie quelque chose, ici le regard permet la définition des rapports, entre l’intérêt et la mise à distance : « D'une certaine manière, le regard furtif et le coup d'œil rapide constituent les principaux supports de cette distanciation. Du fait qu'ils représentent un regard focalisé, ils manifestent une attention à l'autre, voire une reconnaissance comme personne ; mais par leur brièveté, ils manifestent en

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même temps à celui qui est regardé qu'on ne cherche pas à réduire son indétermination sur un autre mode que celui d'une saisie typifiante de sa personne et de son activité, ou qu'on ne sollicite pas de participer à ce qu'il est en train de faire, de penser, de vivre. Ce qui implique que toute identification se fait alors uniquement sur la base des apparences standardisées des personnes et des comportements. » (Louis QUERE et Dietrich BREZGER, 1992, p. 96). La vue est le sens fondamental, elle établit l’état d’esprit des individus selon les contextes, elle est une base pour établir une confiance en autrui : « Comme l’écrit Giddens36, l’inattention civile délivre un message du genre : «you may trust me to be without hostile intent ». Cette confiance de base engendre ce qu'il appelle une « sécurité ontologique », c'est-à-dire un sentiment fondé sur un « sens de la fiabilité des personnes et des choses », sur une « confiance dans la continuité » de l'environnement social et matériel. Son absence signifie la paralysie: «If basic trust is not developped or its inherent ambivalence not contained, the outcome is persistent existential anxiety. In its most profound sense, the antithesis of trust is thus a state of mind which could best be summed up as existential angst or dread» (Giddens, 1990, p. 100) » Louis QUERE et Dietrich BREZGER, 1992, p. 99). Les petits gestes du quotidien sont les vecteurs des ambiances des lieux. L’environnement des individus dépend de la morphologie de l’espace et des signes mis en place, ainsi que les actions des acteurs présents, mais aussi absents – puisque l’absence est remarquable tout autant que la surpopulation.

3.2. Exemple de la gestuelle de la transgression

La qualité d’analyse, que fournissent les attitudes ou des gestes des individus, a déjà été démontrée avec les exemples de transgressions par exemple. Ces transgressions sont matérialisées et c’est seulement une fois actées qu’elles remplissent leur nature discursive. Le tableau « Catégories de transgressions de la norme de genre (nombre de transgressions entre parenthèses) » dans l’article de Joyce McCarl Nielsen et al est révélateur. Les actions

présentées sont celles orchestrées par les étudiants lors de leur étude.

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Tableau 2: Catégories de transgressions de la norme de genre (nombre de transgressions entre parenthèses

Une partie de ces actes peuvent être soumis au règne des apparences, ils peuvent être observables par des inconnus. Marianne Blidon se penche sur cette question d’action transgressive dans les espaces publics, dans son article La casuistique du baiser. L’espace,

un espace hétéronormatif. L’auteur rejoint les propos précédemment exposés : « Les marques publiques d’affection constituent un bon indicateur pour évaluer le poids des normes sociales et leur intériorisation dans les pratiques du quotidien. Ces pratiques sont historiquement, culturellement et socialement construites37. Elles participent des « techniques du corps »

37 Note : « Pour John Gagnon, « cinq conceptions majeures constituent les fondements de notre

conception des scripts de la sexualité : 1) les conduites sexuelles sont entièrement déterminées historiquement et culturellement ; 2) leur signification ne réside pas dans le décryptage de l’activité corporelle des individus ; 3) la science sexuelle est historiquement et culturellement déterminée ; 4) dans toutes ses dimensions, la sexualité est acquise, entretenue, désapprise et organisée par la structure sociale et la culture ; 5) enfin, le genre et la sexualité sont des conduites qui font l’objet d’un apprentissage et ils entretiennent des liens différents selon les cultures. Il est important de rappeler à cette occasion que, dans cette conception, toutes les conduites sont scriptées et que la théorie des

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(Mauss, 1935) et de la discipline des pratiques corporelles (Elias, 1969 ; Foucault, 1976). Elles sont donc un révélateur de ce qui est socialement faisable ou pas et de ce qui est publiquement montrable ou pas. Ce régime de (in)visibilité trace des frontières, plus ou moins poreuses, qui permettent de repenser les conditions et les modalités de l’accès de chacun à l’espace public. » (Marianne BLIDON, 2008, p. 2).

L’auteure traite un point intéressant, elle étudie les impacts des gestes d’affection comme se tenir la main ou s’embrasser selon les lieux. En plus de démontrer l’impossibilité de réaliser ces actions en toute sérénité par les populations homosexuelles par exemple, alors sous le joug des jugements violents, M. Blidon fait valoir la place du couple dans l’espace. L’auteure met en avant la production de connaissance très personnelle et individuelle des espaces qui découlent de leurs fréquentations : « Ce savoir, que l’on peut qualifier d’endogène, d’ordinaire

et de quotidien, rejoint la définition que Béatrice Collignon (2005) donne des « savoirs vernaculaires ». Il s’agit en effet d’une « construction intellectuelle et non pas seulement une praxis fondée sur l’expérience empirique » qui repose sur une « expérience ontologique de l’espace et du milieu ». Ce savoir subjectif et contextualisé est peu théorisé et rarement formalisé, mais suffisamment intégré pour être opérationnel. Or, contrairement aux représentations communes, cette connaissance fine d’un ordre spatial où la gestuelle amoureuse est permise ou pas ne suit pas la hiérarchie urbaine. Elle opère à une échelle micro comme le montre l’espace des pratiques. » (Ibidem, p. 6). Parcourir la ville a un effet sur l’individu et une des réactions est le développement d’une fine connaissance de celle-ci. Cela introduit la question des spatialités des pratiques sociales, quelles sont-elles dans le cadre des masculinités ? Comment les normes sociales agissent-elles sur les localisations des individus ?

scripts ne s’applique pas simplement aux conduites sexuelles mais à toutes les conduites sociales » (1991, 77). » (Marianne BLIDON, 2008, p. 2)

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