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2.1 « Masculinité hégémonique »

Chapitre 3 : Des configurations pratiques spatiales :

III. Justice spatiale et inégalité de pouvoir dans l’espace public

1.3. Iris Marion Young

Ses travaux ont la qualité de faire de l’individu – et des groupes – le noyau de ses recherches, alors que les théories des précédents auteurs étaient concentrées sur d’autres objets, généralement à plus grande échelle. En effet l’élaboration de sa pensée autour du concept de justice se démarque des théories de Rawls et de Harvey, puisqu’il ne s’agit pas d’une théorie générale de la justice contrairement à la conception rawlsienne et que l’attention est portée sur les interactions entre les individus, et non pas sur une critique du système économique capitaliste à l’instar de Harvey.

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Young attache une attention particulière à dénoncer et illustrer les différents états d’injustice existants dans les sociétés occidentales, notamment par le biais des concepts de « différence » et d’« oppression ». Ce que résument avec habilité Marie Garrau et Alice Le Goff, dans l’introduction de leur article « Différence et solidarité. À propos du parcours philosophique d’Iris Marion Young. » : « C’est dans les concepts d’oppression et de différence que l’on peut trouver un fil directeur à cette pensée qui, de la phénoménologie de l’expérience corporelle à la mise à l’épreuve du paradigme de la démocratie délibérative, a cherché, d’une part, à déterminer les formes plurielles et les logiques de l’oppression et, d’autre part, à y répondre par l’élaboration d’une politique de la différence qui permette la reconnaissance des différences tout en évitant le piège de leur réification. » (Ibid, p.200).

La place de l’individu y est frappante, c’est par et pour l’individu que les travaux de Young se construisent. Le lecteur peut aussi y lire le projet de créer un modèle alternatif de communication et d’organisation entre les populations. Si son but n’est pas de créer une théorie globale de la justice, sa vision de la justice nous pousse à réfléchir à des concepts essentiels du vivre ensemble.

L’ouvrage par lequel elle livre sa pensée s’intitule « Justice and the Politics of Difference » (1990), l’auteur y livre un pilier de sa pensée : la notion différence et le respect qui lui est dédié. Ce dernier est extrêmement important pour appréhender la dimension de la pensée de Young. « Cette « politique de différence » n’envisage pas la justice comme un ensemble de

procédures visant à tenter de corriger des dysfonctionnements, mais comme un état de la société où chacun aurait intériorisé au plus profond de soi les normes de comportement nécessaires à l’élimination de l’oppression, les moyens pour parvenir à une telle situation n’étant pas précisés. À travers ce modèle, c’est une vision de la vie bonne inspirée par la critique psychanalytique de l’abjection, qui est préconisée, celle qu’on retrouve dans le concept de « political correctness », selon lequel tout contact avec l’autre doit s’accompagner d’une restriction des affects : il ne s’agit pas seulement de condamner les manifestations publiques de l’intolérance, du racisme, du sexisme ou de l’homophobie mais d’éradiquer les sentiments qui en sont à l’origine chez les individus par un conditionnement social de l’intimité. Iris Marion Young fonde donc sa conception de la justice sur la réalisation d’une culture de la bienveillance. » (Arnaud BRENNETOT, 2011, p. 128). Ce développement met en évidence le fait suivant : cette conception de la justice et de la différence implique le lecteur avec d’autant plus de force que la compréhension n’est pas limitée pas une application technique que le texte délivrerait, le but ici, n’est pas la réorganisation du système économique capitaliste ou d’un exemple de planification urbaine. Dans son ouvrage, le lecteur se trouve être affublé d’une responsabilité, ce qui transparait dans le passage de Brennetot lorsque ce dernier évoque une intériorisation de code de conduite.

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Cette notion de responsabilité, établie par Young, est le sujet de l’article de Jeffrey Reiman. L’essai que nous présente cet auteur questionne l’efficacité opérationnelle de cette notion de responsabilité en concomitance avec la notion d’i(n)justice. Il cite un passage éclairant de l’ouvrage qui expose un exemple de la conception de l’auteur sur la question :

« Because we dwell on the stage of history, and not simply in our houses, we cannot avoid the imperative to have a relationship with actions and events performed by institutions of our society, often in our name, and with our passive or active support. The imperative of political responsibility consists in watching these institutions, monitoring their effects to make sure that they are not grossly harmful, and maintaining organized public spaces where such watching and monitoring can occur and citizens can speak publicly and support one another in their efforts to prevent suffering. To the extent that we fail in this, we fail in our responsibility, even though we have committed no crime and should not be blamed. (88)” (Iris Marion YOUNG41,

In Jeffrey REIMAN, 2011, p. 741)

Pour parler des travaux d’Iris Marion Young il est souvent écrit qu’ils prennent pour sujet les « minorités » ou les « victimes » en situation(s) d’injustice(s). Pourtant il est essentiel de comprendre que la théorie de Young, à l’égard de la notion de différence, ne concerne pas seulement ces populations, mais tout individu. Cette politique de la différence est à appliquer à toutes les échelles des sociétés, des plus aisés aux plus démunis et des plus heureux aux plus malheureux car elle implique la considération et le respect de l’autre, ce qui entraînerait un meilleur fonctionnement des sociétés. Voilà en quoi le lecteur peut se sentir investi par sa lecture, en tant que membre de la société, citoyen ou non.

La place de l’individu en devient d’autant plus forte, comme l’expose Jeffrey Reiman, cette conception de la responsabilité implique nécessairement l’individu comme acteur – actif ou passif – du système lui étant contemporain. “As John Rawls wrote in A Theory of Justice: "The social system is not an unchangeable order beyond human control but a pattern of human action.”” (John RAWLS42, In Jeffrey REIMAN, 2011, p. 748). À cette conception de la

responsabilité s’ajoute l’idée selon laquelle le système – ou le fonctionnement des sociétés – peut s’avérer coercitif. L’ajout de ce caractère « coercitif », attribué à Karl Marx dans l’article, introduit la vision de Young à propos du système contemporain : “Young gets close to seeing that social structures are coercive. She says that they are objectively constraining (53-56): "social-structural processes create 'channels' for the actions of individuals, guiding and constraining them in certain directions" (53). […] She writes: "Social structures do not constrain in the form of the direct coercion of some individuals over others; they constrain more indirectly

41 Marion Young, Responsibility for Justice (Oxford: Oxford University Press, 2011), xxv -i-193 pp. 42 A Theory of Justice, revised ed. (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1999), p.88.

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and cumulatively as blocking possibilities" (55).” (Jeffrey REIMAN, 2011, p. 748-749). La vision de Young sur les interactions ou organisations sociales est donc guidée par le besoin de renouveau, celui d’un modèle alternatif selon lequel les individus ne se contraindraient pas entre eux dans leur choix de vie. Pour ce faire, l’auteur n’entame par son travail par la construction d’une théorie de la justice globale et idéale, mais au contraire par signifier les « dysfonctionnements sociaux » (Marie Garrau et Alice Le Goff, 2009, p. 210) qu’elle relève.

« Cette démarche la conduit à redéfinir l’injustice sous les catégories de domination et

d’oppression. » (Ibid, p.210).

Ce qui nous amène à exposer les catégories d’injustices qu’elle instaure. Ces formes d’injustices se scindent en cinq groupes : l’exploitation, la marginalisation, l’absence de pouvoir, l’impérialisme culturel et la violence. Voici comment Philippe Gervais-Lambony et Frédéric Dufaux explicitent ces cinq catégories :

« L’Exploitation. Liée au système capitaliste, elle correspond à l’oppression des classes sociales défavorisées, non pas seulement parce qu’elles ne bénéficient pas d’une redistribution équitable des revenus de leur travail, mais aussi parce qu’elles sont exclues des processus de prise de décision, des choix individuels de vie et de la reconnaissance de leur identité collective.

La Marginalisation. Elle concerne ceux qui ne sont pas inclus dans le fonctionnement de la société, notamment dans le monde du travail. Ces exclus de la vie sociale (vieux, mères célibataires, sans logis, sans emploi ni espoir d’en trouver un...) perdent l’estime de soi, même s’ils bénéficient d’une redistribution économique qui leur permet de survivre.

L’Absence de pouvoir — Powerlessness — (ou exclusion de la prise de décision). Elle désigne l’oppression de ceux qui, indépendamment des questions de redistribution économique, sont exclus de toute prise de décision, soit sur leur lieu de travail, soit dans leur espace de vie en général.

L’Impérialisme culturel. Il diffère des trois premières formes d’oppression car il n’est pas directement lié aux rapports au travail ou dans le travail. C’est le processus par lequel un groupe est rendu invisible : « l’universalisation de l’expérience et de la culture d’un groupe dominant et son instauration comme norme » (Young, 1990, p. 59, traduit par nous). Il passe par la désignation comme « autre ». Le groupe qui subit cette oppression est donc défini de l’extérieur, dans le même temps qu’il est rendu invisible et stéréotypé (ce qui est un paradoxe).

La Violence. Il ne s’agit pas de la violence individuelle, mais de celle faite à un groupe. Plus précisément, ce n’est pas la violence en soi qui constitue une oppression, mais le fait qu’elle devienne une « pratique sociale » envers certains groupes, pratique éventuellement

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considérée comme acceptable (dans le cas des femmes tout particulièrement, mais aussi bien sûr des minorités ethniques) parce qu’elle est simplement la conséquence de l’appartenance au groupe. » (Philippe GERVAIS-LAMBONY et Frédéric DUFAUX, 2009, p.6)

Ces catégories tendent à englober l’intégralité des manifestations possibles d’injustices. De fait, Young construit une grille de lecture que le lecteur peut utiliser par la suite. Toutefois il est important de prendre en compte les significations que l’auteur alloue aux concepts d’oppression et de domination. Certes le premier est plus souvent associé et retenu au travers des travaux de Young, ce qui peut enlever un peu de leur substance, car en aucun cas l’oppression ne substitue la domination. « La domination est définie comme contrainte institutionnelle exercée sur l’autodétermination individuelle ou collective, elle renvoie à la soumission à des règles édictées par d’autres ; l’oppression est définie comme contrainte institutionnelle exercée sur le développement de soi, elle désigne une inhibition des capacités subjectives engendrée par un ensemble de processus sociaux qui fonctionnent comme des entraves, voire comme des formes de négation des capacités individuelles. » (Marie Garrau et Alice Le Goff, 2009, p.210). Cette distinction à l’esprit, le lecteur peut noter que les explications de Philippe Gervais-Lambony et Frédéric Dufaux, si utiles soient-elles pour leur concision, ont l’inconvénient de ne pas y faire référence pour privilégier l’usage du terme d’oppression.

Cette grille de lecture des dysfonctionnements sociaux fait poindre un trait particulier de la pensée de l’auteur : les différentes logiques d’injustice se mêlent pour former un système. Elles ne sont pas inséparables puisque selon les contextes certaines n’apparaîtront pas. Mais elles ne sont en aucun cas incompatibles ou non-superposables. La pensée de Young insiste donc sur une approche multifactorielle des contextes d’injustices.

Cette caractéristique implique de considérer les situations – ou les contextes – sous un prisme multiscalaire. Ces situations sont incarnées par des individus, les individus peuvent donc être aux prises avec plusieurs logiques d’oppression et/ou de domination. Et ces derniers peuvent faire partie d’une entité plus large, comme le groupe. Cet ensemble d’individualité est aussi un pilier dans l’élaboration de la politique de la différence. Il est pourtant essentiel car il résout, selon Young, la problématique de « l’identité collective ». Sa réflexion autour de l’idée d’une identité collective est cruciale pour sa démarche scientifique : « l’enjeu consiste pour Young à

conserver une catégorie qui ne soit pas purement stratégique tout en évitant les écueils d’un essentialisme qui minimiserait les différences internes au groupe » (Ibidem, p.208). À la suite de quoi les auteurs cités ajoutent : « Elle se tourne pour ce faire vers les concepts sartriens

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de série et de groupe (Sartre 196043). La série renvoie à une collection d’individus étrangers

les uns aux autres, ne partageant ni projet ni identité commune mais en butte aux mêmes structures pratico-inertes ou, autrement dit, reliés extérieurement par une position sociale semblable qui contraint et rend possible leur action de manière similaire. » (Ibid, p.208). La sérialité permet à la chercheuse de catégoriser des individus sans avoir à établir des frontières fixes quant aux critères d’appartenance à une série, de fait les individus se retrouvant dans une série peuvent être éclectiques s’ils contractent la caractéristique de ladite série. « Par conséquent, penser le collectif des femmes via la catégorie de série permet de tenir compte de la multiplicité des situations des individus qui lui appartiennent, de n’en exclure a priori personne et d’y faire entrer les individus qui ne se pensent pas réflexivement comme membre de la série. » (Ibid, p.208). De plus la série se distingue du groupe lorsque les individus en viennent à prendre conscience de leur appartenance et à le manifester. « Ce n’est que quand

le positionnement en fonction d’une structure particulière devient l’objet d’une conscience collective et d’un projet d’action commune que la série se transforme en groupe. » (Ibid, p. 209).

La manière dont l’auteur pense les unités d’individu, de série ou de groupe permet de nommer et de manipuler des individualités sans souffrir des arguments d’une critique à l’encontre d’une certaine discrimination positive. De plus cela rend possible d’établir, de faire reconnaître et accepter les différences des individus entre eux. Le but de la politique de différence passe nécessairement par cette étape de nomination, sans quoi elle ne peut aboutir. Ce principe de discrimination positive participe au projet politique plus large et d’un point de vue institutionnel. Ce système d’acception des différences est un moyen d’inclure aux échelons institutionnels des représentants des groupes minoritaires opprimés, dans la perspective d’une politique de la différence. Ce processus de représentation des groupes, parfois largement minoritaires, est nommé « représentation spéciale ». Marie Garrau et Alice Le Goff concluent leur développement dédié à cette thématique de façon à prévenir les critiques et à introduire le lecteur plus avant dans l’élaboration du projet politique de Young : « Discrimination positive et représentation spéciale ne sont pas considérées comme des fins en soi mais conçues comme des instruments de lutte en vue d’une plus grande inclusion, laquelle doit se traduire par une participation effective à la prise de décision et à la formation d’une opinion publique diverse. En ce sens, ces politiques apparaissent comme le complément institutionnel nécessaire à une vie civique et associative active et à un débat public pluriel, qui favorise l’expression individuelle et collective de points de vue hétérogènes. » (Ibid, p. 212)

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La théorie de la justice et de la différence de Young accorde de l’importance à des notions dont l’utilisation se prête à l’interdisciplinarité, au sens où ces réflexions de philosophie politique et de sociologie peuvent être empruntées dans le cadre d’une étude géographique. L’auteur manie des notions auxquelles il est aisé d’ajouter des facteurs géographiques, comme l’illustrent Dufaux et Gervais-Lambony dans leur article : « Une approche centrée sur l’espace peut porter sur l’étude de la répartition des différentes minorités ou évaluer comment cette répartition est gérée et vécue par les différents acteurs, contribuant ainsi à ouvrir les yeux sur des formes d’oppression peut-être masquées par l’universalisme, qui prétend ne voir que des individus égaux en droits, et ne permet pas de saisir de nombreuses formes de discrimination.. » (Philippe Gervais-Lambony, Frédéric Dufaux, p.6-7). Ce n’est pas sans

raison qu’Iris Marion Young est une des auteurs majeurs quant à la question de la justice dans le monde de la recherche géographique. L’élaboration du concept de justice spatiale et son déploiement dans les courants de recherche peuvent tout à fait utiliser la grille de lecture que sa théorie fournit, sans pour autant que cette dernière élabore le concept à proprement dit de justice spatiale.

Bilan :

Les théories jusqu’ici exposées permettent au lecteur de prendre la mesure de certaines des théories de la justice les plus influentes, qui ont formé une base pour le développement du concept de justice au sein de la discipline géographique. Ces trois auteurs auront permis d’aborder d’autres notions, souvent complémentaires ou subsidiaires au concept de justice. Les théories se basent sur des définitions de justices soutenues par des concepts comme l’égalité, l’équité, le pouvoir, les biens (idéels ou matériels), la communication ou l’organisation sociale. Il est donc intéressant de comprendre comment les géographes se sont emparés des différentes théories et du concept de justice pour le mêler à leur domaine d’étude central, c’est- à-dire l’espace.