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Attribuer au concept de genre la qualité d’outil critique dans le champ théorique s’est aussi rappeler son utilité dans des champs plus « pratiques », au sens opérationnels. Les études et les recherches sur le genre peuvent avoir des retombées réelles, comme des politiques ou des lois, ou encore des projets citoyens, urbanistiques, etc. Cette opérationnalité fait de ce concept un outil apprécié, puisqu’il se réfère directement au principe féministe prônant une amélioration concrète des conditions de vie des femmes, et pas seulement une prise de conscience de leur oppression.

Si les exemples de l’utilisation du genre comme outil opérationnel se réfèrent au premier abord aux inégalités genrées hommes/femmes présentes dans la société, ce ne sont là pas les seuls contextes de son emploi. Car dans ce contexte, les individus touchés par ses inégalités sont largement pensés en tant qu’individus cisgenres. En effet, les études des populations Lesbienne, Gaies, Bis, Transsexuelles et Intersexes font aussi parties des champs d’actions du genre : certes au travers d’une focalisation autours des thèmes de la sexualité mais pas

10 J. Butler, « Imitation and gender insubordination », communication au colloque sur l’homosexualité

organisé à l’université Yale en 1989, repris dans D. Fuss (ed.), Inside/Out. Lesbian Theories, Gay

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uniquement, puisque ces populations sont aux prises – au même titre que les autres – avec les rapports sociaux de sexes.

La géographie humaine et sociale se trouve être un champ dans lequel le genre peut pleinement se déployer, ce que démontrent de plus en plus d’auteur·e·s, que cela soit dans leur travaux personnels ou dans des revues spécialisées. Par exemple :

« L’intérêt du genre, lorsqu’il est considéré comme une catégorie relationnelle, est de montrer

que l’espace urbain est le produit de la relation entre masculinités et féminités (et pas seulement entre hommes et femmes), ce qui suppose l’examen des espaces physiques mais aussi symboliques et politiques que les femmes occupent dans la ville. On peut penser que les femmes et les hommes, compte tenu de leurs positions respectives, reproduisent et même façonnent des espaces différents mais, en même temps, des espaces marqués par les inégalités. Car le genre, entendu comme un système dichotomisé et hiérarchisé entre les femmes et les hommes, se marque dans les inégalités des inscriptions des unes et des autres dans les espaces de la ville. » (Nicole MOSCONI, Marion PAOLETTI, Yves RAIBAUD, 2005, p. 24. Souligné par moi.)

Ces auteurs résument avec justesse l’esprit dans lequel se meuvent beaucoup d’études du genre en géographie. Comme ils le soulignent, l’espace – concept central en géographie – n’échappe pas à une sexuation.

Pour mieux appréhender l’emprise de la géographie sur ce thème qu’est le genre, l’entrée « sexuation » du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Jacques LEVY et Michel LUSSAULT, 2003) est éclairante : « La sexuation participe pleinement, non sans rétroaction, de la construction sociale de l’espace, ce dernier apparaissant souvent comme agent de maintien des inégalités entre femmes et hommes. La notion de sexuation réfère à la construction sociale de l’espace, processus qui intègre la dichotomie plus générale, potentiellement applicable à n’importe quelle réalité sociale, donc aussi spatiale, entre masculin et féminin. Elle renvoie à des pratiques et à des représentations spatiales et reflète des rapports sociaux entre les groupes à définitions sexuelle. Le champ sexuel apparait donc comme une des composantes de l’espace au même titre que d’autres dimensions sociologiques ou anthropologiques. ». Le lecteur comprend ainsi que l’espace fait partie

intégrante des processus de genre, ce qui amène des auteurs à penser ces deux concepts comme liés.

Le lien entre l’espace et le social étant établi, les inégalités sociales genrées interrogent les chercheurs sur de potentielles inégalités spatiales genrées. Comme le montre les travaux de Jacqueline Coutras dans lesquels la sociologue emploie l’expression « d’inégalités spatiales

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sexuées » dans son ouvrage fondateur : Crise urbaine et espaces sexués. (Jacqueline COUTRAS, 1996, p.5)

Plus récemment il est possible de faire référence à l’ouvrage La ville, quel genre ? L’espace public à l’épreuve du genre (2017, p.301), codirigé par Emmanuelle Faure, Edna Hernandez- Gonzázel et Corinne Luxembourg. Ces dernières illustrent leurs objectifs avec clarté tout en affirmant que les espaces doivent être sujets à questions :

« Les auteurs de cet ouvrage rappellent ainsi que l'espace public ne saurait être considéré a priori comme « un espace vertueux de la citoyenneté, porteur intrinsèquement vertu de l'échange interpersonnel" (Lévy Lussault, 2003, P. 360-361). L'ouvrage La ville : quel genre ?

se veut une des réponses possibles à cette mise en garde. Nous considérons en effet que l'espace public n'est pas a priori un espace de sociabilité et de liberté pour tous et toutes. De plus, appréhender les espaces publics au travers des questions de genre nécessitent de s'intéresser à la fois aux représentations et aux pratiques de ces espaces par les personnes qui en font usage, également de prendre en compte leur politique d'aménagement. » (Ibidem, p.10. Souligné par les auteur·e·s)

"Cet ouvrage n'est pas un manuel des bonnes pratiques en urbanisme et de l'aménagement du territoire. Il ne s'agit pas de fournir des solutions. Il ne s'agit pas non plus de prôner la présence des femmes dans des espaces publics spécifiques, réservés. Ce recueil invite plutôt à poursuivre nos réflexions tant scientifiques qu'opérationnelles, analyses qui permettront de co-construire une ville accessible à toutes et tous. " (Ibid, p. 14)

Ces deux citations insistent sur la réelle nature de l’espace public, pensé comme tel mais vécu différemment. Ces auteurs mettent en exergue cette divergence comme étant la possibilité d’existence des inégalités genrées spatiales. En outre l’humilité de ces propos introduit avec habilité la qualité d’« outil » du concept de genre. Le genre est bel et bien un moyen de penser et d’agir par la suite sur les espaces.

Toutefois, ce ne sont pas là les seules applications de cet outil, il apparaît que ce dernier interroge de façon récurrente des idéaux, des politiques ou des idéologies qui nous sont contemporaines. Si ces questions sont d’ordre moins opérationnel, puisque se référant à la sphère du débat public, il n’en reste pas moins que le genre remet en cause des faits sociaux solidement établis. Les auteurs cités parlent notamment des représentations et des pratiques des individus concernant les espaces, ce qui fait par exemple écho aux normes sexuelles mais aussi à des bases bien plus politiques comme la citoyenneté ou la démocratie.

Ainsi, au processus de sexuation de l’espace, il faut ajouter, comme l’affirme Emmanuel Jaurand : « un second critère non moins décisif que le premier, à savoir celui de

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l’hétéronormativité, système de représentations et de valeurs qui impose le couple hétérosexuel comme la norme sociale. » (Emmanuel JAURAND, 2012, p.73). Ce qui sera le sujet du prochain développement.

2. Rapports sociaux genrés normés