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Et dans l’urbanisme ?

Chapitre 2 : Les masculinités

II. Les individus des masculinités

1. Les hommes des masculinités

1.2. Des limites : l’âge et la couleur de peau

Etudier les masculinités ou les féminités peut être attrayant pour cette profusion d’individus impliqués dans leurs élaborations. Seulement ce panel d’individu induit un risque pour les communautés scientifique, celui d’écarter du centre de l’attention des populations ou des thématiques. Certes réaliser une recherche exhaustive, n’écartant aucun angle d’analyse, est le but vers lequel tendent tous les chercheurs et chercheuses, mais la réalité scientifique fait que pour atteindre cette exhaustivité les recherches restreignent leurs sujets d’études. Ce phénomène participe aux limites du domaine d’étude des masculinités mais ne suffit pas à justifier des impensés majeurs.

1.2.1. La couleur de peau

Les impensés actuellement mis à jour, pour les « Men’s studies », sont ceux des effets de race et d’âge. Si les effets de races sont de plus en plus connus des communautés scientifiques, leurs utilisations en tant qu’outils d’analyses ne sont pas aussi répandues. Pourtant les critiques des mouvements intellectuels post-coloniaux ont produit un renouvellement du paradigme scientifique et où beaucoup de pans du savoir ont été désignés comme savoir situé blanc, perdant ainsi le caractère universel qui leur était jusqu’alors attribué.

L’ouvrage de de Mara Viveros Vigoya, « Les couleurs de la masculinité. Expériences intersectionnelles et pratiques de pouvoir en Amérique latine », est une précieuse ressource pour comprendre en quoi l’absence des effets de races dans certaines recherches est une perte assurée pour sa valeur scientifique.

« Le titre de ce livre veut rendre visible les différentes « couleurs » de peau, le genre et de sexualité qui organisent les expériences des hommes colombiens, saper l'idée d'une masculinité abstraite et universelle, désincarnée. La métaphore de la couleur pour parler de la

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diversité, des différences et des inégalités entre hommes et masculinité est une stratégie efficace : la couleur est un signe qui transmet des messages et provoque des sensations en rapport avec la différence, met en évidence les énergies qui imprègnent notre langage, révèle nos manières d'agir et de penser face à elle. Avec ce titre, je cherche à affirmer non seulement la diversité et l'hétérogénéité des masculinités mais aussi les inégalités, les tensions, les ambiguïtés et les contradictions qui caractérisent les expériences de masculinité en Colombie, dans une société « pigmentocratique »20. » (Mara VIVEROS VIGOYA, 2018, p.22-23)

La couleur de peau est un facteur d’analyse aussi important que le sexe, l’orientation sexuelle, l’âge, etc. Cette caractéristique ne peut être écartée, l’auteur le démontre avec clarté. Et en plus d’affirmer son utilité – et la nécessité de sa prise en compte – l’auteure met en avant son rôle dans les rapports humains : « La race et le sexe/genre entretiennent ce que Wade (2009a, p.12) appelle une « affinité élective » dans les systèmes de domination et de hiérarchie. » (Ibidem, p.24.). Dans l’ouvrage un rapprochement est fait entre le groupe oppressé que constituent les femmes et les groupes opprimés représentés par les hommes de couleurs. « La comparaison entre la domination sexuelle et le racisme m’a été utile pour comprend le

traitement analogue que subissent les femmes et les sujets racisés en tant que groupes sociologiquement en situation de dépendance ou infériorisé, pensés comme particulier face à un groupe général supposé dénué d’une particularité sociale (Viveros et Gregorio, 2014). » (Ibid, p.24)

Par la suite l’auteure poursuit sa démarche, en présentant la couleur des corps à la fois comme productrice d’une expérience de vie particulière, tout en préservant cette dite expérience de toute généralisation ou essentialisation. « La notion d'expérience que j'utilise dans ce livre ne se conçoit pas comme une donnée préexistante ni comme un attribut des personnes mais comme un événement historique et discursif, collectif et individuel qui requiert une explication (Scott, 2001). Les expériences de masculinité, de négrité et de blanchité21 que j'analyse

20 Note : « Alors que le sens états-unien de la race est caractérisé par la « règle de la goutte de sang »,

qui détermine que les enfants issus de métissage sont rattachés, par convention, à la race ancestrale (ou historique) du parent appartenant à une minorité raciale (Hirschfeld, 1919, p. 20), dans la société colombienne la racialisation se manifeste plus à travers un jeu « pigmentocratique » qui traverse les frontières de classes en intégrant les différences socio-économiques. Les classes ont ainsi des couleurs de peau dans le sens où, généralement, les personnes et les familles plus dotées en capitaux (social, culturel, scolaire, économique, symbolique, etc.) sont plus « claires » et inversement, celles qui en sont moins dotées sont plus « sombres » (Urrea, Viáfara et Viveros, 2014). » (Mara VIVEROS VIGOYA, 2018, p.23)

21 Note : « Blanchité et négrité sont les transpositions de l'anglais Blackness et Whiteness, construite

avec les mots blancs et noirs et le suffixe « ité" (comme dans francité) ; le premier a commencé à s'imposer en français, le second pas encore. Ces notions permettent d'abord le blanc et le noir comme des couleurs de peau produites socialement correspondant à des positions hiérarchiques distinctes dans l'espace social – le blanc étant la couleur dominante et donc l'étalon à partir duquel les autres couleurs sont produites, marquées et classées. » (Ibidem, p.25)

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doivent être comprises comme des événements historiquement situés nécessitant une explication particulière (celle du caractère spécifique de la réalité matérielle et de leurs implications) et qui, en même temps, produisent de nouvelles explications à partir d’une conscience spécifique de cette réalité. Comme le souligne Patricia Hill Collins (1989), l'une des principales théoriciennes du Black Feminism il n'y a pas de pensée sans expérience ; c'est pourquoi il faut considérer que les expériences engendrent une façon particulière d'interpréter les réalités vécues. » (Ibid, p.25). Cette réflexion sur l’expérience de vie que procurent les

différentes couleurs de peau s’appliquent à la fois au sujet cherchant et au sujet cherché. Ces propos nourrissent la réflexion épistémologique des mouvements post-coloniaux sur les savoirs dits blancs, démontrant que le corps du chercheur n’est pas détaché de la production des connaissances.

« Les propos qui suivent expriment deux points essentiels des conséquences du racisme dans les analyses scientifiques et dans la création de courants intellectuels : « Hazel Carby (1987), quant à elle, a questionné la pertinence de certains concepts, dont celui du patriarcat, pour traiter des expériences de genre des personnes noires et pauvres de surcroît. Elle observe par exemple que tous les hommes ne dominent pas toutes les femmes et souligne que le traitement différencié des hommes noirs dans un régime impérial – qui se traduit par un chômage supérieur à celui des femmes noires – montre la non-pertinence du concept de patriarcat pour expliquer pourquoi les hommes noirs n'ont jamais tiré bénéfice du patriarcat de blanc.

Alors que la stratégie féministe blanche était une stratégie séparatiste, celles des féministes de couleur a pris un autre chemin, comme le montre très bien de la déclaration du Combahee River Collective en 1974. Le « luxe du séparatisme blanc » y est récusé au bénéfice de la solidarité avec les hommes noirs puisque, comme les femmes, ils sont victimes de discrimination raciale. » (Op.cit, p.53)

La première partie de cette citation questionne les méthodes d’analyses face aux réalités qu’introduisent les effets de race, alors que la deuxième partie souligne l'importance de la couleur dans les courants sociaux, politiques et scientifiques. La couleur de peau signifie que la « blanchité » ne doit plus rester impensée, et cet attribut de « blanc » doit être pensé comme le propose l’auteure, en tant qu’expérience de vie : « Dans le cas français, Nacira Guénif- Souilamas et Éric Macé (2004) ont souligné l'existence d'un féminisme canonique insensible aux discriminations raciales qui a construit et développé sa rhétorique républicaine en opposition à deux figures parallèles : celle du garçon arabe et de la femme voilée. L’identité du garçon arabe est réduite à sa stricte dimension virile et les décrire comme sexiste et violent alors que la jeune femme qui porte un voile est identifiée à une femme soumise et aliénée.

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Pour ces deux auteurs, il importe de mettre au jour les liens entre ces figures et un imaginaire colonial persistant et réactualisé « dans l'hypermodernité individualiste et démocratique contemporaine » (p. 21). » (Op.cit, p.55)

Ainsi comme le résume Raewyn Connell : « Pour comprendre le genre, nous devons ainsi constamment aller au-delà du genre. La même leçon s'applique dans l'autre sens. Nous ne pouvons comprendre la classe, la race ou les inégalités mondiales sans constamment regarder du côté du genre. Les rapports de genre sont une composante majeure de la structure sociale dans son ensemble et la politique de genre compte parmi les principaux déterminants de notre destin collectif. » (Raewyn CONNELL, 2014, p.72)

La couleur de peau (ou l’effet de race) fait pleinement partie de l’intersectionnalité, malgré le manque d’intégration de ce facteur dans les analyses des masculinités.

1.2.2. L’âge

Dans quelle mesure l’âge est un impensé alors qu’il est l’une des caractéristiques perpétuellement reprises pour justifier le choix d’une population ? Si les travaux semblent offrir une variété assez complète des individus, en analysant les comportements des écoliers à ceux des hommes d’âge mûr, cette image est trompeuse. L’aspect générationnel entre les groupes d’individus est exploré, Charlotte Prieur et Louis Dupont le démontrent, cependant le vieillissement ne bénéfice peu ou pas de l’attention portée à son opposé – la jeunesse. Il est intéressant de citer un passage de leur « Etat de l’art » pour rappeler en quoi l’âge est un facteur primordial dans toute analyse géographique ou sociologique.

« De plus, si l’âge est vu comme une catégorie socialement construite plus que comme une variable indépendante, le rôle de l’espace et des lieux devient très important pour les gens qui y auront différents accès et différentes expériences selon leur âge ; et les espaces qui sont associés avec certains groupes d’âge particulier influenceront leurs usages. Cela signifie aussi que les personnes peuvent activement créer et résister à certaines identités basées sur une appartenance à une tranche d’âge à travers leurs usages des lieux et espaces » (Pain et al., 2001, p.151).22

Les masculinités des jeunes sont étudiées de manières différentes par plusieurs auteurs. Hopkins (2007) montre l’intérêt des expériences, identités et pratiques de jeunes hommes

22 Note: « Furthermore, if age is regarded as a socially constructed category rather than an independent

variable, then the role of space and place becomes very important as people will have different access to and experiences of places on the grounds of their age, and spaces that have associations with certain age groups will also influence who uses them. This also means that people may ‘actively create and resist particular age identities through their use of space and place. »

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croyants issus de minorités ethniques en passant en revue les travaux sur le sujet et en montrant l’originalité de ce champ :

« En s’intéressant à une population jeune dont les voix sont habituellement tues, souvent non entendues, et la plupart du temps déformées, les géographes sont idéalement placés pour comprendre, apprécier et explorer les voies par lesquels les masculinités des jeunes sont médiatisées et comment elles interagissent avec la dimension ethnique et la religion ». (Hopkins, 2007, p. 174).23» (Charlotte PRIEUR et Louis DUPONT, 2012, p. 8)

En citant ces auteurs (Pain et al. et Hopkins) les géographes reformulent l’impact de l’âge sur les manières de vivre au sein des territoires ainsi que son rôle dans le choix de la population enquêtée. L’âge ou les groupes générationnels sont à prendre en compte, cependant, leur article pointe un défaut du déploiement des études des masculinités : le peu de considération pour le phénomène de vieillissement.

« Dans ce corpus de textes, j’ai cependant remarqué la quasi-absence de questionnement du

vieillissement des hommes. Cette question semble avoir toute sa légitimité aussi bien dans l’étude des lieux et cercles de pouvoirs que dans le cadre de l’étude de masculinités des classes populaires. Où ces masculinités vieillissantes s’expriment-elles ? De la même manière existe-t-il des lieux intergénérationnels où les masculinités jeunes et moins jeunes pourraient se retrouver ? » (Ibidem, p.9)

Les Etudes des Masculinités devraient donc se saisir de ces interrogations, surtout si l’on songe aux tendances démographiques en cours en Europe. Une autre limite peut être ajoutée aux « Men’s studies », celle des masculinités des personnes à handicap. Toutefois, cette limite que je pointe est particulière : premièrement c’est un constat qui découle de ma propre expérience dans l’ensemble des lectures – car quasiment aucune mention à ces populations n’a été recensée - et deuxièmement c’est une limite de mes propres recherches bibliographiques.