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2.1 « Sexe/Genre » mais aussi « Sexualité »

2.3. Hétéronormativité : une norme pérenne

2.3.1. Dans les rapports sociaux

Jusqu’ici, il a été répété qu’être hétérosexuel(le) correspond à une orientation sexuelle spécifique : celle de l’attirance entre deux individus de sexe opposé (homme/femme). Cependant il est désormais temps de compléter cette définition et de la complexifier.

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Il s’agit ici de replacer la sexualité et l’orientation sexuelle en tant qu’éléments relevant pleinement de l’identité d’un individu et tout aussi déterminants dans leurs développements identitaires. L’hétéronormativité est une articulation à double échelle : celle de l’individu et celle du collectif. La sexualité proprement dite concerne la plus petite cellule de la société qu’est l’individu et la norme représente le cadre le plus vaste établit historiquement socialement et relevant du collectif.

Toutefois cette liaison n’implique pas un rapport de force équivalent entre l’individu et cet impératif social, ce dernier est plus puissant. L’hétéronormativité signifie à la fois la naturalisation d’une orientation sexuelle, mais aussi le poids de cette dernière au sein des rapports sociaux.

Comme il a été dit, cet impératif se donne des capacités et des droits à intervenir dans l’ensemble de la société par le biais de ces valeurs érigées en norme sociale. Chaque individu est concerné par cette valorisation par un processus que Laura Mellini nomme « présomption d’hétérosexualité ». Un concept qu’elle explique de la façon suivante :

« Aucun individu hétérosexuel ne doit se présenter en tant que tel au cours des différentes interactions de la vie quotidienne. La présomption d’hétérosexualité agit dans tout contexte et l’hétérosexualité s’impose de manière naturelle. En tant que dominé, l’homosexuel est victime d’une violence symbolique que les membres des catégories dominantes exercent sur lui. En effet, il tend à prendre sur lui-même le point de vue des hétérosexuels : (...) à travers notamment l’effet de destin que produit la catégorisation stigmatisante et en particulier l’insulte, réelle ou potentielle, il peut être ainsi conduit à s’appliquer et à accepter, contraint et forcé, les catégories de perceptions droites (straight, par opposition à crooked, tordu, comme dans la vision méditerranéenne), et à vivre dans la honte l’expérience sexuelle qui, du point de vue des catégories dominantes, le définit, balançant entre la peur d’être perçu, démasqué, et le désir d’être reconnu des autres homosexuels (Bourdieu, 1998, 130). » (Laura MELLINI, 2009, p.4. Souligné par l’auteur.)

Cet exemple illustre l’oppression de sexe qu’évoque Gayle Rubin, cette norme est un véritable impératif social. Si les populations opprimées dans ces propos sont d’une autre orientation sexuelle (ce qui est presque exclusivement le cas lorsque le concept d’hétéronormativité est convoqué dans l’ouvrage de cette auteure), cette étude prendra en compte les potentialités d’oppression vis-à-vis de population hétérosexuelle. Comme le signale Rachele Borghi dans une de ses réflexions : « Le discours hétéronormatif est agressif envers l’homosexualité, mais

aussi envers l’hétérosexualité. En prescrivant les comportements à ne pas adopter, il codifie simultanément les comportements considérés comme « normaux » et « justes ». » (Rachele BORGHI, 2012, p. 112).

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La citation de Laura Mellini introduit le concept de performativité de Judith Butler, lorsque cette chercheuse parle de « différentes interactions de la vie quotidienne », ce qui rappelle au lecteur la vision constructionniste des rapports sociaux. Il est possible de se référer à l’expression de « script » hétérosexuel pour désigner les comportements sociaux apparentés à l’hétérosexualité ainsi performée. Cette notion de script est utilisée notamment par Marcus, que cite J.K. Gibson Graham en la définissant ainsi : « She employs the more fluid image of a script as a narrative – “ a series of steps and signals” (p.390) – whose course and ending is no set. Her notion of script involves the continual making and remaking of social roles by soliciting responses and responding to cues, and in this sense she highlights the self- contradictory nature of any script and the ways in which it can be challenged from within (pp.391-402).” (1996, p.124).

L’hétéronormativité peut être analysée en tant que script que les individus suivent, et nous pouvons compléter, que les “corps” suivent. L’essai de Vulca Fidolini synthétise ce rapport du corps à la norme :

« À travers cette « pratique réitérative et citationnelle par laquelle le discours produit les effets qu’il nomme » (Butler, 2009, 16), la catégorie de sexe – et l’ordre binaire qu’elle dénote – s’est imposée en tant que régime épistémique qui organise « les relations à travers lesquelles les corps physiques sont perçus » et socialement produits (Butler, 2005, 227). Tout comme dans la théorie du dispositif foucaldien, la performativité des corps dont parle Butler permet de penser le sujet et ses actions à partir de la catégorie d’assujettissement. En effet, au lieu de voir dans la performativité l’action d’un sujet soumis à un pouvoir contraignant et répressif qui lui est extérieur, la philosophe américaine définit cette soumission en tant que condition de production du sujet. Le pouvoir ne préexiste pas à ses objets/sujets, mais plutôt il les construit ; il ne se limite pas à les renfermer mais il les produit en même temps (Foucault, 1975).

De surcroît, selon Butler, la résistance du sujet au pouvoir qui le produit est intrinsèque à la nature du dispositif. En ce sens, la capacité d’agir individuelle (agency) est envisagée par Butler comme la possibilité d’introduire une variation dans la dialectique de répétition de la norme, afin d’en modifier le sens (Butler, 2005). Dans les failles et fissures qui s’ouvrent au sein des processus itératifs de la performativité, Butler reconnaît l’espace d’affirmation d’une capacité d’agir subversive des corps (Butler, 2009). La figure du drag (travesti) est un exemple concret de la faillibilité du système de genre (Butler, 2005, 261). Ainsi, l’agency se montre

avant tout par son pouvoir de résistance et de remise en cause du système binaire des sexes et de l’ordre hétéronormatif de genre. » (Vulca FIDOLINI, 2017, p. 7-8. Souligné par moi) Ce que désigne cette dernière phrase de l’auteure est symptomatique des études sur le cadre oppressif hétérosexuel, c’est-à-dire, mettre en tension des individualités porteuses de sens au

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service de la critique de cet impératif. Ce que cite Irène Jami des travaux de Judith Butler : « Butler étudie l’exemple de la drag queen en reprenant le concept de female impersonation

d’Esther Newton (1972) et son interprétation de la performance, du drag et du travesti : la performance théâtrale du travestissement est subversive dans la mesure où elle dénaturalise le lien normatif entre sexe et genre et laisse voir les mécanismes culturels qui produisent la cohérence de l’identité hétérosexuelle.» (Irène JAMI, 2008, p. 214).

Le lecteur aura compris que l’hétéronormativité est un produit socialement construit et reconstruit, consciemment ou non, subi ou non, par l’ensemble des membres de la société. Son attachement à la sphère sociale n’est plus à débattre, mais il reste à dire que son inscription spatiale est tout aussi importante, et que cette dernière participe grandement à son cycle de vie.

2.3.2. Dans la production des territoires