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Et dans l’urbanisme ?

Chapitre 2 : Les masculinités

I. L’affirmation de cet objet scientifique

4. Conséquences dans les champs scientifiques

4.3. Les tensions inhérentes au domaine d’étude

Des impasses ou rugosités peuvent être soulevées dans l’étude des masculinités. Mara Viveros Vigoya en relève deux principales : l’individualisation de l’objet de recherche – c’est- à-dire la focalisation sur le masculin sans prendre en compte son aspect relationnel – et l’analyse des coûts des masculinités.

« Si le genre est bien relationnel, c'est en tant que rapports de pouvoir. On peut même dire, avec l'historienne Joanne W. Scott, que le genre est une « façon première de signifier les rapports de pouvoir » (Scott, 1988). Il ne s'agit donc pas d'envisager les hommes comme faisant partie d'un binôme symétrique mais d’historiciser et de contextualiser ces rapports inégaux pour les comprendre dans une perspective critique. Si étudier les femmes de manière séparée risque de redoubler leur marginalité, à l'inverse, travailler sur les hommes de manière isolée risque d'occulter les inégalités de genre en réunifiant leur position dominante. Pour éviter cet écueil, il faut comprendre la masculinité comme un élan au sein d'une structure et d'une configuration de cette pratique sociale qu'on appelle le genre : c'est ce qu'a proposé

15 Note : « Dans ce chapitre, j'utilise le terme « noir » comme adjectif et non comme substantif, considérant que le noir n’existe pas en soi comme une circonstance mais comme une qualité relationnelle. En revanche, quand je fais référence aux membres d'un collectif, j'utilise la capitale initiale. » (Op.cit, p.19)

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R.W. Connell (2005) il y a plus de 20 ans, en soulignant le fait qu'il s'agit d'un processus dynamique. » (Op.cit, p.13).

Si les travaux portent surtout leur attention sur le masculin, leur but est de préserver une focale assez conséquente afin de ne pas obstruer toutes les connections avec les féminins. Comme le souligne l’auteure la ligne de démarcation est identifiée par le concept de « rapport de pouvoir » incarné par et dans le genre. Cette ligne constitue une frontière, à la fois une liaison entre deux lieux mais aussi une séparation entre ces derniers.

« Le second risque renvoie aux souffrances et au coût que représente, pour les hommes, le fait de répondre – ou pas – aux attentes sociales et culturelles rigides associés à la masculinité qui détermine leur valeur sociale. Comme l'observe Christine Guillot (2012), le terrain des souffrances et des coûts masculins est miné. La plupart des travaux décrivant les normes qui oppriment les hommes adoptent une perspective très subjective et n'identifient pas clairement l'origine sociale du mal-être identitaire que peuvent vivre certains hommes non conformes à la norme. Or l'analyse de ce mal-être ne peut être seulement à partir du discours facteurs sociaux ; il convient de prendre en compte les rapports de genre entre les axes mais aussi entre les hommes. Par exemple, l'analyse des risques pour la santé de conduite associée à la virilité, tels que les comportements dangereux liés à l’alcool, la multiplication de partenaires sexuelles ou le recours insuffisant aux services médicaux, doit s'inscrire dans une réflexion sociologique plus large que la masculinité dominante, ses diverses expressions de ses effets sociaux. » (Op.cit, p.14).

Ce point est essentiel pour cette étude, car les propos de l’auteure font écho à cette entreprise. Travailler sur les coûts des masculinités par rapport à leur écart à une norme se révèle être « miné », notamment par la dérive d’oublier leur rapport de pouvoir par rapport au féminin, mais pas seulement. Dans la préface de ce même ouvrage, Raewyn Connell écrit : « Nous disposons désormais d'une riche bibliothèque d'étude sur les diverses constructions, dans le temps et dans l'espace, de la masculinité. Toutefois, comme le fait remarquer Mara Viveros, cela comporte un risque. Si nous nous représentons le monde comme une mosaïque de cultures séparées, nous risquons de tomber dans une vision statique, culturaliste et essentialiste de la féminité et de la masculinité. Succombez au stéréotype du « machisme » attribué aux hommes de la région du monde qu'on appelle communément l'« Amérique latine » peut être séduisant. Or une des vertus de ces Couleurs de la masculinité est de rejeter sans ambiguïté un tel essentialisme – sans renoncer pour autant à aborder la spécificité de cette région, de ces cultures de ces constructions de la masculinité. » (In Op.cit, p.8. Souligné par l’auteure). La recherche doit faire preuve de prudence dans l’élaboration de son objet d’étude et lors de son analyse : étudier les hommes cisgenres européens ne doit pas s’associer à un

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quelconque essentialisme malgré sa spécificité. Les tensions occasionnées par le déploiement toujours plus grand des études des masculinités ne doivent pas entraver leurs développements. L’appréhension ou la méfiance dont elle est potentiellement l’objet peut être déconstruite comme le démontre ces auteures.

Les propos de Charlotte16 Prieur et de Louis Dupont peuvent conclure cette présentation des

enjeux des masculinités, et ce faisant, raccrocher ces thématiques à une analyse géographique. Ces géographes instaurent les apports des masculinités en trois principes : « Le premier est qu’à l’origine l’étude des masculinités reposait sur une double nécessité :

celle d’entendre la parole des hommes et de se pencher sur leurs pratiques. Injonction des femmes et du féminisme : l’on ne peut entreprendre le dialogue entre les genres si l’un d’eux ne se manifeste pas. » (Charlotte PRIEUR et Louis DUPONT, 2012b, p.11)

Ces références à la « parole » et au « dialogue » symbolisent le besoin de communication entre les études, comme l’affirmaient Mara Viveros Vigoya et Raewyn Connell. Les géographes illustrent ensuite les résultats de la multiplication des travaux issus des Masculinités, entre la déconstruction des formes de l’androcentrisme et la recherche des diverses incarnations du masculin.

« Deuxième point, si les rapports de pouvoir qu’induisent le masculinisme et la masculinité

hégémonique n’ont pas disparu, force est de constater que les catégories et les prescriptions ont été déconstruites. L’étude des masculinités, comme celle des études gay et lesbiennes, est aujourd’hui de plain-pied dans le champ plus large des études sur « les sexes, genres et sexualités ». Ceci explique que la tendance actuelle soit à l’exploration des différentes manières d’être un homme (et une femme) et de le faire en s’appropriant des espaces et en performant dans divers lieux. La production scientifique française mais surtout anglosaxonne indique clairement une volonté de croiser les thématiques de genre avec d’autres dimensions sociales et culturelles. » (Ibidem, p.11)

En énonçant le pont entre les recherches sur « les sexes, genres et sexualités » et la géographie, les auteurs préparent la légitimation des masculinités au sein des études géographiques :

« Troisième point, la géographie, il nous semble, contribue substantiellement à l’étude des

genres, sexes et sexualités, par son entrée spatiale. Comme le dit si bien Francine Barthe (2009), il n’y a pas de lieux sans corps, ce dernier est même la première échelle de l’étude géographique. Ces corps ont des caractéristiques physiques et des qualités sociales et culturelles dont le sens vient du système social, mais dont l’interaction produit et reproduit le

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social dans des lieux et des situations, des mises en scène et des performances. Mais ce travail, et c’est ici la position des auteurs de ce texte, ne peut se faire, d’une façon générale, en faisant l’économie de la réflexivité, comme méthode, c’est-à-dire comme questionnement sur la production du savoir géographique. » (Ibid, p.11)

La corporéité est inévitable pour ces objets – des études sur « les sexes, les genres et les sexualités » – , aussi l’emprise des spatialités sur les corps instaure-t-elle les « Etudes des Masculinités » au sein des réflexions géographiques.

Les enjeux globaux des masculinités étant présentés, la suite de ce travail s’attellera à approfondir certains points déjà évoqués – comme le « corps », la « norme », etc. – et certaines théories – la principale étant celle de Raewyn Connell.