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2.1 « Masculinité hégémonique »

Chapitre 3 : Des configurations pratiques spatiales :

I. La spatialité des corps

2. La « publicité » des corps et leurs interactions

2.1. Les caractéristiques de la « publicité » de l’espace

L’espace public est une entrée spatiale particulière pour étudier les co-visibilités des corps. La publicité imposée aux corps dans ce type d’espace devient une source d’information pour qui est en capacité de « voir ». Marcher sur les pavés d’un centre-ville est une action engageant bien plus d’implications que l’on pourrait croire.

Pourquoi l’espace public et non pas l’espace privé ? Pour la première raison que l’espace privé n’engage pas autant d’échanges avec les corps étrangers – avec autrui – que son antagoniste. Ensuite, les propos d’Isaac Joseph seront mis à contribution pour illustrer à quel point l’espace dit public et son existence recèlent de processus sociaux bien particuliers.

« L'espace public est, en effet, le premier des biens publics, qu'on le conçoive comme visibilité mutuelle, espace de rencontre ou mise à disposition de chacun d'une attention. Comme tout bien public, c'est une co-production et le sens commun qu'il est réputé pouvoir construire ou consolider demande à être analysé de manière immanente et sur les lieux de l'action. » (Isaac JOSEPH, 1992, p.211-212)

« On sait que cette définition35 conjugue les propriétés d'un espace de circulation régie par un

« droit de visite » — l'hospitalité universelle, au contraire du droit d'accueil chez soi, ne garantissant que le simple passage sur le territoire d'autrui — et les propriétés d'un espace de communication régie par un droit de regard qui demande que toute action puisse satisfaire

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aux exigences d'une « parole » publique, c'est-à-dire de se soumettre au protocole de l'aveu et aux procédures de la justification. » (Ibidem, p.212)

Ces deux extraits sont structurés avec des expressions précises et déterminantes qui définissent les bases de la théorie auquel il s’associe. La « visibilité mutuelle », ce phénomène de « coproduction », les « lieux d’actions », le « droit de regard », les « protocoles d’aveu » et les « procédures de la justification » constituent un terreau extrêmement riche pour notre analyse des potentielles spatialisations des masculinités.

Il est intriguant comment l’analyse de petites choses ou de comportements si bien ingérés par les sociétés révèle les rapports de pouvoirs spatialisés, voilà ce que l’on peut se dire à la lecture de cet extrait : « Nous le constatons implicitement dans nos jérémiades quotidiennes sur notre modernité désenchantée : cérémonies du lien social ne sont plus ce qu'elles étaient et nous avons appris, pour ne pas désespérer, que la civilisation urbaine a emboîté le pas des sociologues et anthropologues du parler ordinaire pour redécouvrir avec eux le sens de la politesse et de « petite vénération », les échanges réparateurs de relations ordinaires en public. Il nous fallait pourtant tenter d'articuler cette sociologie des circonstances avec l'expérience concrète des espaces publics, qui nous conduit à rencontrer toutes sortes de vigiles de l'appropriation tranquille, garants de territoires exclusifs affectés tantôt un seul usage et « ciblés », tantôt à une population identifiée et « spécifique ». » (Ibid, p.213). Cette politesse, ces échanges réparateurs ne semblent pas être au cœur de l’organisation sociale et pourtant ! Isaac Joseph les associe aux phénomènes puissants d’appropriation et de contrôle.

Et avant de poursuivre dans cette direction, un temps doit être pris pour présenter la façon dont cet auteur perçoit l’espace. Ce dernier se démarque par la prise en compte de l’espace en tant qu’agent et non uniquement support des processus socio-spatiaux. Pour ce faire, l’emploi d’une métaphore liée au monde du théâtre est utilisé : « L'espace de l'ex-position de soi n'est pas l'espace abstrait ouvrait parenthèses et, encore moins, rationnel) de la délibération intersubjective. Les scénographes savent que la construction d'un récit ou d'une intrigue, la mise en scène d'un argument, fait appel aux qualités et aux ressources d'un espace considéré comme une réalité active par elle-même. [...] Selon son organisation, l’espace scénique offre des « prises » différentes à l'événement qui s'est produit ou à l'histoire qui se déroule, il construit d'une certaine manière ce qui dans le champ de l'observable, nous regarde et nous fait signe. » (Ibid, p.214). L’agencement de l’espace importe et influe sur ce qu’il s’y déroule, mais qu’est-ce que cela signifie : « Considérer l'espace comme actif, c'est donc refusé de compter sur le seul registre des apparences, sur l'obsession de l'identité visuelle et sur la fatuité de façade pour travailler « le muscle de l'imagination ». » (Ibid, p.214).

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En cela l’appréhension des données spatiales peut être très géographique, comme le démontre la suite de son essai. Y sont insérées des notions phares dans la structure des spatialités (« le seuil », le « lieu de rassemblement » et le « territoire »), toujours avec l’image du théâtre : « Le théâtre classique du XVIIe siècle sait déjà qu'un lieu commun est un espace sur lequel ouvre d'autres espaces, qu'il s'agisse un appartement privé — et c'est alors une antichambre — où il s'agisse d'un espace public — et c'est alors un seuil. Le lieu commun ce n'est pas, ou ce n'est pas toujours, le lieu du rassemblement, c'est celui de l'attente, celui qui permet de passer d'une scène à une autre en sauvegardant l'unité d'action, où le lieu des péripéties et des retournements comme ressort de l'action. Ce n'est pas l'espace lisse sur lequel se pose ou glisse l'œillade de la raison, c'est au contraire l'espace de tension, de limitation et de la délibération, le nœud comme moment de mise au point, de mise au présent ou de crise entre deux territoires où entre deux épisodes dramatiques. » (Ibid, p. 216). Ce paragraphe met en forme l’espace public sous angle singulier. Ce n’est pas un lieu de rassemblement mais un lieu de transition, et cette qualité de « transition » est soumise aux tensions que chacun est amené à gérer. Ces tensions apparaissent dans l’esprit de chacun – qu’il est possible de nommer alors d’interne – et de façon plus matérielle dans l’espace – autrement dit des tensions externes. Ces dernières sont plus courantes et plus aisément discernables dans l’imaginaire collectif puisqu’elles peuvent s’apparenter à des conflits ou des altercations, alors que leurs consœurs internes à l’individu sont moins perceptibles. Cependant elles ont bien lieu puisque l’espace public en sa qualité de lieu de transition d’un point A à un point B est un lieu de réflexion et d’adaptation. L’attitude ou l’état d’esprit que l’individu se doit ou veut adopter entre son entrée et sa sortie peut évoluer du tout au tout. C’est pourquoi l’auteur ne dit pas que c’est un espace où la raison n’est pas inutile, elle y est très utile car parcourir l’espace public c’est se confronter à des tensions. L’espace public habituellement associé à la mobilité est confronté à la rugosité avec laquelle l’esprit doit jouer pour s’adapter. Plus loin l’auteur ajoute des critiques visant les méthodes d’élaboration des territoires lui étant contemporaines. Ces critiques se joignent pour démasquer les enjeux de pouvoirs réels en train de se faire dans cet espace dit public, des effets détruisant l’une de ses caractéristiques élémentaires : l’anonymat.

« De même qu'un espace public n'est « crédible » comme espace de rencontre que s'il se constitue une certaine opacité et en créditant les acteurs d'une capacité à se définir par ailleurs, sur une autre scène, « un personnage de cinéma, c'est quelqu'un qui n'appartient jamais à un seul film, qui existe dans d'autres espaces, dans d'autres histoires compossibles ». C'est là l'impasse de la gouvernementalité et des projets de maîtrise de l'espace public : leur incapacité à concevoir les usagers d'un espace public comme des personnes de cinéma, comme des « passagers de toutes sortes de hors champ » selon la belle formule de Serge

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Daney, susceptible, comme, d'être « petits et grands, près plus loin, présents puis absents ». (Op.cit., p.216) La liberté d’être ou de ne pas être celui ou celle que l’on souhaite mais d’être assigné et catégorisé automatiquement par les regards des autres qu’évoquait l’auteur plus haut en nommant la « vigilance mutuelle ». La seconde critique importance de son essai dépeint les dérives des usages des « espaces collectifs ».

« Il faut en effet penser le vide comme lieu d'action pour ne pas retomber dans une conception de l'espace public comme espace résiduel de dégagement et, surtout, pour ne pas refaire le chemin qui a conduit les études consacrées à la gestion des espaces collectifs à se laisser enfermer dans les grandeurs de la territorialité domestique avec ces catégories de l'appropriation de l'identité et de la sécurité.

L'idée régulatrice d'un espace collectif a été formulée, il y a plus de vingt ans, par Oscar Newman. C'est celle d'un environnement défendable ou, pour reprendre la traduction de Michel Conan, « dissuasif ». Défendre un espace collectif, c'est signaler à l'étranger ou à l'intrus virtuel qui n'est pas chez lui lorsqu'il s'y aventure, multiplier les opérateurs matériels ou immatériels de communautarisation, parsemer l'environnement de dispositifs en quelque sorte « embarqués » qui disent que l'espace appartient à une communauté de résidence et se retrouve sous son contrôle. On pourra définir cet environnement tantôt comme collection d'objets, tantôt comme l'ensemble des traces sédimentées de relations pré-établies, reste que sa fonction consiste à traiter par imposition imaginaire le désordre ou le chevauchement des appartenances et des usages. Un espace collectif ainsi conçu est aux antipodes de l'espace vide comme une action. Comme un œuf, il aspire à participer à la célébration d'un phénomène

social total et, du coup, ils s'acharnent à neutraliser ou à effacer l'expérience de l'étrangeté qui est au cœur de toute rencontre dans un espace de circulation de communication. Dans cette expérience (ou de « vigilance dissociée », dit Goffman), l'alternance d'apparence normale et de situations d'alarme est constante et elle fait de l'espace non pas une enveloppe mais une « onde de pertinence en mouvement » où se déplace constamment la rupture entre prémédité et l'incohérent. La question de l'environnement se transforme alors : ce n'est plus le contexte de mon point de vue en tant qu'il serait centré ou localisé, mais les limites du supportable, la frontière délocalisée du domaine pour lequel je peux me déplacer en fermant les yeux. » (Op.cit. p.216-217. Souligné par moi). Ce long extrait expose ce contre quoi l’espace public doit se prémunir. Isaac Joseph proscrit ces processus d’appropriation illégitimes d’un espace dit collectif mais pensé sélectif, dont les méthodes de sélection peuvent être aussi nombreuses qu’injustes et violentes. Cet attribut de « vide » alloué à l’espace est preuve d’une bonne santé et non pas l’inverse, et au contraire, un espace trop plein perdrait sa qualité de public, car parasité par les appropriations insidieuses et parfois inconscientes d’utilisateurs. Pour conclure sur cette vision de l’espace d’Isaac Joseph, le lecteur peut lire dans cet extrait le lien

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entre l’espace public sain et les travaux de Benjamin Walter sur les « marcheurs » et « flâneurs ». I. Joseph se rapproche de fait avec les travaux étudiant les pratiques de déambulation, de flânerie ou les ambiances urbaines.