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Comme il a été dit plus haut, le genre doit être considéré comme un concept localisé, aussi une attention particulière devra-t-elle être accordée aux origines des diverses positionnements scientifiques.

Dans les premiers temps de pensée féministe étatsunienne le « genre » est apparu en relation avec le « sexe » (à ne pas confondre avec la « sexualité »). Ce duo genre/sexe a été le principal outil de critique vis-à-vis de la conception genrée alors contemporaine, assignant le rôle d’homme et de femme (catégorie genrée) selon le sexe de l’individu, mâle ou femelle3

(catégorie biologique). Une conception dont les portées idéologiques correspondent à des systèmes d’oppressions spécifiques, ce que combattait alors le féminisme (et ce pourquoi il lutte encore aujourd’hui). Pour l’illustrer, il est utile de se baser sur les travaux de Gayle Rubin qui développa des théories encore très intéressantes.

« La faim est la faim, mais ce qui est considéré comme de la nourriture est défini et acquis culturellement. Chaque société a un certain type d’organisation de l’activité économique. Le sexe est le sexe, mais ce qui est considéré comme sexe est également défini et acquis

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culturellement. Chaque société a aussi un système de sexe/genre – un ensemble de dispositions par lesquelles le matériel biologique brut de sexe de la procréation est façonnée par l’intervention humaine, sociale, et satisfait selon des conventions, aussi bizarres que puissent être certaines d’entre elles. » (Gayle RUBIN, 2010, p. 32-33)

Plus d’une fois dans ses textes l’auteure compare les thèmes du genre, du sexe ou de la sexualité à d’autres thèmes ou actions dans le but d’effacer la singularité qui leur est allouée. Une spécificité qui rend ces thèmes bien plus sujets à débats dont elle souligne la violence, alors que d’autres thématiques de la vie n’en souffrent pas le moins du monde.

Ces propos sont intéressants pour introduire ses positionnements car ils mettent en évidence la manière dont elle conçoit les choses. Et c’est avec une apparente simplicité qu’elle décrit son concept de « système sexe/genre » comme un outil d’analyse de la pluralité des agencements, participant de façon essentielle à l’élaboration de notre société.

Sa définition du genre est claire :

« Le genre est une division des sexes socialement imposée. Il est le produit des rapports sociaux de sexualité. Les systèmes de parenté reposent sur le mariage. Ils transforment donc des mâles et des femmes en « hommes » et en « femmes », chaque catégorie étant une moitié incomplète qui ne peut trouver la plénitude que dans l’union avec l’autre. » (Gayle RUBIN, 2008, p. 48)

« Les systèmes de sexe/genre ne sont pas des émanations ahistoriques de l’esprit humain ;

ils sont le produit de l’action humaine, historique. » (Gayle RUBIN, 2008, p. 76)

Le genre n’est pas une catégorie innée mais un produit, dont le système de parenté est une incarnation. Et ce produit ne découle pas de nulle part, il est historiquement construit.

« Loin d’être l’expression de différence naturelle, l’identité de genre exclusive est la

suppression de similitudes naturelles. Et ceci exige la répression : chez les hommes, de ce qui est la version locale (quelle qu’elle soit) des traits « féminins » ; chez les femmes, de ce qui est la définition locale des traits « masculins ». La division des sexes a pour conséquence de réprimer certaines caractéristiques de la personnalité en fait chez tout le monde, hommes et femmes. » (Gayle RUBIN, 2008, p. 49)

Dans cet extrait, l’auteure pointe un aspect important pour notre étude, en plus de définir les conséquences du genre comme agent dont le but est de séparer des corps très similaires et de supprimer des traits de personnalités selon leur appartenance genrée. La répression évoquée est tout à fait intéressante dans le cadre de ce travail, puisqu’elle focalise l’attention

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sur ce qui sera vu plus tard dans l’argumentaire : l’hétéronormativité et la masculinité hégémonique.

« Le genre n’est pas seulement l’identification à un sexe ; il entraîne aussi que le désir sexuel

soit orienté vers l’autre sexe. La division sexuelle du travail entre en jeu dans les deux aspects du genre – elle crée homme et femme, et elle les crée hétérosexuels. Le refoulement de la composante homosexuelle de la sexualité humaine, avec son corollaire, l’oppression des homosexuels, est par conséquent un produit du même système qui, par ses règles et ses relations, opprime les femmes. » (Gayle RUBIN, 2008, p. 49-50)

Ici est désignée l’importance de la sexualité produite et révélatrice du concept d’hétéronormativité, c’est-à-dire, le fait d’ériger en norme l’orientation sexuelle entre des individus de sexe opposé. Le lecteur y lit son appartenance à la pensée féministe, mise en évidence par le vocabulaire qui est employé et les idées qu’il met en forme : rejet de l’oppression que provoque ce système sexe/genre. Ce dont l’auteure se revendique d’ailleurs plus loin dans son essai : « Mon sentiment personnel est que le mouvement féministe doit rêver à bien plus encore qu’à l’élimination de l’oppression des femmes. Il doit rêver à l’élimination des sexualités obligatoires et des rôles de sexe. Le rêve qui me semble le plus attachant est celui d’une société androgyne et sans genre (mais pas sans sexe) où l’anatomie sexuelle n’aurait rien à voir avec qui l’on est, ce que l’on fait, ni avec qui on fait l’amour. » (Gayle RUBIN, 2008, p. 75-76). Ces mots exposent les idéaux de l’auteure, mettant à jour un certain militantisme tout au moins intellectuel, de part ce désir utopique de société future4.

Il est aussi très éclairant de citer5 les analyses de David M. Halperin et de Rostom Mesli dans

la préface de l’ouvrage :

« Rubin traite de l’inégalité de genre comme une norme de stratification sociale – ce qui permet de l’analyser en termes d’oppressions politique. Cela peut sembler une idée toute simple, mais elle était révolutionnaire à l’époque – et elle conserve aujourd’hui encore une grande portée. Rubin, en effet place l’origine de la domination masculine, non dans une nature présentée comme fixe ou inaltérable, ou dans une essence de la féminité ou de la masculinité, mais dans des modalités d’organisation sociale et dans des pratiques institutionnelles. Cette façon de concevoir le genre comme une catégorie sociale est, aujourd’hui encore, loin d’être

universellement admise. Ainsi le modèle de Rubin reste-t-il politiquement progressiste dans la mesure où il défie les idéologies modernes qui présentent le genre comme une hiérarchie naturelle plutôt que comme une injustice sociale – idéologies qui sont elles-mêmes liées à des

4 Par « utopique » le lecteur ne devra pas entendre un engagement personnel de ma part, mais plus un

constat fait par Gayle Rubin elle-même dans l’extrait cité.

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pratiques institutionnelles d’oppression de genre et qui fonctionnent également comme des éléments du dispositif d’oppression de genre, dans la mesure où elles font passer la domination masculine pour une donnée naturelle, indépassable et non idéologique – qui, par conséquent, ne peut pas faire l’objet d’une critique politique.

Mais le modèle de Rubin est politiquement efficace en un autre sens : en constituant effectivement le genre en construction socioculturelle, il vient légitimer le féminisme – conçu

désormais comme champ de recherche interdisciplinaire dont l’objet principal est de mener l’analyse et la critique intellectuelles de la construction socioculturelle du genre. Pour le dire autrement, le modèle de Rubin constitue un objet que le féminisme est fondé à revendiquer comme son domaine de recherche propre. Et plus encore, en formulant l’idée d’un « système

de sexe/genre », et en proposant que l’on envisage ce système comme tout aussi fondamental à l’organisation des sociétés humaines que le « système politique » ou le « système économique », Rubin a inventé les nouvelles études sur le genre et la sexualité, en même temps qu’elle en a délimité l’objet. » (David M. HALPERIN et Rostom MESLI, 2008, p. 13-14. Souligné par moi)

La théorie mise en place par Gayle Rubin propose une lecture du concept de « genre » caractéristique de son époque sans perdre sa vigueur intellectuelle, toutefois elle ne possède pas les ajouts apportés par les nombreux travaux menés à terme depuis, qui seront présentés par la suite.