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Les travaux de Judith Butler nourrissent la réflexion féministe sur le genre en y introduisant de nouvelles considérations, désormais jugées fondamentales, que cela soit pour les critiquer ou pour s’y référer. Ainsi ce développement présentera les acceptions de genre, de sexe, de corps vu comme en relation avec des jeux de pouvoirs. Son approche des systèmes de pouvoirs est d’autant plus intéressante qu’ils participent à l’élaboration d’une problématisation des normes. Cette présentation s’appuiera sur les propos d’Irène Jami et de son article Judith Butler, théoricienne du genre pour exposer la théorie du genre spécifique à l’auteure, émise

dans son ouvrage Gender Trouble. En guise d’introduction ces mots informent le lecteur des

emprises théoriques que sa théorie aborde :

« Judith Butler propose dans Gender Trouble une critique généalogique, au sens foucaldien, du genre, afin de « démontrer que les catégories fondamentales de sexe, de genre et de désir sont les effets d’une certaine formation du pouvoir » (p. 53 de l’édition française). Il s’agit de « chercher à comprendre les enjeux politiques qu’il y a à désigner ces catégories de l’identité comme si elles étaient leurs propres origine et cause alors qu’elles sont en fait les effets

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d’institutions, de pratiques, de discours provenant de lieux multiples et diffus » (p. 53). Puisque le fondement des catégories de sexe, de genre, de désir n’est pas dans la nature, alors comment rendre compte de leurs origines ? » (Irène JAMI, 2008, p. 209)

Le texte d’Irène Jami aide aussi le lecteur à faire la distinction entre les conceptions de Gayle et celles de Butler. Comme il est démontré ci-dessous, Butler approfondit la démarche de déconstruction des catégories, notamment de sexe, mais elle produit une réflexion fondamentale pour cette étude sur les masculinités puisqu’elle introduit le concept de « performance » ou de « performativité » :

« Retournant à Simone de Beauvoir, Monique Wittig et Luce Irigaray, avec lesquelles le féminisme s’était interrogé sur l’identité de femme, Butler relit « On ne naît pas femme, on le devient » ; « Les lesbiennes ne sont pas des femmes » ; « Ce sexe qui n’en est pas un » de façon aussi stimulante que déstabilisante, en se démarquant du « système sexe-genre » de Gayle Rubin (1975) : pour elle, point de ‘nature’ antérieure à la construction sociale du genre ; le sexe, comme le genre, est une catégorie construite par le discours ; en d’autres termes :

le sexe, c’est aussi (ou déjà) du genre (c’est ce que disent aussi, au même moment, mais par le biais d’autres approches, la sociologue Christine Delphy : « C’est le genre qui produit le sexe » et l’historien Thomas Laqueur : il n’y a pas toujours eu deux sexes [Delphy 2001, « Introduction » ; Laqueur 1990/1992]), et le genre est une catégorie performative, c’est-à-dire

qu’il est constitué d’actes qui imitent, recherchent la conformité à un original auquel le discours se réfère, mais qui n’existe pas. » (Ibidem, p.209-210). Souligné par moi

Le texte se poursuit par une mise en lumière de ces derniers mots : « En 1929, dans son essai intitulé « Womanliness as Masquerade », Joan Riviere cherchait à « montrer que les femmes qui aspirent à la masculinité peuvent se parer du masque de la féminité pour prévenir l’angoisse et le châtiment qu’elles craignent de recevoir de la part des hommes » (citée par Butler 2005, p. 138). Mais « qu’est-ce qui est masqué par la mascarade ? ».

Le lecteur et la lectrice se demanderont à ce stade comment je définis la féminité et où je trace la frontière entre la vraie féminité et la « mascarade ». Or je ne voudrais en aucun cas laisser entendre qu’une telle différence existe ; ce n’est, à tous les niveaux, qu’une seule et même chose, prévient Joan Riviere (id., p. 140). » (Ibid, p.210)

Cette précision quant à la définition de la « féminité » est à transposer vers le thème des masculinités. La substitution faite, le lecteur aura une clef d’analyse pour comprendre les « Women’s studies » ainsi que les « Men’s studies ». Ce concept de performance introduit le concept de corps à la question de l’identité et précise à la fois la nature de la féminité et de la masculinité comme entité plurielle.

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Les thématiques du corps, de l’identité et de la performance marquent le tournant majeur dans l’analyse de sa théorie du genre, et déploient alors les bases solides pour une définition des normes, essentiellement liées à l’hétérosexualité, à travers ce qu’Irène Jami nomme la « politique féministe du corps ».

La question du genre chez Butler mobilise le concept de corps, en tant qu’objet modulable et influençable par son environnement, qui se traduit par les lois et les discours dominants de la société.

« Comme Monique Wittig, Butler considère que la morphologie, la forme du corps, procèdent de la matrice hétérosexuelle. Mais elle quitte le cadre de l’analyse matérialiste pour adopter une grille discursive et textuelle. Le sexe, de même que le genre, est un effet, une catégorie discursive, qui impose une unité artificielle à un ensemble d’attributs ne présentant a priori aucune cohérence. La perception et le corps sont constitués par le discours à travers l’exclusion et le tabou. La critique féministe des sciences a tiré beaucoup d’inspiration de l’étude des individus (hermaphrodites, transsexuel(le)s) qui ne rentrent pas dans les catégories pour ‘déconstruire’, c’est-à-dire pour montrer le caractère discursif, artificiel et contestable de ces catégories présentées par la science comme ‘naturelles’, et ouvrir la voie de leur subversion. » (Irène JAMI, 2008, p. 212)

Le concept de « sexe » se voit compléter par celui de « corps », permettant ainsi d’intégrer cette performativité qui attrait au comportement des individus. Elle accorde par la suite une importance particulière à l’action des individus, comme agent normatif ou discursif selon leur(s) modèle(s) de conduite(s).

« Butler définit le genre comme « un ensemble d’actes répétés, dans les limites d’un cadre

régulateur extrêmement rigide ». Elle se réfère au Foucault de Surveiller et punir (1975) quant à la formation des subjectivités par des régimes discursifs disciplinaires : les discours médicaux et psychologiques ont construit l’identité sexuelle comme la représentation naturelle du sexe biologique, les signes secondaires et les pratiques de l’identité sexuelle comme partie intégrante de l’identité de genre ; ces codes de signification sont autant de répétitions et de citations de la loi hétérosexuelle dans un contexte donné de pouvoir. La performance de genre est donc « la technologie grâce à laquelle toutes les positions de genre (hétérosexuelle comme homosexuelle) sont produites » (Beatriz Preciado, citée dans Bourcier 2001). » (Irène JAMI, 2008, p. 213. Souligné par l’auteure)

Entre ces accusations de promouvoir « l’exclusion et le tabou » et d’être une « technologie » régulatrice le lecteur est en droit de se questionner sur les réalités de ces discours dits normatifs. Ce à quoi répondent les textes théoriques en analysant des exemples de discours, c’est-à-dire des marques de langage.

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« John Austin a distingué les actes de langage constatatifs (qui décrivent une situation donnée et peuvent donc être vérifiés dans la réalité) et performatifs(qui produisent l’événement auquel

ils se réfèrent, et sont donc susceptibles non pas de vérification, mais de réussite ou d’échec) (Austin 1955 ; plus longuement utilisé et discuté dans Butler 1997a). Les performatifs sont des formes de parole d’autorité où le pouvoir opère à travers le discours (ainsi : « Je vous déclare mari et femme »). Mais qu’est-ce qui permet la réussite d’un énoncé performatif ? Comment peut-il échouer à produire ce qu’il nomme — que se passe-t-il, par exemple, lorsqu’une drag queen (personne biologiquement définie comme masculine qui joue, qui réalise la performance de la féminité) énonce ce qui est en apparence un constatatif : « Je suis une femme » ? Derrida se demande si un énoncé performatif peut réussir lorsque sa formulation n’est pas la répétition d’un énoncé ‘codé’ et itérable. L’efficacité de l’énoncé performatif tient à ce que celui-ci fait écho à des actions antérieures ; elle s’acquiert à travers la répétition.

L’expression « C’est une fille ! » ou « C’est un garçon ! », prononcée à la naissance — ou à l’échographie, par exemple — peut être considérée comme un performatif initiatique : une invocation ou une citation ritualisée, une convention de genre, qui inaugure un processus de ‘gendérisation’ en référence à des idéaux hétérosexuels régulateurs (et impossibles à incarner) de la féminité ou de la masculinité. » (Irène JAMI, 2008, p. 213-214. Souligné par moi)

Ce point est fondamental au sein de cette théorie de genre, le langage est une source de construction des catégories et des identités qui en découle. Ce point est d’autant plus important qu’il ouvre une perspective essentielle à cette étude des masculinités, comme un moyen d’analyser des actes producteurs de l’hétéronormativité.

« Si les identités de genre sont construites et constituées par le langage, cela signifie qu’il n’y

a pas d’identités de genre qui précèdent le langage. Ce sont le langage et le discours qui ‘font’ le genre. Les actes de genre ne sont pas ‘performés’ par le sujet, mais ils constituent de façon

performative un sujet qui est l’effet, plutôt que la cause, du discours. Puisqu’il n’y a pas de corporalité antérieure à son inscription culturelle, le sexe, comme le genre, peut être réinscrit, de façon performative, de façon à accentuer sa facticité (son caractère construit). On peut semer le trouble en ‘jouant’ (to act) le genre de façon à attirer l’attention sur le caractère construit des identités hétérosexuelles qui se présentent comme ‘essentielles’ et ‘naturelles’. Le genre est toujours une forme de parodie, mais certaines performances du genre comme le drag sont plus parodiques que d’autres dans la mesure où elles révèlent implicitement la

structure d’imitation et le caractère contingent du genre. Ces réinscriptions, ou re-citations, comme Butler les appellera dans Bodies That Matter, constituent la « capacité d’agir » (agency) du sujet dans les limites de la loi, en d’autres termes, la possibilité de subvertir la loi à des fins politiques radicales. » (Irène JAMI, 2008, p. 214. Souligné par moi)

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Ce passage illumine la conception de performativité constitutive au « genre » de Judith Butler, elle permet ouvrir la porte vers les questions d’inégalités entre les individus, en évoquant la« capacité d’agir » d’un sujet, ce qui fait référence à la conception des inégalités énoncée par Jacqueline Coutras.

Le genre, au sens dont les travaux de Judith Butler l’exposent, offre aux études féministes des bases de réflexions qui formeront des concepts solides dans les études des féminités ou des masculinités, et surtout, serviront terreaux6 à la théorie queer.