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Et dans l’urbanisme ?

Chapitre 2 : Les masculinités

I. L’affirmation de cet objet scientifique

2. Du masculin aux masculinités

2.1. Présentation

L’idée d’étudier le masculin s’est imposée à la suite des avancées des féminismes, si la diversité des féminités commençait à être reconnue, la diversité du masculin interrogeait. La forme du masculin mise en avant par les différents mouvements se rattachait au régime d’oppression qu’est le « patriarcat ». Cette identification de cette forme du masculin en tant

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qu’oppressive a provoqué l’intérêt scientifique sur la nature du masculin et de ses potentielles incarnations. Jusqu’alors les masculinités n’avaient pas ou très peu été étudiées dans l’optique d’une démarche scientifique relevant des rapports de genre. Or le genre étant un outil/concept profondément relationnel, il semble qu’une juste appréciation des rapports genrés nécessite une connaissance des différents pôles.

« Les sociologues Anne-Marie Daune-Richard et Anne-Marie Devreux ont souligné avec pertinence que pour comprendre complètement le fonctionnement d’un rapport social, il fallait analyser « ce qui amène chacune des deux catégories en présence à tenir la procession dans laquelle elle est par rapport à l'autre ». En ce sens, elles ont justifié l'importance d’analyser « les pratiques, les représentations de mode d'insertion des hommes dans les différents champs de la société » (Daune-Richard et Devreux, 1992, p.23). » (Mara VIVEROS VIGOYA, 2018, p.41)

Les « Men’s studies » ne résultent donc pas de la volonté de certains chercheurs de défendre les hommes contre les avancés du féminisme, mais d’apporter des connaissances et des moyens de compréhension d’enjeux sociaux essentiels pour toutes les sciences sociales, y compris pour les courants féministes. Le champ d’étude étant légitimé, il est possible d’en venir au cœur du sujet : qu’est-ce que le masculin ou les masculinités ?

Si le recours à l’imagerie ou au discours associé à une posture masculine est une action quotidienne, la multiplication et l’accumulation des données liées au masculin par les sciences sont telles que comme le souligne Wesley D. Imms : « Given these diverse accounts, it is unsurprising that there is no widely accepted definition of masculinity that helps to clarify its application in social settings such as schools. Is masculinity innate or a product of society? Is it predetermined or actively constructed? Is it an entity to be worn, like an overcoat, or is it embedded, through daily practices, in boys’ very “beings”? How can we, as educators, use such a range of theories to help us better understand boys’ issues in schools? » (Wesley D. IMMS, 2000, p.155). Ces propos établissent les principaux questionnements, bien que centrés dans un contexte particulier, celui de l’établissement scolaire. Comment comprendre les rapports sociaux de sexe sans être en possession de ces interrogations, voilà à quoi tentent de répondre les études des masculinités.

Dans ce même article l’auteur résume la conception majoritaire des masculinités en quatre points : « The multiple-masculinities approach has four key characteristics. First, masculinity is a multiple entity. It is not homogeneous or reducible to a set of simple characteristics. Second, gender is constructed by individuals as well as by societal forces. Individuals do not automatically adopt predetermined gender roles; they are continually active in building, negotiating, and maintaining perceptions of their gender. Third, gender is a relational construct.

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Boys and men do not construct their versions of masculinity apart from the influences of femininity or other men. Fourth, multiple masculinities diversify hegemonic power structures, rendering them more accessible to rehabilitation. » (Ibidem, p.159).

Encore une fois, l’héritage du féminisme est visible au travers d’une lecture relationnelle des masculinités entre elles, mais aussi avec les autres constructions genrées existantes : « This approach provides a promising environment for analyzing masculinity, and it provides a framework for interpreting the interactions of men with men, men with women, and men with society. Whereas some past studies lacked credibility because they treated men as a unitary, homogeneous body (for example, Skelton, 1994)12, this approach frees boys from a limited definition of gender and gives credit to their attempts to negotiate individual versions of “manliness.” » (Ibid, p.159).

L’auteur introduit un fait essentiel des masculinités : la superposition des « façons d’être masculin » chez les individus. Les masculinités ne sont pas des identités relevables et attribuables à des corps mais des façons d’être qui peuvent tout à fait varier dans le temps. Comme le souligne Raewyn Connell : « Il est clair, depuis travaux de Juliet Mitchell et de Gayle Rubin dans les années 1970, que le genre est une structure une grande complexité interne, au sein de laquelle différentes logiques se trouvent superposées. C'est là en fait d'une grande importance pour l'étude des masculinités. Toute masculinité, en tant que configuration de la pratique, est simultanément positionnée au sein de plusieurs structures de rapports sociaux, qui peuvent suivre différentes trajectoires historiques. Aussi la masculinité, comme la féminité, encourt-elle toujours le risque de contradiction interne et de la perturbation historique. » (Raewyn CONNELL, 2014, p.69).

Cette conception d’une masculinité labile et multiple dans le temps pour un même individu n’est pas sans défauts ni limites :

« First, theorizing does not encompass nearly the range of masculinities that may exist, as masculinities are flexible and continually changing. One current limitation is, therefore, a lack of ethnographic data to further our understanding of the concept.

A second limitation is (illogically) a current tendency to treat individual males as having or enacting a single masculinity. Overly influenced perhaps by feminist hegemonic theory (see, for example, the categorizing of male teachers in Mac and Ghaill, 1994), the field has fixed on hierarchies of masculinities, creating an extraordinarily limited view of a complex social phenomenon. Such a hierarchical approach does little to recognize male mobility between masculinities at different times and places in reaction to varying stimuli. In short, multiple

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masculinity theory currently lacks an account of intramasculinity mobility. » (Wesley D. IMMS, 2000, p.159-160).

À la suite de ces deux constats l’auteur expose les objectifs à atteindre pour les études des masculinités : « Pro-feminist masculinity theory needs to explore mobility between masculinities. The tensions among men’s ideas and values, far from being the enactment of hegemonic masculinity, might become the basis for mediation among masculinities and make possible men’s acceptance of “the other.” It opens the door to studies of how the epistemology and pedagogy of specific school subjects might facilitate antihegemonic practices. » (Ibidem, p. 160).

Wesley D. Imms propose donc une synthèse intéressante des enjeux propres aux développements des masculinités comme objets de recherches, en pointant à la fois les avantages et les inconvénients. Cependant il s’avère que de nombreuses études ne s’extraient pas de cette vision hiérarchique des incarnations des masculinités, une vision qui selon l’auteur réduirait les apports scientifiques de telles études. Car cette vision est à la base de son développement : les relations de pouvoir entre les individus, comme le démontre des propos récents d’une figure de ce champ disciplinaire :

« Comme le montre Mara Viveros, il existe une tradition féministe de réflexion sur les hommes qui est à la fois active et compliquée. La dernière génération à analyser les différentes manières dont sont construites les masculinités avec une floraison d'enquêtes tant sociales et culturelles que psychologiques, menées aussi par des hommes que par des femmes.

Ces recherches ont établi qu'il existe non pas une masculinité unique qui serait inscrite dans nos gènes mais une pluralité de masculinité que dessine et redessine histoire. Certaines de ces versions occupent une position centrale, hégémonique, articulée relation ordination sociale des femmes ; d'autres sont marginalisées ou renvoyées dans l'abjection. Des compositions et des implications complexes apparaissent au gré des déplacements dans l'ordre du genre. Dans certaines circonstances, les personnes dotées de corps de femmes peuvent incarner la masculinité ; dans d'autres, la féminité peut être incarnée dans des corps d'hommes. » (Raewyn CONNELL, In Mara VIVEROS VIGOYA, 2018, p. 7-8).

Il reste que les relations de pouvoir entre les individus et les incarnations de la masculinité sont les sujets majoritaires encore aujourd’hui. Les arrangements hiérarchiques entre les configurations pratiques des socialités masculines sont au fondement de la légitimité du champ d’étude, et ce discours est puissamment relayé par son auteure : Raewyn Connell. Ce type d’approche focalisée sur le système hiérarchique peut être introduit avec les mots de Mara Viveros Vigoya : « Comme pour les différentes expériences du sexisme vécu par les femmes, les différences de classes, d'ethnicité ou de race, d'orientation sexuelle et d'âge

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traverse la catégorie « hommes » et distribue entre les coûts et les bénéfices de manière inégale (Connell, 2005). Reste que les hommes dans leur ensemble bénéficient des dividendes assurés par la société patriarcale, c'est-à-dire des avantages qu'ils tirent en tant que groupe de la subordination des femmes. » (Ibid, p.15). Cet extrait informe des relations potentiellement oppressives des masculinités entre elles, sans négliger que ces masculinités oppressantes ou oppressives sont à même d’être oppressives pour la féminité. Cet ajout permet à l’auteure de montrer à ses lecteurs qu’elle ne perd pas de vue ce fait essentiel aux féminismes.

Malgré les remarques évoquées par Wesley D. Imms sur les pertes qu’engendre la focalisation des textes sur l’aspect hiérarchique, cette démarche fournit un cadre d’analyse suffisamment complet et poussé, en plus d’être repris par un très grand nombre de communautés scientifiques, pour être utilisé dans ce cadre de cette étude.

2.1. La vision de Raewyn Connell

Sa conception des masculinités met en valeur le caractère relationnel des masculinités, à la fois entre hommes et entre les femmes : « L'important, pour Connell, n'est pas de parvenir à une définition plus ou moins concluante de la masculinité mais plutôt de se concentrer sur l'analyse des processus et des rapports à travers lesquels hommes et femmes déploient une existence organisée par le genre. » (Mara VIVEROS VIGOYA, 2018, p.44).

Les travaux de Connell sont d’autant plus fondateurs qu’ils surviennent pour combler un manque quant aux travaux de conceptualisation des masculins. Un vide préjudiciable pour toute analyse scientifique basée sur les rapports sociaux de sexe. « Dès le début de ses recherches universitaires, Raewyn Connell, qui s'appelait alors Robert William Connell, avance que les principaux courants de recherche sur les masculinités n'ont pas réussi à produire une connaissance cohérente parce qu'ils ne les ont pas intégrées dans la structure plus large du genre « comme mode d'ordonnancement de la pratique sociale » (1997, p. 35), et parce qu'ils n'ont pas pensé à la masculinité « comme un lieu au sein des rapports de genre, un ensemble de pratiques par lesquels des hommes et des femmes s'engagent en ce lieu, et les effets de ces pratiques sur l'expérience corporelle, la personnalité et la culture » (2014 b, p. 65). » (Ibidem, p.43)

Outre le fait d’ancrer les analyses dans une intersectionnalité, ces propos affirment le rôle du « genre » dans la pensée de Connell. Ce qu’elle confirme dans l’introduction de l’ouvrage « Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie » lorsqu’elle établit les limites et les enjeux d'une définition de la masculinité : « La « masculinité » ne constitue pas un objet homogène à partir duquel une théorie générale pourrait être élaborée. L'analyse de ces tentatives permet

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toutefois de produire un savoir sur les enjeux. Si l'on élargit l'angle de vue, on peut voir la masculinité non comme un objet isolé, mais comme un élément au sein d'une structure. Il est ainsi nécessaire de rendre compte de la structure au sein de laquelle les masculinités sont situées. » (Raewyn CONNELL, 2014, p.59).

Les masculinités constituent un champ de recherche extrêmement riche auquel les scientifiques de tous horizons – sociologues, historiens, géographes, etc. – peuvent se référer pour comprendre les rapports humains. Certes cette intersectionnalité est une richesse mais c’est aussi une source de complexité, comme le démontre les propos de Mara Viveros Vigoya : « Pour résumer, étudier les masculinités comme le conçoit Connell, c'est explorer théoriquement et empiriquement la logique et les complexités internes des masculinités, au sein de la structure de genre et dans son rapport aux autres structures sociales telles que l’origine ethnique, la race et la classe. Cela permet d'éliminer le présupposé selon lequel la masculinité est une qualité essentielle statique et de comprendre qu’au contraire il s'agit d'une manifestation historique de construction sociale création culturelle dont la signification varie selon les personnes, les sociétés et les époques (Connell, 1997 ; Kimmel, 1997). Prendre en compte l'articulation de la masculinité aux différences ethnoraciales, nationales ou de classes comporte le risque de simplifier ces liens au point d'affirmer l’existence d'une masculinité "noire" populaire (Connell, 2014a, p. 73). Or il s'agit au contraire non seulement de reconnaître les multiples masculinités, mais aussi de comprendre les rapports qu'elles entretiennent entre elles et d'identifier les rapports de genre qui travaillent entre elles (Connell, 1997). » (Mara VIVEROS VIGOYA, 2018, p.44)

Cet extrait met en exergue deux points essentiels : le premier réside dans l’utilité de la conception de Connell pour appréhender les relations humaines de façon intersectionnelle, le second met en garde en émettant certaines limites à l’encontre de cette démarche. Cette prise de conscience paradoxale, entre la richesse de cette conceptualisation des masculinités et les risques et/ou limites qu’elle peut engendrer fera l’objet de la prochaine partie de l’argumentaire.