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Sur la base des travaux menés dans l’ombre des paradigmes dominants de la sociologie électorale, on assiste aujourd’hui à l’émergence d’analyses réaffirmant la nécessaire prise en compte des contextes et territoires. Depuis une dizaine d’années environ, les analyses écologiques du vote connaissent un regain d’intérêt dans les travaux français. En effet, plusieurs travaux mêlant données individuelles et données contextuelles semblent de nouveau proche de céder aux sirènes de l’inférence individualiste40 :

« Or en imputant à des collectifs des comportements identifiés au niveau individuel par le biais de sondages atomistiques, l’écologie électorale cesse d’offrir à l’analyse ce qu’elle peut pourtant apporter de propre : une appréhension qui ne recouvre pas les seules motivations

38 « This result is not surprising since the department is, in France, the sole electoral entity that is considered as homogeneous (Bon and Cheylan, 1988, p. 7) ». Cependant, Bon et Cheylan ne justifient pas le choix du département en raison de son homogénéité, mais en raison de sa stabilité historique, de son existence administrative et socioculturelle. Ils précisent également que le département est une unité trop grande pour faire correspondre la structure sociale et la structure politique (Bon Cheylan 1988, p.23).

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Ainsi, si l’on prend l’exemple du département de l’Isère, de 1988 à 2007 (période retenue pour notre thèse), en schématisant, on observe une grande stabilité du nord du département en faveur de la droite parlementaire et du sud en faveur de la gauche.

40 L’inférence individualiste est le pendant de l’inférence écologique, pour les analyses individualistes utilisant les sondages, et consiste en l’attribution à des collectifs de relations identifiées au niveau individuel.

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déclarées par les individus à partir de réponses pré-codées mais qui tienne compte, justement, de la nature profondément sociale du vote, que cette méthode de production des données rend difficilement accessible » (Braconnier 2010, p. 37).

Ainsi, lorsque les effets de voisinage sont placés au centre de l’analyse, c'est-à-dire lorsque l’on essaye de mettre en évidence l’influence, sur les comportements politiques individuels, des caractéristiques socioéconomiques de l’environnement du lieu de résidence des individus, une assimilation forte est faite entre le voisinage et le lieu de résidence. Cette réduction empêche de prendre en considération la totalité du « portefeuille spatial » des individus, pour reprendre l’expression de Jacques Lévy (2007). Pour pouvoir réellement prendre en compte l’influence des lieux, comme des contextes – famille, amis, travail – sur le vote des individus, il est essentiel d’intégrer la totalité de ces lieux, en termes de nombre, de pratiques, de représentations et de mobilités dans l’analyse du comportement politique. De plus, même dans le cas de l’équivalence faite entre lieu de résidence et voisinage, il nous semble que l’étude de l’influence du voisinage sur les comportements politiques est fondamentalement limitée lorsque l’on ne dispose d’aucune variable mesurant l’intégration de l’individu dans son voisinage ou sa perception de son voisinage, problème qu’ont pu essayer de pallier certains travaux américains (Johnson Shively Stein 2002). De la même manière, l’application de théories faisant la part belle à la stratégie de l’électeur se heurte à un paradoxe dans l’analyse de l’influence du lieu de résidence, en s’empêchant de prendre en compte la part subie des choix résidentiels, et ce notamment pour les classes sociales les moins favorisées socioéconomiquement. C’est donc ce type d’insatisfaction qui conduit le développement d’approches dites « écologiques », dont nous proposons à présent de restituer les principales déclinaisons et les éclairages centraux.

La première tendance de ces développements récents des analyses écologiques mobilise les modèles d’analyse multi-niveaux. Particulièrement utilisés dans la science politique anglo-saxonne (Gombin 2009), les modèles d’analyses multi-niveaux cherchent à prendre en compte à la fois les variables individuelles et les variables contextuelles pour en évaluer la part relative, de façon à déterminer les moments où un contexte identique produira des effets différents selon les individus et inversement :

« Les modèles multiniveau servent précisément à modéliser [les] ou la prise en compte de la structure hiérarchique des données est nécessaire. Ils permettent en effet d’exploiter l’ensemble de l’information présente dans les données [en estimant] des paramètres à plusieurs niveaux. […] Une telle analyse […] permet d’échapper à certaines critiques

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dirigées contre les sondages, en replaçant l’individu dans son contexte (ou, plus exactement, en reconstruisant un contexte à travers des données contextuelles). » (Gombin 2009, p.5-6)

L’analyse multi-niveaux nécessite donc des données robustes dans leur construction pour pouvoir passer d’un niveau à l’autre sans problème. Anne Jadot, qui a largement contribué à importer dans la science politique française cette méthode d’analyse de Grande-Bretagne (Jadot 2002), propose ainsi de contextualiser les données de sondage au niveau le plus fin qui soit en France, c'est-à-dire au niveau du bureau de vote41. Ce niveau de collecte des données présente l’avantage de pouvoir être enchâssé dans des contextes plus larges au fur et à mesure des besoins de l’analyse, en se fondant sur le caractère « naturel » de cette hiérarchisation des niveaux42.

L’autre renouvellement des analyses écologiques accorde une part plus importante à des techniques d’enquêtes qualitatives. En effet, dans la perspective d’une prise en considération fine des contextes dans lequel évoluent les électeurs, ces travaux privilégient une démarche sociologique plus fine et compréhensive, parfois assez proche de l’ethnographie (Masclet 2005b ; Renahy 2005 ; Cartier et al. 2008). Tous ces travaux ne se revendiquent pas directement des analyses écologiques, mais ils partagent comme point commun d’avoir comme démarche d’enquête des immersions plus ou moins longues sur leurs terrains et l’utilisation d’entretiens qualitatifs, en plus de l’utilisation variable de diverses données statistiques. Certains travaux mettent l’accent sur l’intérêt des analyses contextualisées du vote qui permettent notamment de mettre en évidence l’influence des groupes primaires sur les comportements électoraux (Braconnier Dormagen 2007a)43, mais insistent également, et surtout, sur la nécessité de replacer les comportements électoraux dans leurs contextes particuliers, c’est-à-dire là où ils prennent sens – bien que ces comportements restent fortement déterminés par les caractéristiques sociodémographiques des électeurs (Rivière 2008)44. Il s’agit de s’efforcer de départager les

41 Cette proposition en faveur de la prise en compte du bureau de vote semble avoir été prise en compte puisqu’en 2009, un financement ANR a été obtenu pour le programme CARTELEC, qui se charge de collecter les résultats électoraux au niveau du bureau de vote pour toutes les communes françaises de façon à constituer un SIG.

42 « Son principeest de reconnaître comme naturelle et de tirer un avantage substantifde la hiérarchisation des électeurs, c’est à dire leur inclusion dans des lieux (géographiques) ou milieux (définis de façon plus sociétale) parfois eux-mêmes imbriqués dans une autre entité à un niveau supérieur. On recherche des effets contextuels ‘nets’, c’est à dire un impact du (mi)lieu une fois contrôlées les caractéristiques des individus. Ceci peut être compris comme une généralisation de “l’effet Klatzmann” détecté dans les années 1950 » (Jadot 2002, p.36)

43 « La famille, les amis, le travail ou le quartier constituent des environnements qui exercent leur influence sur les individus jusqu’aux portes du bureau de vote. Espaces potentiels de socialisation politique, ils peuvent constituer également des dispositifs informels de mobilisation électorale dont on ne peut pas ignorer les logiques de fonctionnement si l’on veut comprendre ce que voter ou ne pas voter veut dire dans les milieux populaires […] Lorsqu’un dimanche de scrutin, on constate que près des deux tiers des électeurs arrivent au bureau de vote accompagnés, le fait que l’acte électoral ne puisse se réduire à l’expression individuelle sur un mode individuel d’une opinion individuelle s’impose avec force à l’observateur » (Braconnier Dormagen 2007a, p.20-21).

44 « Par contre, les entretiens réalisés montrent que les différentes représentations accordées aux espaces (par exemple celle de la figure des cités et de leurs habitants) ont des traductions électorales et politiques contrastées qui sont intimement liées aux trajectoires sociales et résidentielles des habitants. C’est là que l’analyse contextualisée

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différents types de contraintes (à savoir : les déterminismes économiques, sociaux ou culturels) auxquelles sont soumis les électeurs afin de mieux appréhender la façon dont ils s’articulent ensemble dans un contexte électoral particulier. Partant du constat de la stigmatisation des « mondes périurbains » à partir des années 1990 en géographie, notamment sous la poussée du vote contestataire observable dans ces zones, Jean Rivière (2009) propose, en variant les terrains d’observation, les méthodologies d’enquête et le type de données mobilisées, une observation fine du lien entre les changements sociaux et électoraux dans ces espaces. Il met ainsi en évidence, grâce à une observation effectuée sur la longue durée, les aspirations sociales et politiques paradoxales des habitants dans un contexte de forte persistance de la domination de la structure socioprofessionnelle dans l’établissement des choix électoraux.

De plus, Céline Braconnier, qui a fourni un conséquent travail de définition des approches écologiques du vote et formulé un plaidoyer en leur faveur, propose de définir « l’approche localisée du politique » comme « une appréhension globale de ce qui fait le rapport au politique dans un milieu donné, dans les pratiques qu’il recouvre mais également dans celles qu’il génère ou rend improbable », et permettant « une compréhension fine des processus auxquels s’alimente la diversité du lien entretenu à l’institution électorale » (Braconnier 2010, p. 177). L’approche localisée du politique tend ainsi à recentrer l’analyse sur la prise en compte et la compréhension des espaces premiers de socialisation (la famille, les collègues, les voisins etc.) : le postulat de départ de cette approche localisée est de redonner de la consistance aux espaces et aux rapports réellement vécus par les individus. Ces analyses écologiques du vote insistent également sur la nécessité de croiser les méthodes d’investigation pour tenter de prendre en compte la totalité de la mesure du local : aussi, les approches qualitatives et quantitatives, comme les différents niveaux d’observation, doivent être articulées et utilisées conjointement dans une « chaîne d’études » (Braconnier 2010, p. 178), de façon à comparer et à étayer les conclusions tirées pour chaque cas d’étude et par chaque méthode.

Ainsi, s’intéresser à l’« environnement » de l’électeur permet de renouveler le regard porté sur les individus en situation de vote, en redonnant à l’électeur sa dimension sociale45. Mais au-delà

des résultats électoraux montre, en permettant notamment de (re)situer et d’ancrer les registres explicatifs pluriels des pratiques électorales là où elles ont lieu, toute sa pertinence par rapport aux analyses désincarnées et surplombantes du réel qui brisent autant la géographie qu’elles sont dé-historicisées » (Rivière 2008, p.48).

45 Comme le font remarquer Matteï Dogan et Daniel Derivry, déjà en 1986, les sondages « atomistiques » entraînent nécessairement une perte du caractère profondément social de l’électeur : « C’est dire que l’individu ne doit pas être extrait du réseau social d’interrelations dans lequel il vit. Cet être social n’existe que par rapport au contexte social, à son environnement. Et c’est précisément ce contexte qui donne sens à l’ensemble de ses attitudes et comportements. L’individu « saisi » par l’enquête par sondage, n’est rien de plus qu’une abstraction statistique. » (Dogan Derivry 1986, cité dans Braconnier 2011, p.20).

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de cette dimension sociale, il nous semble que l’apport de la géographie à l’analyse écologique du vote peut encore être approfondi. En effet, s’intéresser aux appartenances premières des électeurs, implique une ouverture aux éléments constitutifs de ces appartenances ; on peut alors envisager, comme évoqué précédemment, le contexte local, l’environnement familial mais également des notions, elles-aussi héritées de la géographie, tel que le « territoire ». Comme nous l’avons vu, prendre le parti de repenser la « dimension sociale » oblige à renouveler les méthodologies de recherche, dans la mesure où il devient nécessaire de se donner les moyens de se saisir empiriquement de la notion retenue (groupe, environnement, territoire) et donc de repenser les habitudes de recherche en sociologie électorale, largement fondées sur la technique des sondages. Ainsi, notre projet, plus spécifiquement intéressé par l’influence du territoire sur les comportements et opinions politiques des individus, propose de mener ce travail d’intégration théorique et empirique de définition d’un cadre d’analyse permettant d’aborder la notion de « territoire. Or, pour ce faire, il nous semble que la première étape nécessaire était d’intégrer des travaux de géographie, portant précisément sur la notion de territoire, ses définitions et ses apports.

III. Comprendre socialement et politiquement le territoire

L’intérêt spécifique que nous portons à la prise en compte du « territoire » dans l’explication des comportements électoraux n’est pas le fruit d’une réflexion isolée. Elle s’inscrit dans un contexte intellectuel de recherche plus large, dépassant les seules frontières de la sociologie électorale, favorable aux questionnements de la dimension « territoriale » du politique (Briquet Sawicki 1989 ; Mabileau 1993). Cette problématique de recherche, particulièrement développée dans les recherches menées par les universitaires grenoblois, se décline sous plusieurs aspects. D’une part, l’étude de la « territorialisation » de l’action publique interroge l’impact des changements d’échelle sur la problématisation (constitution des problèmes publiques, mise à l’agenda) ou la mise en œuvre (instrumentation, inclusion des acteurs) des politiques publiques, mais également les liens entre secteurs et territoires ou encore la montée en puissance des échelles urbaines et régionales (Faure Douillet 2004 ; Négrier Faure 2007 ; Douillet et al. 2012). D’autre part, les travaux d’une première « école grenobloise de géographie », fondée par Raoul Blanchard, ont largement étudié les comportements politiques en milieu alpin en décrivant évidence les correspondances entre un milieu et les hommes qui le peuplent, notamment dans les travaux Paul Guichonnet (1943) ou Germaine Veyret-Vernet (1954), ou dans la tradition de recherche plus récente, appuyée sur la géographie sociale, qui s’est lancée dans l’analyse des

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recompositions territoriales et de leurs traductions politiques (Vanier 2009). Dans la lignée de cet intérêt pluriel pour la question « territoriale », nos propres travaux tentent donc d’articuler des influences théoriques variées et interdisciplinaires.

De façon complémentaire aux analyses écologiques du vote, les travaux contemporains de géographie sociale nous ont conduit vers la construction d’une définition de la variable territoriale, malgré la multiplicité des acceptions du territoire que cette littérature scientifique est en mesure de livrer. En effet, il nous semble que l’étude du « contexte », dans lequel évoluent les électeurs, gagne à être étudiée par la focale du « territoire ». Notre parcours dans les cadres théoriques et analytiques de la géographie sociale nous a ainsi permis de dégager une définition du territoire sur laquelle s’appuient nos travaux, tout en l’articulant à une démarche méthodologique particulière.

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