• Aucun résultat trouvé

Le paradigme du Michigan et la théorie du choix rationnel : la disparition complète du groupe au profit de l’individu

Cependant, insatisfaits par le modèle de l’école de Columbia qu’ils jugent trop statique, les chercheurs de l’université du Michigan22 s’engagent dans la recherche de facteurs explicatifs plus performants. En effet, si le vote résulte avant tout et directement de déterminismes sociaux, et avec des groupes sociaux stables, les alternances entre Républicains et Démocrates deviennent des faits politiques difficilement explicables.

Les influences sociologiques du vote ne sont toutefois pas complètement récusées. Replacées dans un « entonnoir de causalité » (Campbell Converse Miller Stokes 1960), elles sont considérées comme constituant une orientation primitive, nécessairement complétée par ce qui est désormais présenté comme la variable centrale dans la constitution des choix politiques : l’identification partisane » 23. Définie comme un « attachement affectif durable à un des deux grands partis qui structurent la vie politique américaine, transmis par les parents, entretenu par le milieu social et professionnel, et qui se renforce avec l’âge » (Mayer 2010, p.85), cette notion devient rapidement incontournable dans l’analyse du vote au niveau international24. Cependant, pour reprendre les mots de P. Lehingue, reformulant une critique récurrente adressée au paradigme de Michigan, le principal problème de cette approche est de reposer sur un « raisonnement tautologique » (2011b, p.169). En effet, la stabilité observée des préférences

22

L’autre apport majeur de l’école du Michigan est d’opérer le basculement définitif de la sociologie électorale vers l’utilisation du sondage avec des échantillons probabilistes représentatifs de la population nationale, à la différence des études de l’équipe de Lazarsfeld critiquées pour leur aspect trop monographique. Leur enquête initiale de 1948 donne naissance aux ANES (American National Election Studies), qui constitue aujourd’hui l’une des plus grandes bases complètes et régulières de données électorales au niveau international, permettant de suivre les évolutions électorales des Etats-Unis depuis 1948 : http://www.electionstudies.org/

23 La notion d’identification est directement issue de la psychologie sociale : « Both reference group theory and small-group studies of influence have converged upon the attracting or repelling quality of the group as the generalized dimension most critical in defining the individual-group relationship, and it is this dimension that we will call identification » (Campbell Converse Miller Stokes 1960, p. 121).

24 L’application du paradigme de Michigan dans les pays européens notamment a eu lieu tout au long des années 1970, en suscitant des adaptations aux contextes nationaux. Ainsi, en France, l’identification partisane est remplacée par la proximité partisane ou le positionnement sur l’axe gauche-droite (Converse Pierce 1986), ce déplacement étant rendu nécessaire par le système politique français fortement multi partisan.

Aux Etats-Unis, de nouveaux travaux prolongent les analyses de l’école de Michigan, en mettant en évidence le déclin de l’identification partisane (Nie Petrocik Verba 1979) au profit d’une montée du vote sur enjeux ; hypothèse qui a ensuite été en quelque sorte précisée par les analyses sociologiques insistant sur le changement de valeurs s’opérant d’une génération à l’autre, et indiquant notamment une attention désormais accrue et soutenue des électeurs aux enjeux dits « post-matérialistes » (comme l’environnement ou le féminisme par exemple) (Inglehart 1971).

29

politiques et des orientations électorales est le fait d’électeurs largement indifférents et incompétents dans le domaine politique : le déterminisme sociologique, critiqué dans les analyses de Lazarsfeld et de ses disciples, se retrouvant ainsi finalement remplacé par un déterminisme politique.

L’ensemble de ces premiers travaux dresse ce que P. Sniderman qualifie de paradigme « minimaliste » des publics, c'est-à-dire composés de citoyens qui ne prêtent à la politique et à l’information qu’une attention minimale, qui n’ont qu’une maîtrise faible des notions politiques, et dont la stabilité des préférences et la cohérence des attitudes sont minimales (Sniderman 1998, p.123). L’intégration de « l’énigme de Simon » (ibid., p.127), c'est-à-dire de la prise de décision dans un contexte d’information limitée (1957), dans les travaux sur la formation des opinions politiques contribue à la définition d’une « nouvelle perspective » (ibid., p.124), qui accepte cet intérêt limité des citoyens pour la politique et se départit donc d’une perspective trop normative du raisonnement que devrait tenir le citoyen démocratique. La nouvelle perspective se focalise donc désormais sur la mise en évidence des processus de raisonnements qui conduisent des citoyens désintéressés à élaborer des opinions et choix, somme toute, assez rationnels par rapport à leurs intérêts, au moyen de « raccourcis » ou d’« heuristiques de jugement » sur les problèmes publics qui les intéressent (ibid., p.127). Ces approches se réclament également du « contextualisme », en raison des modifications qu’elles apportent à l’outil du sondage, pour en faire un tout cohérent qui prenne en compte la diversité des acceptions du politique aux yeux des individus interrogés.

Ce glissement vers une focale toujours plus individualiste débouche sur l’évènement de paradigme rationaliste. Fondée sur les travaux d’Anthony Downs (1957), se développe – avec un succès grandissant à partir de la seconde moitié des années 1970 (Mayer 2010 ; Lehingue 2011b) – une analyse économique du vote. L’idée initiale de Downs est d’adapter à l’analyse du vote les théories économiques néoclassiques, qui envisagent l’action des individus sous l’angle de la rationalité25. Pour le dire brièvement, selon cette approche, l’électeur détermine son comportement politique en fonction d’un objectif de maximisation de ses intérêts et de minimisation du « coûts » de cette action. Cependant, dans un monde où les citoyens ne sont que peu intéressés par la politique et où l’information politique a un coût élevé, ces analyses trébuchent sur un problème de taille : il est globalement irrationnel que les citoyens participent régulièrement aux consultations électorales (Lehingue 2011b, p. 190). Les analyses économiques

25 Signalons que l’application des théories du choix rationnel en science politique dépasse toutefois largement le seul cadre de la sociologie électorale et continue de susciter d’importantes controverses scientifiques (Favre 2010).

30

du vote se déplacent ainsi vers l’explication d’un autre phénomène : l’élaboration par les citoyens de leurs préférences politiques. Ainsi, des modèles économétriques sophistiqués cherchent dans un ensemble de variables sociales, politiques et économiques – considérées au niveau macro – afin d’isoler celles qui sont le plus prédictives du comportement des électeurs par le jeu d’analyses de corrélation et de régression. Cette recherche de de la rationalité du comportement électoral conduit ainsi à réduire le vote à une fonction mathématique, appréhendable au travers de différents indicateurs économiques et politiques, dont l’analyse est réitérée élections après élections, dans toutes les démocraties26. Plutôt que de critiquer la vocation prédictive des modèles économétriques27, nous les écartons de notre champ d’analyse pour leur cécité totale à l’égard de la dimension sociale des raisonnements et comportements politiques28.

Pour conclure ce parcours au travers de la sociologie électorale française et américaine, reprenons la liste, synthétisée par P. Lehingue (2011b, p.265), des critiques adressées à ces différents modèles explicatifs des comportements électoraux, en raison des biais qu’ils supposent. Le premier biais est constitué par « l’électoralisme » qui découle de certains modèles, trop centrés sur l’acte électoral en lui-même, ont fortement tendance à négliger les possibilités de d’investissement et de participation politiques. La deuxième critique est fondée sur la tendance à

26

Sans revenir sur le détail de l’imposante littérature générée par ce paradigme, signalons qu’une recherche bibliographique sur la base JSTOR, limitée au champ de la science politique, avec comme mots-clés « econometric model » et « elections », fournit environ 1500 références : une cinquantaine publiée entre 1954 et 1973, et plus d’un tiers entre 2000 et 2010.

27

Rappelons que forts de la justesse de la prévision du résultat des élections législatives de 1997, les chercheurs utilisant le modèle de l’Iowa n’ont pas hésité à publier dans la presse leurs pronostics pour les élections suivantes : ils prédisaient ainsi une domination de L. Jospin en 2002, et Ségolène Royal aurait dû être la première femme française à occuper la fonction présidentielle. Le modèle de l’Iowa est principalement basé sur des analyses de régression à partir des variables constituées par la côte de popularité des chefs d’Etat et la situation économique, ramenée au taux de chômage.

Sur ce point, voir Lehingue 2011b, p.193 et :

- Christine Fauvelle-Aymar, Michael Lewis-Beck, « Législatives 97. L’Iowa donne l’opposition gagnante. Deux chercheurs d’une université américaine prédisent la défaite de la majorité. »,

Libération, 23 mai 1997 :

http://www.liberation.fr/france/0101213990-legislatives-97-l-iowa-donne-l-opposition-gagnante-deux-chercheurs-d-une-universite-americaine-predisent-la-defaite-de-la-majorite

- Christine Fauvelle-Aymar, Michael Lewis-Beck, « Pour l’Iowa, avantage Jospin », Libération, 21 mars 2002 : http://www.liberation.fr/tribune/0101406973-pour-l-iowa-avantage-jospin

- Eric Bélanger, Christine Fauvelle-Aymar, Michael Lewis-Beck, « Iowa couronne Royal »,

Libération, 28 février 2007 : http://www.liberation.fr/politiques/010195289-iowa-couronne-royal 28

Nous reprenons en cela le constat établi par Nonna Mayer : « Parce que le vote est un acte social, il manifeste des régularités, des permanences, tout comme des décisions aussi éminemment personnelles que le suicide, ou dans un registre moins dramatique, le choix d’un prénom pour son enfant […] Mais c’est par abus de langage que les modèles sociologiques ou anthropologiques sont qualifiés de déterministes. Ils font seulement apparaître des prédispositions, socialement façonnées, à voter de telle ou telle manière. Elles ne se concrétiseront pas nécessairement le jour de l’élection, parce que d’autres variables entrent en ligne de compte qui tiennent à l’histoire personnelle de l’électeur et au contexte économique et politique spécifique à chaque élection, qui font du vote un choix toujours recommencé. » (Mayer 1997, p.16)

31

survaloriser la politique dans la vie sociale : d’une part, le vote pour un camp politique renverrait à la souscription par l’électeur à une partition idéologique globale, repérable et repérée, et d’autre part, ce dernier serait considéré comme « incompétent » dans le cas où les catégories d’analyse du politique seraient inintelligibles à ses yeux. La troisième critique est celle de la « réification » : en effet, cédant parfois à des facilités de langage ou à des effets des dispositifs d’enquête, les chercheurs ont tendance à étendre un peu trop promptement le caractère idéal-typique des comportements mis en évidence par l’analyse à l’ensemble de la vie politique ou des électeurs d’un même candidat ou parti29. Ces différents biais de l’analyse des comportements électoraux sont toutefois loin d’être indépassables ; le renouvellement du regard porté sur les mécanismes présidant à la formation des comportements politiques offrant un certain nombre de moyen pour y remédier.

II. La géographie électorale comme levier de « renouvellement » de la

sociologie du vote

L’ancrage de la sociologie électorale dans les techniques d’enquête par sondage accompagne explicitement l’affirmation de la science politique en tant que discipline autonome. Les évolutions paradigmatiques qui suivent ce changement se déconnectent progressivement des analyses spatialisés des comportements électoraux. Toutefois, cette fermeture théorique et empirique ne doit pas être considérée comme un abandon pur et simple. En réalité, les analyses spatialisées et attentives au territoire se déplacent, bien plus qu’elles ne disparaissent, vers d’autres champs disciplinaires.

En effet, si en science politique, on assiste à une certaine disqualification des analyses écologiques du vote au profit de l’approche individualiste, exploitant au maximum les possibilités offertes par l’instrument du sondage, les analyses écologiques demeurent particulièrement vivantes dans d’autres disciplines, notamment du côté de la géographie électorale ou de la sociologie des groupes (A). Or, ces perspectives ont permis à la sociologie électorale de « redécouvrir » la question territoriale et l’analyse écologique du vote. Récemment, plusieurs travaux et approches utilisant plus largement des techniques d’enquête plus qualitatives, ont permis d’approfondir les différents contextes dans lesquels évoluent les

29

P. Lehingue (2011b, p.265) ajoute une quatrième critique : la vision trop scolastique des chercheurs en sociologie électorale soumettant « l’électeur » à des hypothèses, ou attendant des comportements de sa part, issues de raisonnements trop déconnectés des réalités sociales et politiques. Cependant, si nous y souscrivons également, plus qu’une critique supplémentaire, cette dernière nous semble plutôt constituer une limite à tout raisonnement scientifique qui se couperait de la réalité de son objet d’étude.

32

électeurs (B). Le détour par la géographie sociale a donc été nécessaire à ce renouvellement des paradigmes dominants la sociologie électorale.

Outline

Documents relatifs