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Les conséquences empiriques d’un dialogue entre sociologie électorale et géographie sociale

En conséquence, notre questionnement de recherche porte tout autant sur la contextualisation des comportements électoraux, c’est-à-dire une façon de déterminer comment le milieu de vie – entendu au sens large : famille, quartier, voisinage, collègues de travail, etc. – influence les représentations sociales et politiques des individus, que sur le repérage des interprétations individuelles d’un même milieu de vie. Dans notre cas, le milieu de vie est entendu comme le cadre de vie local des individus, c'est-à-dire d’un ensemble de caractéristiques démographiques, sociales, économiques, historiques ou politiques qui peuvent être utilisées pour définir un espace particulier. Ainsi, nous nous concentrerons, par la suite, dans un souci d’harmonisation du vocabulaire, sur la mise en évidence d’un « effet territoire » plutôt que d’un « effet de contexte ». Il s’agit donc de mettre en évidence les interactions entre les individus et leur territoire, que celui-ci soit un territoire objectif, à-dire le même pour tous, ou un territoire subjectif, c'est-à-dire reconstruit individuellement en fonction d’intérêts ou d’usages particuliers.

Dans ce cadre, le choix d’étudier la formation territorialisée du raisonnement politique par l’intermédiaire de l’élection présidentielle peut sembler inopportun au premier abord, en raison de la faiblesse de la territorialisation de cette élection, très largement centrée sur des enjeux nationaux. Cependant, l’originalité et la pertinence du programme FJP résident précisément dans le fait d’avoir opté pour l’adoption d’une focale locale pour analyser des raisonnements et des comportements politiques dans le cadre d’un enjeu national. En effet, en procédant de la sorte, il devient possible de mettre en évidence et de comparer l’influence du territoire sur la construction de ces raisonnements et comportements politiques, « toutes choses égales par ailleurs ». En d’autres termes, bien que la nationalisation de la vie politique française soit un processus largement amorcé et les enjeux locaux tendent de plus en plus à s’effacer devant les débats sociaux et politiques du niveau national52, ces derniers n’ont pas non plus complètement disparu et pèsent encore, parfois lourdement, dans la compréhension des élections locales. Ainsi, en prenant le cadre de l’élection présidentielle, on garantit un cadrage identique, au niveau national, de la campagne, qui permettra ensuite d’étudier les potentiels « effets du territoire », qui se différencieront en fonction des zones prises en considération53.

52 C’est notamment sur la base de cette analyse que les élections régionales françaises ont été considérées comme des élections de « second ordre » : la faible régionalisation des enjeux, et l’existence d’un vote très largement influencé par l’agenda politique national constitue l’épicentre de l’idée d’une hiérarchie entre élections (Parodi 1997 ; 2004).

53 Précisons également qu’aucun des candidats de l’élection présidentielle de 2007 n’est rattaché aux points d’observation sélectionnés, ce qui écarte un possible effet notabiliaire dans l’enquête.

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Intégrer la géographie sociale dans notre réflexion nécessite ainsi, au prix d’un glissement paradigmatique, de se défaire d’une vision déterministe de l’effet du territoire dans la construction des raisonnements politiques, pour aller vers une perspective plus processuelle et constructiviste de cet effet. Dans cette perspective, la réalité des individus peut être décomposée schématiquement en deux volets, l’un objectif et l’autre subjectif, qui s’accordent donc avec les deux facettes du territoire que nous avons précédemment mises en évidence. Il nous semble que le dialogue entre l’analyse des choix politiques individuels et la géographie électorale offre de stimulantes perspectives, permettant d’intégrer le territoire dans l’étude des comportements politiques, comme l’association d’un paradigme plus individualiste aux études contextualisées du vote. En effet, le contexte local des individus et les territoires qu’ils se construisent au quotidien sont des éléments propres à fournir aux citoyens des points de repère dans l’univers politique : le décodage et la mise en relation de ces éléments territorialisés d’orientation politique nous semblent donc utilement compléter les différents instruments cognitifs mobilisés par les individus, dans le cadre de contextes particuliers, lors de la construction de leurs raisonnements politiques. Comme nous avons eu l’occasion de le montrer, sociologie et géographie électorale ne forment pas un couple uni est sans histoire : la première s’est longtemps construite sans (voir contre) la seconde, et reste encore aujourd’hui relativement hermétique. S’il est possible – et souhaitable selon nous – de faire dialoguer sociologie et géographie pour comprendre les comportements et les opinions politiques des individus, ce dialogue n’a rien d’évident, notamment dans le contexte actuel d’une mise à distance de plus en plus importante de l’analyse du vote de la sociologie, au profit d’un rapprochement avec les approches cognitivistes et rationalistes (Braconnier 2010, p. 17).

Notre thèse s’articule ainsi autour d’une hypothèse centrale : les raisonnements et les comportements individuels en matière politique ne peuvent être réduits au seul choix électoral. En effet, malgré le faible intérêt d’une part importante des électeurs pour la « chose politique », les individus construisent des raisonnements politiques et ont, de fait, des comportements politiques, sans en avoir forcément une totale conscience, que nous pourrions qualifier de politique d’« ordinaire ». Même si ces raisonnements politiques ordinaires prennent en partie la forme concrète d’un acte de vote. Il ne s’agit pas ici de défendre ou de proposer un nouveau modèle explicatif ou d’appliquer un cadre théorique stricto sensu, mais plutôt d’intégrer une vision processuelle du raisonnement politique, au sein de laquelle nous cherchons à mettre en évidence, discerner, repérer, mesurer et examiner la part territorialisée de ces raisonnements et comportements. Nous souhaitons démontrer que la carte n’est pas « plus intéressante que le

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territoire » mais que le territoire apporte une clé de lecture supplémentaire, qui enrichit la compréhension de la carte – et des raisonnements politiques.

IV. Présentation du plan de la thèse

Après cette introduction consacrée aux premiers éléments de cadrage théorique, cette thèse se divise en trois parties, correspondant aux trois temps de notre étude de la fabrique territorialisée des raisonnements politiques. La première partie, constituée de trois chapitres, est consacrée à la présentation, d’une part, des méthodes – quantitatives et qualitatives – et du matériel empirique utilisés (chapitre 1) et, d’autre part, des points d’observation (chapitres 2 et 3). Le premier chapitre dresse, pour commencer, le panorama de l’enquête FJP, c'est-à-dire le contexte particulier dans lequel cette dernière s’inscrit, la campagne pour l’élection présidentielle de 2007, en revenant sur ses grandes caractéristiques. Nous continuons ce chapitre avec une présentation détaillée du programme d’enquête, dans ses deux volets principaux, l’enquête quantitative et l’enquête qualitative. Ensuite, le deuxième chapitre est consacré à la description des quatre points d’observation sélectionnés : cette description s’appuie sur un ensemble de données statistiques tirées des recensements de l’INSEE et des résultats électoraux des points d’observation de 1986 à 2007. Une fois dressé ce panorama des zones d’enquêtes, nous consacrons la fin du chapitre à la première analyse des données quantitatives collectées au cours de l’enquête FJP, en nous attachant particulièrement aux données concernant les perceptions du cadre de vie et les opinions politiques. Cependant, l’analyse de ces données nous fournit, en lieu et place des premiers résultats espérés, un certain nombre d’interrogations, dues à l’apparition de difficultés pour caractériser précisément l’influence du territoire sur les opinions politiques.

La perplexité qui naît de ce deuxième chapitre nous amène, dans le troisième chapitre, à reconsidérer nos points d’observation, à la recherche d’une dimension masquée sur laquelle nous serions passée trop rapidement dans nos premières analyses. Ainsi, en mobilisant des données agrégées socioéconomiques et politiques, mais cette fois-ci au niveau de la commune ou du quartier, une hétérogénéité inattendue apparaît à l’intérieur même des points d’observation. En effet, l’exploitation des données agrégées au niveau de la commune et du quartier, et non plus du canton ou de la commune, montre une diversité des contextes internes : un seul des points d’observations sélectionnés initialement est en fait homogène sur les plans socioéconomique et politique. Cette découverte nous amène ainsi à réfléchir au choix d’un niveau d’observation adéquat, dans le cadre de la réalisation d’enquêtes électorales destinées à l’analyse écologique.

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Repartant du constat de la plasticité des points d’observation en fonction de l’échelle choisie, la deuxième partie de la thèse s’attèle à un questionnement principal : quelles significations prend le territoire dans les raisonnements des individus interrogés au cours de l’enquête ? La réponse passe, dans le chapitre 4 d’abord, par la mise en évidence des espaces vécus individuels, au moyen d’un regard plus sociologique et de l’analyse qualitative des entretiens semi-directifs réalisés au cours de l’enquête FJP. Ce repérage de ces espaces repose sur la caractérisation des différentes façons dont les enquêtés s’approprient leur territoire par leurs pratiques (quotidiennes, professionnelles ou familiales), mais aussi par les perceptions qu’ils ont de ces espaces et les mises en cohérence qu’ils opèrent entre leurs pratiques et leurs perceptions. Le lieu de résidence apparaît ainsi comme un cadre socialement construit, en fonction des usages, des perceptions et de l’insertion dans les réseaux locaux de sociabilité propres à chaque individu. Ce cadrage des territoires individuels constitue le point de départ du chapitre 5 consacré à l’identification des significations politiques du territoire. Il s’agit ainsi de voir de quelle manière le territoire constitue un cadre politique, qui peut être, à la fois, le socle de la détermination et de l’interprétation des enjeux politiques locaux, pouvant prendre la forme « d’ordres politiques locaux ». En résumé, cette deuxième partie de la thèse s’attache au repérage du politique à partir

du territoire.

La troisième, et dernière, partie de la thèse s’attache à renverser le questionnement de la deuxième partie : ce qui nous occupe, dès lors, n’est plus de repérer le politique dans le territoire, mais, à partir du politique d’identifier le territoire. Ce renversement du questionnement s’appuie fondamentalement sur le cadre théorique dressé précédemment, rejetant la conceptualisation du territoire comme un déterminisme supplémentaire des raisonnements politiques individuels. Ainsi, en prenant appui sur des objets particulièrement classiques de l’étude des opinions politiques, il s’agit d’étudier la façon dont les individus intègrent leur territoire lorsqu’ils raisonnent sur des thèmes politiques. Le chapitre 6 est construit autour des exemples du débat sur l’intégration européenne et de la mondialisation. Ces deux phénomènes macrosociologiques dépassent largement le « cadre local » de l’inscription résidentielle des individus. Pourtant, de fil en aiguille, en « surpiqûre » d’éléments socioéconomiques ou politiques mobilisés par les individus interrogés, le territoire se profile au travers de la mobilisation d’exemples précis ou de réalités quotidiennes. Enfin, exploitant le contexte particulier de l’enquête FJP, le chapitre 7 est fondé sur l’étude du rapport à l’élection présidentielle. Toujours avec cette attention accordée au territoire des individus, il s’agit de voir comment celui-ci se présente dans le cadre d’une certaine effervescence politique, supposée concernée tous les électeurs. En nous attachant successivement à l’analyse de l’intérêt pour la campagne présidentielle, de la crise de la représentation, des

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préférences électorales et des rapports à la figure présidentielle, il apparaît que le territoire s’efface derrière d’autres considérations, affichées comme primordiales, eu égard à l’importance de l’enjeu. Ainsi, l’exemple des rapports des citoyens au Président de la République met en évidence la faible structuration des raisonnements par le territoire subjectif. Pour autant, dépassant le cadre des analyses déterministes et rationalistes, l’attention portée au territoire sur plusieurs objets politiques conduit à inscrire l’étude des raisonnements politiques dans une analyse processuelle.

Après le rappel dans la première partie de la conclusion des résultats établis au cours de notre parcours dans l’analyse de la fabrique territorialisée du raisonnement politique, nous amorçons une dernière réflexion autour de la question de la compétence politique. La mobilisation de la dimension processuelle du raisonnement politique nous conduit à complexifier la dichotomie quelque peu rigide entre présence et absence de compétence politique existant au sein de la littérature scientifique française et internationale.

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PARTIE 1 //

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