• Aucun résultat trouvé

Après Siegfried et Goguel, et malgré la domination sans appel des analyses individualistes du vote, les « analyses écologiques du vote »30 se détachent de l’outil cartographique et optent pour des approches statistiques, qui cherchent à établir la configuration des corrélations entre la composition sociale, économique, politique ou religieuse d’un espace donné et son comportement politique. C’est ainsi qu’un certain nombre de travaux, plus ancrés dans le champ de la géographie que de la science politique, voient le jour dans les années 1960. Dans la lignée des travaux de Tingsten (1937) en Suède sur la spatialisation du vote de classe, Klatzmann (1957), dans une étude sur le vote de gauche dans les différents arrondissements de Paris, montre comment le vote communiste est favorisé par la plus forte concentration d’ouvriers dans la population active de l’arrondissement31. Cependant, ces analyses écologiques quantitatives souffrent d’une critique maintes fois réitérée : celle de l’inférence écologique (ou ecological

fallacy), mise en évidence par Robinson32. Cette critique s’articule en deux temps. D’une part, les corrélations calculées à partir de données agrégées (composition sociodémographique, résultats électoraux etc.) sur des espaces déterminés (arrondissements, villes, départements, etc.) peuvent tout à fait créer des relations causales inexistantes à des niveaux d’analyse plus fins : il est ainsi primordial de vérifier l’homogénéité des zones observées pour éviter de travailler sur des artefacts. D’autre part, l’attribution à des individus résidant dans un territoire donné d’une observation effectué à l’échelle du territoire entier tend à rendre invisible la part de décision

30 L’utilisation du qualificatif « écologique » est tiré sciences naturelles qui étudient les milieux de vie des espèces. « Par extension, il devient l’étude de l’environnement territorial sur les comportements sociaux, puis, plus largement « l’étude des comportements à partir des informations données dans le cadre d’unités territoriales appelées parfois collectifs » (Bussi 2011, p.4-5). L’ouvrage de Mattei Dogan et Stein Rokkan, Quantitative Ecological Analysis in

Social Sciences (1969), constitue l’une des synthèses les plus conséquentes des analyses écologiques de cette

époque, tentant notamment de s’affranchir des critiques liées à l’inférence écologique de ces travaux.

31 D’une certaine façon, les travaux de Klatzmann sont précurseurs de ceux de Michelat et Simon (1977) qui travaillent à la définition des « contextes symboliques » dans lesquels évoluent les individus.

32

Si les travaux de Robinson portaient sur le lien entre la race et l’alphabétisation aux Etats-Unis, les limites de l’analyse écologique qu’il met en évidence à cette occasion peuvent être étendues à de nombreuses analyses écologiques, comprenant également les analyses du vote. En effet, à partir des premiers succès électoraux du Front national dans les années 1980, H. Le Bras (1986) pense avoir établi une relation mathématique entre le vote FN et la proportion d’étrangers au niveau départemental. Cependant, les corrélations diminuent fortement lorsqu’on descend à des unités géographiques plus petites : la relation mise en évidence par H. Le Bras masquait en fait d’autres variables fortement structurantes du vote FN (l’autoritarisme, la composition socioéconomique de l’électorat, les mutations économiques, etc.) (Mayer 2010, p.72-73).

33

individuelle, comme à créer une uniformité de comportement dans un point d’observation donné par l’extension de son comportement majoritaire.

Pourtant, faute de décourager les recherches, en Grande-Bretagne, le contournement de l’inférence écologique stimule particulièrement les analyses écologiques en géographie notamment. Les travaux de Butler et Stokes (1969) prolongent d’une certaine façon les travaux de Tingsten en Suède et de Klatzmann à Paris, dans la mesure où ils mettent en évidence l’influence des environnements des électeurs dans leurs choix électoraux, par une comparaison de l’étude des résultats électoraux dans une région balnéaire et dans une région minière. Prenant le relais des approches contextualisées comme celles de Lazarsfeld ou de Klatzmann, le géographe américain Kévin Cox, en réaction aux imperfections des sondages et des approches écologiques, imagine un modèle prenant en considération les effets du contexte socio-spatial dans le choix électoral, qui perdure sous la dénomination « effet de voisinage », décomposé en plusieurs influences qui peuvent se répercuter sur le vote. L’effet de voisinage comprend ainsi les relations sociale nouées au niveau local, c'est-à-dire par le biais de contacts et de discussions variées, desquels peut se dégager un climat politique dominant, similaire à l’influence du leader d’opinion dans The People’s Choice, susceptible d’être pris en compte essentiellement par les électeurs hésitants ou les moins intéressés par la politique. L’effet de voisinage intègre aussi des effets « d’amitié », largement identifiables dans les phénomènes notabilaires locaux et les effets de « déplacement », intégrant les mouvements de population sur un territoire donné ou d’un territoire à l’autre.

A partir des années 1980, dans le prolongement de ces travaux, les recherches en géographie se saisissent des pistes ainsi ouvertes. Des géographes anglais, autour de Ron Johnston, approfondissent l’effet de voisinage identifié par K. Cox, en proposant d’étudier l’ancrage résidentiel des individus, afin de parvenir à démontrer le poids des structures sociales locales, saisies au niveau le plus fin (comme celui de la commune ou du quartier), sur la décision politique. En effet, une telle prise en compte du contexte socio-spatial fin permet de comprendre les différences existantes dans le « clivage de classe », que des zones dont la composition socioéconomique est identique puissent avoir des comportements politiques différents (Johnston 1985). De ce décalage naît l’idée de prendre en compte l’ancrage résidentiel des individus, dans la mesure où il peut s’avérer, dans le cas des individus très peu mobiles, bien plus déterminant que la structure de classe. Le « modèle de la structure sociale », communément appelé « modèle de Johnston », consiste en premier lieu élaborer le vote théorique d’une zone géographique donnée à partir de sa structure sociale. Autrement dit, il est possible de calculer le vote théorique d’un territoire en fonction de sa composition sociodémographique et des estimations nationales.

34

Puis, lorsqu’il existe des écarts entre le vote réel et le vote théorique, il devient ainsi possible de mettre en évidence des comportements politiques territorialisés. Ce modèle est régulièrement utilisé pour analyser les résultats des élections en France (Bussi 1998 ; Colange 2005 ; Fourquet Ravenel et al. 2005), notamment dans l’analyse du vote en faveur du Front national. Utilisant le modèle de la structure sociale et les distances à la ville-centre, et s’appuyant sur l’identification de systèmes de valeurs partagés dans les espaces périurbains, apparaît un modèle d’analyse du vote FN en fonction de l’éloignement de la ville-centre, dit « des gradients d’urbanité », où les zones de force du FN sont identifiés dans le périurbain lointain, synonyme à la fois d’un sentiment de relégation dû à un éloignement subi des agglomérations et de la recherche partagée d’un « mode de vie pavillonnaire » par les populations s’y installant (Lévy 2003 ; Ravenel Buléon Fourquet 2003)33.

Mais la géographie électorale n’est pas la seule discipline à être marquée par les développements de l’analyse écologique du vote. La conduite de ces travaux ne laisse pas la science politique et la géographie indifférentes : en France, au début des années 1980, quelques chercheurs exhortent ainsi au croisement disciplinaire entre une science politique de plus en plus institutionnalisée scientifiquement, et une géographie sociale qui se renouvelle. Ainsi, Frédéric Bon et Jean-Paul Cheylan (1988) construisent un projet de coopération entre politistes et géographes avec pour objectif de proposer une compréhension de la vie politique française sous la 5ème République. Leur travail s’appuie sur les analyses produites par Siegfried et Goguel, tout en utilisant les outils statistiques pour étudier les évolutions des courants politiques au niveau départemental34. Pour les deux chercheurs, le vote est un moyen de comprendre les spécificités locales, qu’elles soient historiques, économiques, sociales ou culturelles : les évolutions du vote peuvent ainsi être éclairées par la compréhension des dynamiques localement à l’œuvre, en utilisant différents indicateurs socioéconomiques (CSP, immigrés, pratique religieuse, etc.) ou politiques (utilisation des résultats électoraux de la IIIème République). Cependant, pour reprendre la critique que Michel Hastings (1989) adresse à leur travail, Bon et Cheylan35 noient l’électeur dans un agrégat collectif, qui plus est à un niveau d’observation assez large, dans

33

Ces travaux vont dans le sens de l’effet de contagion identifié par H. Le Bras, pour lequel « la base des opinions n’est plus matérielle et professionnelle, mais interactive et communicationnelle » (Le Bras, 2002, p.15).

34 Le niveau départemental est choisi car il constitue, selon les auteurs, une unité de base plutôt stable depuis la Révolution française, et « présent à l’esprit des Français, à la fois comme niveau administratif et unité socioculturelle spécifique. » (Bon Cheylan 1988, p.37).

35 « La géographie électorale ignore l’individu votant pour s’intéresser aux ensembles ayant déjà voté, et définis par leur détermination collective. Y aurait-il une sorte de malédiction à ce qu’un appareillage cartomatique ne construise qu’une collection d’agents pétrifiés, dévitalisés de leur double et complémentaire dimension, individualiste et anthropologique ? » (Hastings 1988, p.75).

35

lequel il est difficile de discerner clairement les effets propres que peuvent avoir les dynamiques territoriales sur le vote et ses recompositions au fil du temps. Il n’est ainsi pas possible de mettre en évidence le lien entre les évolutions socioéconomiques locales et la façon dont les ressentent les individus, et donc d’étudier les répercussions de ces changements sur le vote.

Dans les années 1980 encore, la thèse d’Annie Laurent (1983), intitulée Espace et comportement électoral. Etude à partir du résultat des élections législatives sous la Vème République dans la région Nord-Pas-de-Calais, constitue une autre recherche inscrite dans ce courant. En cherchant à identifier les effets des espaces politiques sur les comportements électoraux, celle-ci distingue trois types d’espaces politiques, remplissant autant de fonctions spécifiques : l’espace matériel « dans lequel s’organise l’opération de vote », l’espace d’agrégation « dans lequel on agrège les choix individuels pour obtenir les choix collectifs » et l’espace institutionnel qui est « l’espace de compétence de l’organe élu ». Cette distinction lui permet de caractériser les influences de ces espaces sur les comportements électoraux. Cependant, ce travail repose sur une approche structuro-fonctionnaliste des espaces électoraux, où les trois types d’espaces repérés sont en premier lieu structurant de l’offre politique sur le territoire, et donc en conséquence du comportement politique.

Dans le même temps, la science politique américaine intègre elle-aussi des avancées de la géographie électorale, en les combinant cette fois-ci à l’héritage des travaux de Lazarsfeld. Dans ce souci accordé à l’influence du voisinage dans la constitution de comportements, plusieurs travaux mêlent les acquis des deux approches (géographie et sociologie électorale) en cherchant à isoler dans la formation des opinions individuelles, la place tenue par les relations nouées au sein des groupes primaires. Ce sont notamment les travaux de Robert Huckfeldt et John Sprague qui marquent ce courant d’analyse plus contextualiste qu’écologique, car réellement focalisés sur l’influence des groupes primaires. Ce modèle d’analyse s’enracine dans une large insatisfaction quant à la sous-estimation de la dimension sociale du vote par les nombreux travaux inspirés de la psychologie politique ou de la théorie du choix rationnel, qui disqualifient largement cet aspect du vote au nom du primat des dispositions individuelles.

« Les gens réagissent aux stimuli qu’ils reçoivent au travers des interactions sociales, et leurs réponses constituent le produit des situations dans lesquelles ils se trouvent, de leurs préoccupations et de leurs points de vue. Mais le point important est bien qu’ils réagissent. De nombreux comportements politiques peuvent être appréhendés comme des réactions provoquées par une expérience sociale, plus que comme le produit de forces psychologiques individuelles, ou bien celui d’un calcul coût-bénéfice » (Huckfeldt 1986, p. 153)36

36

36

Ainsi dans le cadre de sondages contextualisés, c'est-à-dire restreints à des zones précises (villes ou métropoles), R. Huckfeldt introduit la thématique de la perception de son environnement par l’électeur (recommandation du quartier vis-à-vis de l’extérieur, place de l’entourage dans les discussions, etc.)37. Ceci lui permet de montrer l’importance des conversations au sein du foyer et de confirmer l’importance du voisinage dans la formation des opinions politiques, notamment celles des individus les moins concernés. Ces travaux se focalisent également sur le discours et la place des conversations ordinaires (Huckfeldt et al. 2005) ainsi que du désaccord (Huckfeldt et al. 2004) en essayant de déterminer leur influence dans la constitution des opinions politiques individuelles. Ces nouvelles recherches opèrent également un basculement dans les méthodes, puisqu’ils utilisent désormais des modèles multi-agents pour comprendre les mécanismes de persuasion politique et d’évitement du désaccord (Huckfeldt et al. 2004).

En réalité, l’usage du terme de « contexte » bascule dans leurs travaux : d’un cadre spatial, servant à appréhender les logiques des relations sociales dans lesquelles est inclus un individu, le contexte devient l’ensemble des relations discursives entretenues par l’individu – étant compris que les relations discursives nouées dans le cadre d’un réseau de communication.

« Les opinions, les choix, les modes d’engagement ne sont pas d’inévitables conséquences des caractéristiques individuelles, des crises nationales ou de la couverture médiatique. Elles ne sont pas plus le résultat nécessaire de la localisation des individus dans un groupe et un environnement particulier. Bien plus les individus interdépendants parviennent à des décisions et à des choix comme participant interactif d’un processus socialement enraciné qui dépend de réseaux de communication, parmi et entre les individus, dotés de dispositifs spécifiques » (Huckfeldt 2007, p.100)

Pour Huckfeldt, les évolutions profondes des réseaux de communication, qui sont de moins en moins contraints par une proximité physique, entraînent la délégitimation de l’environnement, entendu au sens spatial, qu’il soit lieu de résidence, contact avec les groupes – primaires comme secondaires – (Huckfeldt 2007, p.117). Le territoire n’est plus appréhendé dans sa seule dimension spatiale mais devient un angle d’approche permettant d’appréhender qualitativement les discours des individus.

Enfin, au-delà de la géographie et de la science politique, la prise en compte d’une dimension contextuelle dans la détermination du vote est l’objet de recherches menées par des économistes

37 Précisons d’ores et déjà que l’enquête FJP s’inscrit dans cette perspective, notamment sur la perception du quartier et l’importance accordée aux discussions politiques : voir chapitres 1 et 2, annexes C1 et C2.

37

ayant adapté des modèles économétriques du vote, en se fondant notamment sur des travaux de criminologie, pour essayer de déterminer l’effet du voisinage sur le vote (Dubois Fauvelle-Aymar 2004 ; Fauvelle-Fauvelle-Aymar 2009). De leur prise en compte des facteurs économiques, politiques et locaux dans leur modèle, ces chercheurs concluent que les facteurs locaux peuvent être pertinents dans la prédiction du vote lorsqu’ils sont utilisés au niveau départemental38. Ces approches postulent donc que le vote des individus, indépendamment de leurs caractéristiques sociales, est infléchi par le voisinage de leur lieu de résidence, les interactions sociales particulières qui, se nouant dans un lieu donné, sont intégrées par les individus dans leur comportement politique. Outre sa non-prise en compte des déterminants sociaux, ce modèle est également sujet à des critiques déjà énoncées plus haut : utiliser le niveau départemental masque les spécificités qui peuvent exister à un niveau plus fin39, les catégories politiques utilisées en présupposent une compréhension unique par les électeurs, les dynamiques socio-politiques internes aux territoires sont invisibles. Toutefois, quelles que soit ces imperfections, ce modèle, à l’instar des approches évoquées plus avant, témoignent du maintien d’une problématisation en terme de territoire, de contexte, de localité dans l’analyse scientifique du vote et des comportements politiques.

Outline

Documents relatifs