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Conceptualiser le « rôle » de la campagne dans la séquence électorale

PROTOCOLE ET METHODOLOGIE

A. La campagne présidentielle de 2007

2. Conceptualiser le « rôle » de la campagne dans la séquence électorale

Les effets des campagnes électorales sur le choix des électeurs ont largement été débattus dans la sociologie électorale internationale (Schmitt-Beck 2007). Pour les tenants d’un modèle déterministe du vote, dans lequel les critères sociodémographiques, l’appartenance à un groupe social ou la proximité partisane (Lazarsfeld 1948 ; Campbell Converse Miller 1970 ; Michelat Simon 1977) déterminent le vote, les campagnes sont perçues comme n’ayant qu’un impact mineur sur le choix des électeurs, leur rôle principal étant de désigner aux électeurs le (ou les) candidat(s) correspondant à leur identité sociale ou politique. Dans ce modèle, l’analyse des campagnes électorales n’est donc que peu développée ; ces dernières ne servent tout au plus qu’à apporter une explication contextuelle aux irrégularités constatées entre structure sociale et résultats électoraux. Cependant, le développement du champ de la sociologie de la communication, notamment par le biais des études sur les impacts de la télévision sur les téléspectateurs (Ségur 2007), conjugué à la croissance exponentielle de l’utilisation des stratégies de marketing et de communication politique par les candidats (Maarek 2007), entraîne un renouvellement du regard porté par les politistes sur les campagnes électorales. Dans le cadre des modèles cognitivistes du vote, et dans ce contexte d’intensification de la communication politique lors des campagnes électorales, les analyses se concentrent sur les moyens mis en œuvre par les électeurs pour se repérer dans le flot d’informations qui leur parvienne, ainsi que sur les processus de tri et de sélection utilisés pour réduire et exploiter les informations fournies. Les modèles cognitivistes du vote prennent appui sur la théorie de la rationalité limitée d’Herbert Simon (1957) qui propose une vision de l’individu dont la rationalité ne tient pas à la poursuite de la maximisation de son intérêt mais à l’optimisation de son intérêt en fonction des ressources qu’il est prêt à y consacrer. Dans le cas particulier du vote, l’individu (électeur en cette circonstance) n’est que peu intéressé par la politique d’une façon générale et n’a que peu de

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temps à consacrer à la recherche d’informations politiques précises et nombreuses. Deux fonctionnements cognitifs principaux sont utilisé pour caractériser le comportement de l’électeur : celui de « l’avare cognitif » (Fishke Taylor 1984) ou celui du « tacticien motivé » (Fishke Taylor 1991). Lorsque l’électeur prend la forme d’un « avare cognitif », il utilise raccourcis cognitifs (ou shortcuts)57 et heuristiques58 pour se repérer et se forger une opinion dans un flot d’information qu’il n’a ni les capacités cognitives ni le temps ni l’envie nécessaires au traitement de ces informations, ou comme le dit James Kuklinski : « les gens font du mieux qu’ils peuvent avec les ressources et les connaissances qu’ils possèdent » (Kuklinski in Blondiaux 2007, p.767). Si le modèle de « l’avare cognitif » ne prend que peu en compte les motivations et sentiments des individus, celui du « tacticien motivé », leur laisse une plus large place : l’individu fonde ses raisonnements en fonction des différents objectifs poursuivis et réactualisés selon les événements survenant dans sa vie. Ainsi il n’utilisera pas les mêmes mécanismes cognitifs en fonction de l’objectif qu’il poursuivra à un moment précis, c'est-à-dire que si son objectif ou le sujet soumis à son jugement impliquent peu l’individu, celui-ci pourra se contenter de stéréotypes plus ou moins vagues, alors que si son objectif est beaucoup plus crucial, il cherchera à avoir une connaissance approfondie de son sujet.

Dans la perspective des modèles cognitivistes du vote, la campagne électorale revêt donc une importance particulière puisque souvent décrite comme un « moment de surchauffe » politique interprétable en termes de « récit » (Gerstlé 1989) : cette séquence temporelle bornée permet la mise en place d’une compétition multi-niveaux (politique, économique, symbolique, etc.) entre les différents candidats à l’élection où chacun cherchera à convaincre les électeurs de la supériorité du sens qu’il donne au récit par rapport aux autres. Parallèlement, le récit est élaboré, modifié et reconstruit par les électeurs qui soutiennent, protestent ou s’opposent aux différentes interprétations qui leur en sont livrées par les candidats.

Les travaux de John Zaller (Zaller Feldman 1992 ; Zaller 1992) indiquent que la co-construction de la campagne électorale est un processus inégalitaire puisque les élites politiques mènent le jeu bien plus souvent que les électeurs qui, de plus, ne peuvent que très peu influencer les médias, notamment télévisés, qui ont acquis un rôle stratégique59. John Zaller précise également que les électeurs accordent une attention variable à l’information et à la politique en

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Pour les définir simplement, les raccourcis cognitifs sont des représentations sociales telles que les schémas ou les stéréotypes qui sont utilisés par les individus de façon à accélérer leur compréhension des différents événements sociaux auxquels ils assistent.

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Les heuristiques consistent en la réinterprétation d’informations en fonction de données que possèdent déjà les enquêtés, leur permettant ainsi de raisonner par inférence.

59 « Ces capacités persuasives de l’information télévisée s’exercent dans un contexte communicationnel favorable à leur développement au point qu’elle constitue aujourd’hui une ressource stratégique puissante dans la compétition pour le contrôle des définitions de la situation et le déroulement immédiat de la vie politique », (Gerstlé 1997, p.81).

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fonction de leur niveau de compétence politique ou de leurs intérêts. En fonction des différents rapports à l’information entretenus par les électeurs, la campagne électorale n’est pas utilisée de la même façon et ne produit pas les mêmes effets pour tous. Dans cette perspective, la campagne électorale apparaît comme un moment crucial pour la décision électorale en elle-même : la campagne est le moment où il faut informer et convaincre de façon à s’assurer le soutien et les voix d’un maximum d’électeurs. Mais la diversité des modes d’appréhension de l’information par les électeurs conduit à cette démultiplication de l’information fournie, chaque candidat cherchant à s’assurer que tous ses soutiens potentiels aient reçu les messages qu’il souhaite transmettre. Dans cette perspective, les médias n’ont pas d’effet direct et contraignant sur le choix des électeurs, mais ils ont un pouvoir de cadrage de la campagne, notamment par les enjeux qui y sont débattus et les candidats invités à s’exprimer dessus.

Cependant, si les campagnes électorales sont souvent perçues comme un moyen d’augmenter l’intérêt des électeurs pour la politique (Lazarsfeld Berelson Gaudet 1944), elles peuvent également produire un effet de défiance vis-à-vis de la classe politique et du jeu auquel elle se livre (Norris Sanders 2003) : les campagnes seraient ainsi l’une des causes de la diminution de la participation électorale. D’une façon plus générale, les nouvelles techniques de campagne électorale, s’inspirant en grande partie du modèle américain – campagnes centrées sur les candidats et sur le jeu politique, investissements financiers lourds dans des méthodes issues de la communication et de la publicité – ne semblent capables ni de plus impliquer les électeurs, ni d’aider ces derniers à voter en fonction d’une meilleure information (Schmitt-Beck 2007).

Pourtant, la saturation en information politique, caractéristique des campagnes électorales, laisse tout de même la possibilité à un thème particulier de devenir particulièrement saillant au cours de cette période, mis à l’agenda de la campagne le plus souvent par les candidats et/ou par les médias. Cette surexposition médiatique d’un sujet contribue à le transformer en enjeu pivot de la campagne, forçant chaque candidat à définir une position sur cet enjeu, renforçant encore sa centralité. Ainsi, la saillance majeure d’un enjeu au cours de la campagne électorale conduit à l’enclenchement d’un effet d’amorçage, ou de « priming », dont Shanto Iyengar (1991) a mis en évidence la capacité à orienter l’image des candidats qu’ont les électeurs en fonction des positions prises par chacun sur le ou les enjeux particulièrement saillants.

Plutôt qu’une « institution politique » ou un « lieu d’arbitrage »60, la télévision, notamment par l’intermédiaire des journaux télévisés du soir et des émissions politiques, semble être aujourd'hui la principale arène du déroulement des campagnes électorales, et ce d’autant plus que

60 « La télévision joue, en tant que telle, à se faire institution politique, à se présenter come lieu solennel d’arbitrage d’un débat politique dramatisé » (Cayrol 1989, p.394).

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les élections considérées sont d’ordre national. En effet, la télévision est le premier média de propagande des candidats et de suivi de la campagne présidentielle61 pour les électeurs, ainsi que pour les autres médias : par exemple, presse et radio, nationales et locales, relayent quotidiennement les interventions télévisées des candidats, les prenant pour point de départ de leurs analyses (Dargent Barthélémy 2009). L’analyse des campagnes électorales distingue couramment deux niveaux dans les discours produit par les médias sur la campagne : le jeu et les enjeux (Gerstlé 1992). Les enjeux regroupent les débats ayant cours autour des programmes politiques des candidats, cherchant à asseoir une vision de la société sur un ensemble de propositions et réformes permettant de la mettre en œuvre, mais aussi par rapport aux politiques publiques mises en œuvre par le passé etc. A l’inverse, le jeu est constitué de tous les éléments ayant trait à l’affrontement symbolique des candidats et vise à mettre en évidence la plus grande capacité et légitimité de l’un des candidats à occuper la fonction convoitée.

3. 2007 : une campagne faiblement thématisée et fortement « participative »

En accord avec les principales analyses des campagnes électorales et de leur importance dans les choix électoraux des individus, nous nous proposons de mettre en évidence les traits caractéristiques de la campagne présidentielle de 2007, sans toutefois en faire une analyse exhaustive62. Nous retenons ainsi trois caractéristiques majeures de cette campagne : l’absence d’enjeu saillant dans le débat politique, la volonté de rupture des candidats avec l’ordre politique établi et la mise en avant d’un impératif de participation des citoyens à la fois dans la campagne et dans la constitution des programmes des différents candidats.

La campagne pour l’élection présidentielle de 2007 n’a pas été marquée par la mise en avant d’un thème de société, devant susciter le débat parmi les candidats et des propositions de réformes de la part de chacun d’entre eux, comme cela avait pu être le cas en 2002 avec l’irruption de la sécurité dans la campagne ou en 1995 de la fracture sociale. Au contraire, la liste des différents thèmes de société qui ont émaillé la campagne pour l’élection présidentielle de 2007 est longue. Cette absence de nœud gordien de la campagne a ainsi pu donner parfois l’impression, comme le souligne Christophe Bouillaud (2007), d’une campagne guidée par

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Dans la première vague du Panel électoral français 2007 du CEVIPOF, réalisée avant le premier tour de l’élection présidentielle, 71% des individus interrogés déclarent s’informer en matière politique en premier lieu au moyen de la télévision, (PEF 2007, CEVIPOF-Ministère de l'Intérieur, vague 1).

62 Pour une chronologie détaillée des campagnes présidentielle et législative de 2007, voir l’éphéméride réalisé par Claude Dargent et Martine Barthélémy (2009, p.339-379).

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l’actualité au fil des prises de position des « grands »63 candidats sur les différents éléments qui en émergeaient, comme l’affaire EADS-Airbus par exemple64. A l’inverse, les sujets qui n’ont pas fait l’actualité de l’hiver au printemps 2007 n’ont été abordés que de façon marginale par les candidats au cours de la campagne, telle l’Union européenne ou l’international. L’un des seuls thèmes très fréquemment présent au cours de cette campagne a été la question de l’identité nationale et de ses symboles, thème mobilisé d’abord par Nicolas Sarkozy, et sur lequel Ségolène Royal lui a emboîté le pas de façon à ne pas lui laisser le champ libre en opérant le passage d’une identité nationale vers une identité républicaine.

Cette apparente absence de structure du débat autour de questions saillantes pour l’avenir de la société française entre en contradiction avec la forte préoccupation des Français sur des enjeux économiques et sociaux de premier ordre. En effet, l’ensemble des enquêtes et sondages pré-électoraux a mis en évidence la prééminence du thème du chômage parmi les principales préoccupations des Français, suivi par – dans le désordre en fonction des enquêtes consultées – le pouvoir d’achat, l’environnement, l’éducation et le logement65. Ainsi, dans l’enquête FJP, les individus enquêtés déclarent comme problèmes prioritaires le chômage à 64%, puis le pouvoir d’achat à 33%, les insécurités de toutes sortes à 24% et l’environnement à 15% ; dans le PEF 2007, les électeurs enquêtés mettent en avant le chômage à 25%, les inégalités sociales à 12%, le pouvoir d’achat à 10%, l’environnement et l’immigration à 9%66.

De fait, aucun des grands candidats n’a centré sa campagne autour de l’annonce de « mesures » concernant directement le problème du chômage et proposant des solutions éventuelles pour remédier aux problèmes d’emploi. Seules les propositions de Ségolène Royal

63 L’opposition entre les expressions journalistiques de « petits » et de « grands » candidats, en dépit de sa tendance à attribuer de fait un surcroît de crédit aux « grands » candidats, présente l’avantage de faire sens pour les électeurs interrogés au cours de l’enquête. Ainsi, nous utiliserons tout au long de cette thèse ce classement des candidats pour regrouper du côté des « grands » ceux qui sont issus des partis de gouvernement et/ou pressentis pour accéder au second tour de l’élection présidentielle, c'est-à-dire Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy ainsi que François Bayrou et Jean-Marie Le Pen, et du côté des « petits » les huit candidats restants.

64 Suite à la suspicion de délit d’initiés, en 2006, où les dirigeants d’EADS-Airbus auraient réalisé d’importantes plus-values en vendant leurs titres avant la chute de l’action, une deuxième affaire éclate en mars 2007 où l’entreprise menace de supprimer des milliers d’emplois, en France notamment, en raison de la forte baisse de son chiffre d’affaires. Les salariés apparaissent donc comme les victimes innocentes de la mauvaise gestion de l’entreprise, ce qui va contraindre, à quelques semaines de l’élection présidentielle, les candidats à prendre position sur le sujet : tous vont successivement proposer des mesures, plus ou moins audibles des électeurs, en fonction de leur projet en matière d’économie et de politique industrielle.

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La comparaison de deux enquêtes par sondage réalisées environ au même moment mais avec des questions légèrement différentes, la vague 2 de l’enquête FJP du laboratoire PACTE et la vague 1 du Panel électoral français du CEVIPOF montre le même ordre de réponse des enquêtés. L’enquête FJP utilise la question suivante : « Selon vous, quels sont les problèmes dont devraient débattre en priorité les candidats à l’élection présidentielle ? Et ensuite ? », tandis que le Panel électoral français a préféré la formulation suivante : « Parmi les problèmes suivants, quels sont les deux qui vont être les plus importants au moment de votre vote ? En premier ? Et en second ? ».

66 Les écarts importants entre les proportions de répondants s’expliquent par l’utilisation de réponses multiples dans le cadre de l’enquête FJP, c'est-à-dire où l’ordre des réponses n’étaient pas pris en compte dans le codage et l’analyse.

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pour l’augmentation du SMIC et de Nicolas Sarkozy en faveur d’une libéralisation du travail ont pu faire écho d’une certaine façon à la préoccupation des Français concernant le pouvoir d’achat, même si ces propositions avaient plus la forme de slogans que de réformes ayant l’air concrètement applicables.

Ce décalage est d’autant plus surprenant si l’on prend également en considération la place accordée à la participation des électeurs dans la construction de leur programme. En effet, les précampagnes des deux principaux candidats, qui ont débuté relativement tôt67, ont cherché à associer le plus largement possible l’ensemble du corps électoral à l’élaboration du programme : Ségolène Royal par le biais du site « Désirs d’avenir » et des débats participatifs thématiques organisés sur l’ensemble du territoire (Lefebvre 2008 ; Maarek 2009), Nicolas Sarkozy s’appuyant sur les conventions thématiques organisées par l’UMP en 2005 et 2006 pour la modernisation du parti. Les initiatives de chaque camp politique, auxquelles l’ensemble des citoyens pouvaient participer soit physiquement, soit par le biais des sites Internet ad hoc, avaient comme objectif de construire une forme de « mise en scène » de la fabrique des programmes présidentiels, dont l’adéquation aux attentes des électeurs était intrinsèque puisque rédigés à partir de leurs contributions. Il faut en outre ajouter à cet « impératif participatif » du programme les tentatives de relégitimation des partis par le nombre : l’UMP comme le PS ont lancé de grandes campagnes d’adhésion aux partis, moyennant une participation financière réduite des nouveaux militants et leur permettant de prendre part plus ou moins directement à la sélection du candidat du parti pour l’élection présidentielle de 2007.

67 Il est possible de caractériser chronologiquement la précampagne électorale en prenant pour point de départ le début du second semestre 2007 avec d’un côté l’échec de la réforme du CPE proposée par Dominique de Villepin dont l’impopularité l’exclut vraisemblablement de la course présidentielle, et de l’autre le début de la campagne interne au PS pour les élections primaires servant à désigner le candidat.

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