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La référence adoptée pour la détermination de la prévisibilité du préjudice

PARAGRAPHE II. L’INDEMNISATION DU PREJUDICE PREVISIBLE

B. La mise en œuvre de la règle

2. La référence adoptée pour la détermination de la prévisibilité du préjudice

273. – La jurisprudence arbitrale a reconnu la mise en place d’une référence objective,

basée sur le concept du raisonnable, pour la détermination de la prévisibilité du préjudice (a). Toutefois, des nuances sur l’application de cette référence objective peuvent être relevées (b).

a. La mise en place d’une référence objective

274. – La détermination du caractère prévisible par les arbitres : la mise en place de la référence du raisonnable. – Les arbitres mesurent la prévisibilité du préjudice, en principe,

selon la volonté exprimée par les parties dans le cadre de leur relation contractuelle. L’appréciation s’établit ainsi sur une référence objective qui se traduit dans les attentes raisonnables des parties contractantes, ce qui amène les arbitres à chercher celles que les parties ont prévus ou auraient pu raisonnablement prévoir. La sentence CCI n˚ 4237/1984 illustre cette solution en décidant, en l’espèce, que l’acheteur n’avait pas le droit de réclamer des indemnisations pour les droits de douane puisque dans la plupart des systèmes juridiques internes ces droits ne peuvent être l’objet d’indemnisation qu’après l’importation de la marchandise. En cela, le vendeur ne sera pas tenu d’indemniser l’acheteur sur cette base vu qu’il n’aurait pas pu raisonnablement prévoir les préjudices qui en découleraient402. Le montant de l’indemnisation réclamé à cet égard n’a ainsi pas été accordé par le Tribunal.

Dans la même logique, d’après le concept de prévisibilité, l’indemnisation de la violation commise dans le cadre des dispositions contractuelles doit être allouée par rapport au préjudice qui aurait pu être raisonnablement considéré comme naturel, ou celui qui aurait pu être raisonnablement attendu par les contractants au moment de la conclusion du contrat403.

402

Sentence CCI n˚ 4237/1984, Recueil des sentences arbitrales de la CCI, Vol. I, p. 167 ; YBCA, 1985, p. 52.

275. – L’efficacité de la référence objective adoptée. – La référence aux attentes

raisonnables des parties se caractérise par une certaine souplesse qui a pour effet de permettre aux arbitres d’agir avec liberté dans l’appréciation juridique des différents cas de litiges404. Par contre, cette souplesse a aussi pour effet d’octroyer aux arbitres une liberté étendue, ce qui peut engendrer des solutions diverses et une incohérence dans les sentences rendues sur des affaires similaires. Ce qui peut conduire à des conséquences différentes que celles visées vu que cette grande liberté d’appréciation de la prévisibilité raisonnable peut avoir un effet inverse, qui est de rendre le raisonnable ainsi de nature imprévisible405.

En somme, cette référence objective adoptée a fait la preuve d’une application adéquate afin d’apprécier la prévisibilité du préjudice. Il n'est alors pas surprenant d’observer sa consécration par les instruments internationaux.

276. – La consécration de la référence objective par les instruments internationaux. – La prise en compte d’une référence objective afin de déterminer la prévisibilité d’un préjudice

a bien été ancrée par les dispositions diverses dans les différents instruments internationaux du droit uniforme. Les Principes d’Unidroit relatifs aux contrats du commerce international n’ont pas manqué d’invoquer expressément une telle référence, ainsi que les Principes du droit européen des contrats dans des termes identiques aux articles 7.4.4 et 9 :503 respectifs, en disposant que le débiteur n’est responsable que des préjudices qu’il a prévus ou aurait pu raisonnablement prévoir.

La Convention de Vienne, sur la vente internationale de marchandises, en fait aussi un exemple, bien qu’elle n’ait pas invoqué expressément dans ses dispositions le terme de « raisonnable ». L’article 74 de ladite Convention aborde le préjudice que la partie en défaut « avait prévu ou aurait dû prévoir ». Nous relevons tout même que la position juridique adoptée par la Convention consacre une appréciation toujours objective, afin de déterminer le caractère prévisible du préjudice. Le fait de préciser que le préjudice indemnisable est ce qui a été prévu ou aurait pu être prévu par le débiteur ne peut pas, en tout cas, être hors le cadre du

404 Guillaume Weisberg, Le raisonnable en droit du commerce international, thèse, dir. Dominique Bureau, Paris II,

2003, n˚ 357.

comportement de la personne diligente. Or, le préjudice indemnisable doit être ainsi, d’une manière sous-entendue, raisonnablement prévu406.

b. Nuances sur l’application de la référence objective

277. – A cette occasion, on peut soulever le cas du statut professionnel du débiteur (i), et

l’appréciation in concreto exercée par les arbitres (ii).

i. Le statut professionnel du débiteur

278. – Le statut professionnel du débiteur ; un indice du caractère prévisible du préjudice. – Dans le cadre de l’affaire Society of Maritime Arbitrators n˚ 2561407, le demandeur

non satisfait a intenté un recours d’annulation contre la sentence auprès du Tribunal fédéral de New York, ce qui a abouti à un arrêt de rejet le 18 octobre 1989408.D’après ce dernier, il n'est pas concevable qu'une entité sophistiquée, tel que le propriétaire en l’espèce, n'ait pas pu prévoir que la violation d'un accord d'affrètement conduirait à des préjudices importants pour un autre commerçant. Ce qui doit être prévisible, ce n'est que le fait que la perte se produirait si la violation s'était produite. Donc, il n'est pas nécessaire que l'infraction elle-même, ou la manière particulière dont la perte est née, soit prévisible409.

En fait, l’indemnisation du préjudice dans l’arbitrage international se mesure par rapport au préjudice qu’un opérateur professionnel aurait pu prévoir. De ce fait, on peut déduire l’aspect d’une appréciation concrète dans le cas où une des parties au litige a la qualité de

406

V. sur le même point, Mireille Taok, La résolution des contrats dans l’arbitrage commercial international, Thèse précitée, 2009, op. cit., n˚ 251.

407 Sentence Society of Maritime Arbitrators, n˚ 2561, 1989, précitée.

408 V. Sigmoil Resources NV (charterer) c. Burmpac Transport and Trading co. (owner), Related Judicial

Proceedings - United States District Court, Southern District of New York, 18 October 1989 in Albert Jan van den Berg (éd.), Yearbook Commercial Arbitration 1990, Vol. XV, p. 114.

409 Ibid., selon les énoncés de l’arrêt (dans la version originale en anglais) “it’s not unconceivable that a

sophisticated entity such as (owner) could have foreseen that’s its breach of a charter party agreement would result in substantial damages to another trade selling in a declining market… What must be foreseeable is only that the loss would result if the breach occurred. There is no requirement that the breach itself or the particular way that the loss come about is foreseeable”.

professionnelle410. Là, l’appréciation du caractère prévisible prendrait une dimension plus exigeante envers l’opérateur professionnel. Dès lors, il s’avère important de relever, à ce stade, la position retenue dans l’arbitrage international, depuis longtemps, en faveur de la prise en compte d’une présomption de compétence professionnelle.

Par ce fait, les arbitres appliquent un des grands principes de la lex mercatoria consistant dans la mise en œuvre de la présomption de compétence professionnelle incombant aux agents de commerce international411. De même qu’ils ne peuvent pas se prévaloir de l’invocation du fait de l’ignorance de leurs obligations412. Ceci explique le recours des Tribunaux arbitraux à cette présomption, à plusieurs reprises, afin de ne pas indemniser les préjudices imprévisibles413.

ii. L’appréciation in concreto exercée par les arbitres

279. – Outre l’aspect de professionnalisme qui permet aux arbitres de procéder à la

détermination du préjudice plus concrètement en prenant en compte la présomption de la compétence de l’opérateur commercial, il faut relever le fait que les arbitres, même en adoptant une appréciation in abstracto, sont tenus de déterminer les préjudices indemnisables au cas par cas en respectant les particularités des faits relatifs à chaque litige.

280. – En ce sens, les arbitres prennent soin de prendre en compte toutes les informations

dont disposait le débiteur au moment de la formation du contrat qui lui permettront d’être au courant des risques qui découleraient de son manquement à ses obligations. Dans la sentence

CCI n˚ 7197, le Tribunal arbitral a condamné les défendeurs à verser les frais de stockage de la

marchandise en considérant que le préjudice, en l’espèce, était prévisible du fait qu’ils étaient au courant « que la demanderesse avait déjà terminé la fabrication des marchandises et qu’elles devaient être mises à la disposition et livrées quatre semaines après l’ouverture du crédit

410 Mireille Taok, La résolution des contrats dans l’arbitrage commercial international, Thèse précitée, 2009, op.

cit., n˚ 252.

411 Sentence CCI n˚ 5953, 1989, JDI, 1990, p. 1056 ; Recueil des sentences arbitrales de la CCI, Vol. II, p. 437. 412 Sentence CCI n˚ 2404, 1975, précitée.

413 Sentences CCI n˚ 1512/1971, Indian company c. Pakistani bank, YBCA 1976, Vol. I, pp. 128-129 ; Sentence CCI

n˚ 2216/1974, JDI, 1975, p. 917, obs. Y. Derains ; Sentence précitée n˚ 2404/1975 ; 5617, 1989 ; Sentence précitée n˚ 5953/1989 ; V. Mireille Taok, La résolution des contrats dans l’arbitrage commercial international, 2009, op. cit., n˚ 61.

documentaire »414. La même démarche juridique a été suivie par les arbitres, dans la sentence n˚2561 rendue dans l'affaire Society of Maritime Arbitrators, en décidant que le défendeur devait verser des dommages-intérêts, vu que le préjudice était considéré comme prévisible selon l’étude des circonstances en l’espèce, lui permettant de connaître les risques peuvant découler de son inexécution de la charte-partie415.

281. – La solution est toujours identique en matière d’investissement. Le Tribunal ad hoc

dans la sentence Aminoil avait examiné le sujet de la détermination des dommages-intérêts en constatant que cette question fait toujours l’objet d’une difficulté technique qui s’accentue en matière d’investissement étranger et d'opérations économiques complexes. Afin d’évaluer le montant de l’indemnisation due, le Tribunal a procédé à un examen concret au regard des propres circonstances de l’espèce, plutôt que de recourir à des éléments abstraits416.

282. – Conclusion. – On peut conclure ainsi de l’illustration précédente sur la

détermination du caractère prévisible afin d’indemniser les préjudices que les arbitres procèdent toujours à une appréciation objective. En dépit de cette appréciation objective, les arbitres doivent procéder à un examen concret suivant les circonstances de chaque cas. Ce qui nous amène à plutôt confirmer, à ce propos, la référence à ce qu’on appelle les « prévisions légitimes » des parties417.

414 Sentence CCI n˚ 7197, 1992, JDI, 1993, pp. 1029 et s., spéc. p. 1034, obs. D. Hascher. 415 Sentence Society of Maritime Arbitrators, n˚ 2561, 1989, précitée.

416 Sentence ad hoc, Aminoil c. Koweït, rendue le 24 mars 1982, Geneviève Burdeau, Droit international et contrats

d’Etat, Annuaire Français de Droit International “AFDI”, 1982, Vol 28, n˚ 28, pp. 469-470.

417

Ibid., dans le même sens, l’auteur était d’avis que l’évaluation du préjudice s’effectue par référence aux « prévisions légitimes » des parties.

CONCLUSION DU CHAPITRE

283. – L’aspect économique de l’exigence du préjudice pour l’allocation d’indemnisation. – Le préjudice subi par la partie lésée constitue un facteur essentiel devant être

pris en considération par les arbitres dans le cadre de l’allocation des dommages-intérêts. On a tenté de mettre la lumière sur d’autres fondements juridiques qui pourraient jouer un rôle alternatif à la survenance du préjudice, pour l’indemnisation de la partie lésée par les arbitres. Ainsi, la controverse sur le fait de l’inexécution contractuelle a été relevée en tant que fondement juridique suffisamment établi pour l’allocation d’indemnisation, et même encore, en ce qui concerne le principe de l’attente légitime des parties. On peut déduire de cette illustration que la question se confine surtout à l’élément de preuve exigé. Autrement dit, la justification de l’indemnisation sur la base de l’inexécution contractuelle ou la violation des attentes légitimes des parties reflète simplement la présupposition de la survenance du préjudice dans ces deux hypothèses. Dès lors, le préjudice reste ainsi un facteur essentiel d’indemnisation sans alternatif dans la jurisprudence arbitrale. A cela, nous soulignons l’aspect économique de cette position adoptée par les arbitres, vu que c’est l’intérêt du marché du commerce international qui est visé par l’indemnisation des intérêts lésés, sans regard à la violation du droit commise par l’une des parties en causant une perte de ce droit pour son cocontractant.

284. – L’impact de la certitude du préjudice sur le principe de l’indemnisation intégrale. – Le préjudice indemnisable doit satisfaire les caractères certains et prévisibles.

Comme exposé, le caractère certain s’évalue par les arbitres avec souplesse. Cette tendance reflète une solution pratique dans l’évaluation du préjudice, et notamment, permet l’indemnisation du préjudice pour lequel une vraie probabilité est établie. Notons, ici, qu’en ouvrant la porte vers l’indemnisation du préjudice probable, même avec l’existence des références objectives afin d’ajuster la probabilité avec un préjudice réel, cette solution susciterait l’indemnisation du préjudice toujours incertain. Fait qui se répercuterait sur l’exact respect du principe de l’indemnisation intégrale du préjudice proprement dit.

285. – L’impact de la prévisibilité du préjudice sur le principe de l’indemnisation intégrale. – Rappelons-le, le principe général qui préoccupe les arbitres en matière

d’indemnisation, tant dans l’arbitrage d’investissement que dans l’arbitrage commercial basé sur un contrat, est celui de l’indemnisation intégrale des préjudices. La finalité d’un tel principe est de rétablir la partie lésée dans la situation dans laquelle elle se serait trouvée si l’engagement juridique conclu avec son cocontractant avait été régulièrement exécuté. Toutefois, la même jurisprudence arbitrale se heurte dans l’application dudit principe avec l’autre principe qui exige l’indemnisation du seul préjudice prévisible. Ce qui peut constituer une brèche vers l’interrogation et la mise en cause de la vraie application du principe de l’indemnisation intégrale du préjudice418. Toutefois, il n’est pas judicieux d’aller jusqu’à constater l’incompatibilité du principe de prévisibilité avec l’indemnisation intégrale du préjudice. Mais il est plutôt juste et raisonnable, en tenant compte de tout ce qui précède, d’aborder le terme de l’indemnisation « adéquate » du préjudice.

418

Fabrice Leduc, La conception générale de la réparation intégrale, in Philippe Pierre et Fabrice Leduc (dir.), La réparation intégrale en Europe – Etudes comparatives des droits nationaux, Bruxelles : Larcier, 2012, pp. 43-44.

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