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Une réduction de la production et de la consommation en termes physiques pour une soutenabilité écologique et physique

historique autour de la croissance à l’émergence de la Décroissance

6. Une tentative de synthèse des idées de la décroissance

6.1. Une réduction de la production et de la consommation en termes physiques pour une soutenabilité écologique et physique

La première notion qu’implique le projet de la décroissance repose sur le constat suivant lequel l’empreinte écologique de la planète, et en particulier celle des pays industrialisés a atteint des niveaux insoutenables. Ce constat, appuyé par de nombreux travaux84 (en particulier dans le champ de l’écologie qui constitue l’une des premières sources de la décroissance) s’accompagne d’un constat : celui des inégalités au sens écologique, en termes de tirage et de consommation des ressources, ainsi que d’atteintes à l’environnement (rejets polluants, GES, déchets), entre pays « développés » et pays du « Sud ».

Se positionnant dans une perspective d’équité, les objecteurs de croissance prônent une réduction des inégalités, notamment écologiques (Bayon et al., 2010; Latouche, 2007a). Dans cette optique, admettre un droit égal aux ressources naturelles tout en conservant une empreinte écologique « soutenable85 » pour la planète implique alors une forte diminution des niveaux matériels de consommation et de consumation des pays « développés ».

Empruntant au champ de l’économie écologique, développée notamment par Herman Daly et Joan Martinez- Allier, la Décroissance préconise une réduction équitable et socialement soutenable des « throughputs », c’est- à-dire des flux de matériaux et d’énergie que la société extrait, traite, transporte, consomme, et transforme en

84 (GIEC, 2007, 2001; Meadows et al., 2004; Michel et al., 2010; Wuppertal Institut, 1995)

85 La notion de soutenabilité est une notion vague. Rappelant le caractère entropique de la vie, Nicholas Georgescu-Roegen soulignait que l’espèce humaine, comme toute espèce vivante, est condamnée à disparaitre ; la question étant seulement celle de l’échéance (Georgescu-Roegen, 1995).

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déchets (Kallis, 2011), ou encore comme un ralentissement de son « métabolisme » (Kallis, 2011; Martinez- Alier et al., 2010a).

Toutefois, au contraire de la rhétorique de la « croissance verte » ou du développement durable mainstream, les objecteurs de croissance estiment que cette réduction des flux est incompatible avec une croissance économique mesurée par l’augmentation du PIB (Kallis, 2011). A la base de cette position se trouvent les arguments suivants (Kallis, 2011) : la poursuite de la croissance économique, d’une part, épuiserait inéluctablement les ressources non-renouvelables d’énergie et de matériaux (Heinberg, 2010), et d’autre part, imposerait des attentes irréalistes en termes d’amélioration de l’efficience ou de ruptures technologiques, si l’on souhaite par exemple rester en dessous des seuils d’émissions de GES préconisés par le GIEC (Jackson, 2009; Victor, 2012). Les gains en efficience (efficacité énergétique, etc.) sont par ailleurs jugés certes souhaitables voire nécessaires, mais insuffisants à eux-seuls, car compensés - partiellement ou totalement - par des « effets rebond », ceux-ci pouvant être décrits comme l’augmentation de consommation engendrée par à la réduction des limites à l’utilisation d’une technologie donnée86 (Sorrel, 2008, cité par Kallis, 2011; Polimeni, 2008; Schneider, 2003). Ainsi, ces « effets rebond » expliqueraient en grande partie pourquoi le « découplage » entre croissance économique et flux de matériaux, d’énergie et de déchets - y compris émissions de GES -,

espéré par les défenseurs de la croissance, n’est pas observé dans les faits (Jackson, 2009). Quant à la thèse de

l’évolution possible vers une économie de services « dématérialisée », celle-ci ne peut certes être réfutée dans l’abstrait, mais apparait peu réaliste en pratique aux objecteurs de croissance, l’économie immatérielle reposant finalement sur une infrastructure qui elle, est bien matérielle (Flipo et al., 2009; Latouche, 2011, p. 128), comme en témoigne par exemple la part importante des services dans la consommation énergétique (Odum and Odum, 2001). Pour ces raisons, les objecteurs de croissance, optant pour une attitude prudente, postulent que la croissance économique se traduit inévitablement par une augmentation du throughput. Ils préconisent donc, plutôt que de compter sur une dématérialisation jugée plus qu’improbable ou sur des « miracles » technologiques, une limitation de la taille de l’économie (“Degrowth Declaration of the Paris 2008 conference,” 2010; Kallis, 2011). En cela, les partisans de la décroissance s’opposent fondamentalement aux thèses de la « croissance verte » ou du « green new deal », basées principalement sur l’idée que les progrès de la science moderne se traduiraient par une amélioration continue de la connaissance et de la maitrise de la nature, conduisant conjointement à une réduction elle aussi continue des impacts environnementaux liés au processus économique87, et à une amélioration universelle des conditions de vie, via les progrès techniques (Bayon et al., 2010, p. 103).

Si la Décroissance s’inscrit dans le champ de l’économie écologique, né des travaux fondateurs de Boulding, Odum et Georgescu-Roegen que nous avons mentionné dans la première partie de ce chapitre, les objecteurs de croissance se rangent plutôt du côté de ce dernier. S’appuyant sur son analyse thermodynamique, ou « bioéconomique » qui met en évidence le caractère entropique du processus économique, ils se prononcent en faveur, non pas d’une croissance nulle ou d’un état stationnaire – d’ailleurs longtemps prôné par Daly (Daly,

86 La logique économique des « effets rebond » (ou du « paradoxe de Jevons », du nom de l’économiste britannique qui l’a mis en évidence en 1865) repose sur le fait que l’amélioration de l’efficacité d’une technique réduit les coûts unitaires de production, ce qui favorise la croissance de la consommation de la marchandise liée (bien ou service), ou bien d’une autre. Dans le premier cas, on parle d’effet rebond « direct », dans le second cas, quand les ressources libérées sont réinvesties dans la consommation de produits différents, d’effet rebond « indirect ». La littérature scientifique identifie également des effets rebonds de transformation structurelle. Bayon et al. (2010, p. 134) donnent l’exemple de l’essor des supermarchés face aux petits commerces, de la modification de l’urbanisme et des systèmes de besoins liés au développement de l’automobile.

87 La définition adoptée lors du Grenelle de l’environnement par le Ministère de l’Ecologie du Développement Durable des Transports et du Logement reflète bien ce point de vue : « La « croissance verte » est la croissance de nouvelles technologies et de nouveaux services qui vont nous permettre d’adopter des modes de vie, de consommation et de production plus sobres en ressources naturelles et faiblement émetteurs de carbone et de gaz à effet de serre » (Conseil régional d’Aquitaine, 2011)

Chapitre 1 – De la controverse historique autour de la croissance à l’émergence de la Décroissance

6 Une tentative de synthèse des idées de la décroissance

55 1971, 1996, 1973) -, mais d’une décroissance volontaire88 du système économique, seule à-même de permettre une réduction du flux entropique, jugé actuellement trop élevé, jusqu’à un niveau soutenable. Cette notion de niveau soutenable met en exergue le caractère transitoire du processus de décroissance envisagé. Il ne s’agit en effet ni de « préconiser la décroissance pour la décroissance » (Latouche, 2007a, p. 20), ni de prôner une décroissance indéfinie, ce qui reviendrait au final à arrêter toute production89. Le processus de décroissance est au contraire envisagé comme transition vers un état stable dynamique, globalement équitable et soutenable, au sein duquel les niveaux de consommations énergétique et matérielle, (ainsi que la population) ne seraient sujets qu’à de faibles fluctuations. Se pose alors la question technique suivante : jusqu’à quel point, concrètement, faudrait-il décroître les flux de matière-énergie-déchets pour atteindre un niveau soutenable ? Sur ce point, le débat -qui renvoie à la définition même du concept de soutenabilité

écologique- reste ouvert. Pour Daly (1991), un tel niveau doit respecter a minima les trois conditions suivantes :

le rythme de consommation des ressources renouvelables ne doit pas excéder celui de leur régénération, le rythme de consommation des ressources non-renouvelables ne doit pas excéder celui du développement de substituts renouvelables et durables, et enfin, le rythme d’émission de pollution ne doit pas excéder les capacités d’absorption et d’assimilation de l’environnement. On retrouve ici le paradigme de soutenabilité forte, adopté par l’économie écologique, et que défendent les partisans de la Décroissance. Pour illustrer ce à quoi pourrait correspondre une empreinte écologique soutenable, Latouche (2011) évoque quant à lui le cas la France des années 196090. Il est à noter que la notion d’état stable envisagée dans ce cas ne concernerait que le flux de througput et devrait laisser la place aux changements qualitatifs et aux innovations économiques, sociales et culturelles (Daly, 1996). Enfin, au-delà du critère de soutenabilité écologique, la détermination de l’amplitude souhaitable de la décroissance du système économique soulève une question plus globale, elle aussi en débat: celle de savoir s’il existe ou non une « taille » optimale de l’économie, et si oui, laquelle. Par ailleurs, décroissance globale de l’économie au niveau macro ne signifie pas décroissance uniforme du capital artificiel, et des productions et consommations. En effet, replacer la société dans le cadre de ses limites écologiques requerrait probablement –intuitivement- une diminution du nombre d’aéroports, d’infrastructures de transport à haute vitesse ou d’usines dédiées à la production de gadgets superflus (Kallis, 2011; Latouche, 2009). Dans le même temps la production de certains biens et services pourrait être amenée à croître, par exemple pour les bicyclettes, les infrastructures pour les énergies renouvelables, les services sociaux (éducation et santé), etc. (Kallis, 2011; Latouche, 2009). Cette remarque introduit la notion de décroissance

sélective (Latouche, 2009), laquelle ouvre un débat politique sur la nature des activités d’extraction-production-

consommation qui doivent décroître, et de celles qui doivent croître (Kallis, 2011). Dans cette optique, Paul Ariès (2007) distingue les « usages », pour lesquels il prône une quasi-gratuité, des « mésusages » qu’il conviendrait de renchérir. De manière générale, il s’agit d’ouvrir la discussion autour de la redéfinition des systèmes de besoins, ainsi que d’opérer une redistribution des ressources entre consommation privée et publique, ainsi qu’à l’intérieur et entre les générations (Kallis, 2011). Si l’intégration des externalités dans les coûts (par exemple via une fiscalité ambitieuse ou une obligation d’assurance totale pour décourager les

88 La « décroissance » du système économique est, suivant le paradigme bioéconomique, un horizon inéluctable, compte tenu de la non-soutenabilité des flux actuels de throughputs qui mènent à l’épuisement des stocks de basse entropie (ressources fossiles). Toutefois, pour les objecteurs de croissance, si cette décroissance n’est pas anticipée mais subie, elle revêtirait alors les aspects d’un effondrement du système économique aux conséquences imprévisibles mais très probablement catastrophiques.

89 Si certains anarcho-primitivistes prônent une forme de retour à des sociétés de type pré-industrielles, et si certains auteurs envisagent un retour possible à un « âge de pierre » (par exemple Richard C. Duncan) telle n’est pas l’opinion dominante chez les partisans de la Décroissance.

90 Ce faisant, Latouche ne prône en aucun cas un simple « retour en arrière », dont il est par ailleurs conscient de l’impossibilité (ne serait-ce qu’en considérant les pertes de biodiversité ou autres dommages environnementaux irréversibles). Plutôt qu’un pas en arrière, c’est un « pas de côté », basé sur des choix et des partages différents, que prônent les partisans de la Décroissance.

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activités nuisibles ou à risques) pourrait constituer un outil utile91 (Latouche, petit traité), les objecteurs de croissance considèrent néanmoins que cet arbitrage entre –entre autres- valeur d’usage et impact environnemental ne peut être laissé aux seules forces du marché, ceci pour des raisons d’éthique, mais également de pragmatisme politique (Kallis, 2011).

Enfin, la décroissance du système économique, caractérisée par la réduction globale de production et de consommation-consumation matérielle, se traduirait logiquement par une décroissance de l’indicateur PIB92. La décroissance de cet indicateur n’est pas envisagée comme un objectif en soi, mais apparaitrait comme une

conséquence inévitable de la réduction du throughput (Kallis, 2011). Elle ne pourrait cependant constituer une

« mesure » pertinente de la Décroissance, dont les dimensions multiples ne sauraient être reflétées par un indicateur unique. L’emploi du terme «Décroissance » laisse en effet parfois penser qu’il désigne simplement le contraire de la croissance mesurée par le PIB, c’est-à-dire une « croissance négative » (un oxymore en vogue ces dernières années) ou une récession, ce qui n’est pas le cas (Latouche, 2007a). Les objecteurs de croissance s’accordent à dire qu’un ralentissement de la croissance ou qu’une décroissance du PIB dans une société de croissance constitue un désastre social, et à plus long terme, écologique93, à l’image de la « crise » actuelle en Europe (Bayon et al., 2010; Latouche, 2011). La question qui se pose est donc de savoir si cette décroissance du PIB, conséquence inévitable et non but d’un processus de décroissance, peut avoir lieu de façon socialement et environnementalement soutenable (Kallis, 2011).

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