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Le déplacement du débat sur les limites à la croissance à travers d’autres entreprises de modélisation et dans la discipline

historique autour de la croissance à l’émergence de la Décroissance

3. Les Etudes du futur

3.3. Le déplacement du débat sur les limites à la croissance à travers d’autres entreprises de modélisation et dans la discipline

économique

Les années qui suivirent la publication du rapport The Limits to Growth virent se multiplier les entreprises de recherche et de modélisation transdisciplinaires et globales, visant à dépasser les conclusions de l’équipe du MIT. Poursuivant des buts divers, ces entreprises peuvent néanmoins être réparties en fonction de leurs préoccupations, suivant deux axes principaux qui opéraient un recadrage particulier de la problématique initiale du Club de Rome.

D’une part, certaines approches se consacraient à l’étude des possibilités de poursuite du modèle de consommation et de croissance dans les pays industrialisés, sans toutefois en questionner la finalité. C’est le cas, par exemple, de celle du Hudson Institute, sous la direction de Herman Kahn, dans son rapport de 1976 intitulé The next 200 years. Y était développé un scénario unique que l’on ne saurait trop qualifier d’optimiste, à travers lequel la croissance apporterait le remède à ses propres maux, avant de ralentir d’elle-même à l’avènement d’une société post-industrielle « riche » et rassasiée. Toujours dans cette optique, on peut également mentionner les travaux de William D. Nordhaus, en particulier son article de 1973 The allocation of

Energy Ressources, dans lequel il décrivait un modèle d’optimisation inter-temporelle de la gestion des

49 Dans son ouvrage Small is Beautifull – A Study of Economics As If People Mattered, paru l’année suivante en 1973 et resté célèbre, Ernst Friedrich Schumacher avait quant à lui ce commentaire pragmatique au sujet des travaux de l’équipe Meadows (que David Merlaut a porté à mon attention) : « Il était peut-être utile, mais guère essentiel, pour le groupe du M.I.T., de faire tant de calculs compliqués et hypothétiques. En fin de compte, les conclusions du groupe découlent de ses propres suppositions, et il suffit d’un simple coup d’œil pour comprendre qu’une croissance illimitée de la consommation matérielle est chose impossible dans un monde limité. Il n’est pas non plus nécessaire d’étudier des longues listes de produits, des tendances, des boucles à rétroaction, la dynamique des systèmes et ainsi de suite, pour en conclure que le temps nous est compté. Peut-être était-il utile de se servir d’un ordinateur pour arriver à des résultats que toute personne sensée peut obtenir à l’aide de quelques calculs griffonnés au dos d’une enveloppe, car le monde moderne a foi dans les ordinateurs et les monceaux de faits, alors qu’il a une sainte horreur de la simplicité. Mais il est toujours dangereux, et généralement contraire au but recherché, d’essayer d’exorciser les démons en invoquant Belzébuth, le Prince des démons. » (Schumacher, 1993 (1973), p. 125)

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41 ressources énergétiques où la réponse à la demande énergétique du monde non communiste, et en particulier des USA constituait l’enjeu principal50.

D’autre part, dans le contexte de montée du tiers-mondisme du milieu des années 1970, d’autres approches s’intéressaient quant à elles aux questions de partage de la croissance mondiale, des inégalités « Nord-Sud », et des possibilités de « développement » des pays pauvres. On retrouve par exemple dans cette veine les travaux de modélisation globale des équipes de Mesarovic et Pestel qui débouchèrent en 1974 sur le second rapport au Club de Rome, Mankind at the Turning Pointe (Stratégie pour Demain). C’est également dans cette optique que s’inscrivaient les travaux de modélisation de la Fondation Bariloche51, publiés en 1976 dans le rapport Un

monde pour tous, à travers lequel transparaissait l’influence forte de la théorie de la dépendance52. Enfin, autre exemple d’approche s’inscrivant dans cette perspective : celle du comité dirigé par Jan Tinbergen à la demande d’A. Peccei, qui donna lieu en 1976 au 3ème rapport au Club de Rome, dont le titre Reshaping the International Order ( Pour un nouvel ordre économique international) fait référence au Nouvel ordre économique

international (NOEI) (Tinbergen et al., 1976). Cette approche n’impliquait pas de modèle mathématique particulier, mais reposait sur une méthode par scénarios. Reprenant l’approche des « besoins fondamentaux » en vogue à cette époque dans le champ du développement, il s’agissait dans les travaux du comité Tinbergen, comme dans ceux de la Fondation Bariloche, de mettre la croissance mondiale au service de la satisfaction des besoins essentiels des pays pauvres. Les conclusions des approches portées sur ce second axe de préoccupations allaient en faveur d’une lutte contre les inégalités, d’une croissance au service du « développement »53, et pour certains (par exemple la Fondation Bariloche ou le comité Tinbergen), de l’évolution vers un modèle non productiviste pour les pays industrialisés, bien que ce dernier point relevait plus de considérations idéologiques que de démonstrations mathématiques. Aucune d’elles n’appelait cependant à une croissance économique nulle.

De manière générale, la thèse des limites se trouvait disqualifiée dans chacune des approches mentionnées ci- dessus. Cela se traduisait, dans les modèles employés, par la mobilisation de différentes stratégies. Celles-ci pouvaient par exemple consister à affirmer la non-pertinence de certaines questions, et simplement exclure du modèle les variables correspondantes, à l’instar des travaux de Mesarovic et Pestel, ou de ceux de la Fondation Bariloche qui éliminent les variables de pollution et d’environnement. Dans ces derniers, le progrès technologique dispensait également d’approfondir la question des limites aux ressources naturelles et en particulier énergétiques. L’adoption d’hypothèses particulièrement optimistes vis-à-vis des évolutions technologiques se retrouve aussi dans l’approche de Nordhaus, qui supposait l’apparition et la généralisation d’une « backtop technology »54 parfaitement propre et source virtuellement illimitée d’énergie, ainsi que dans la conception prométhéenne d’une technologie salvatrice dont faisait part le Hudson Institute. Les mécanismes menant à la réfutation de la thèse des limites pouvaient encore résider dans un choix particulier des logiques de causalités, comme dans le modèle de la Fondation Bariloche, où la croissance économique, engendrait « développement » et baisse de mortalité55, apparaissant ainsi simplement vertueuse. (Vieille Blanchard, 2011, pp. 455–536 et 607–623)

50 L’intérêt pour la question des ressources énergétiques était à cette époque ravivé par le choc pétrolier de 1973.

51 Il s’agit d’un institut de recherche créé en Argentine en 1963 par des membres de la commission à l’énergie atomique du pays, ainsi que par des hommes d’affaire.

52 « les problèmes les plus importants que le monde moderne doit affronter […] proviennent d’une distribution inégale du pouvoir tant sur le plan international qu’à l’intérieur des pays eux-mêmes, ce qui conduit à une société caractérisée par l’oppression et l’aliénation, une société fondée en grande partie sur l’exploitation » (Herrera, 1977, p. 16)

53 Le rapport Reshaping the international order témoigne d’une vision mondialiste par exemple en ce qui concerne l’environnement et la démographie, mais toutefois idéaliste car déconnectée des rapports de force.

54 Dans son idée, il s’agissait notamment de surrégénérateurs nucléaires.

55 Contrairement au modèles World utilisés par le MIT dans lesquels la croissance de la production générait une augmentation de la pollution et une pression sur les ressources, qui affectaient à leur tour la mortalité.

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Il est intéressant, par ailleurs, de rappeler ici quelques éléments soulignés par Vieille Blanchard (2011, p. 535): si l’approche du MIT était exploratoire (simulation de différents jeux d’hypothèse, analyse des comportements correspondants du système et appréciation in fine), celle de chacune des entreprises mentionnées ici, qu’il s’agisse d’une approche par scénarios (Hudson Institute et comité Tinbergen), ou d’optimisation (Nordhaus et Fondation Bariloche), revêtaient un caractère normatif. L’utilisation qui était faite des modèles informatiques relevait alors davantage de stratégies rhétoriques que de nécessités heuristiques, et les modélisations, venant apporter un artifice de scientificité voire d’objectivité, servaient au final à légitimer un point de vue idéologique ou politique préexistant.

D’autre part, que ce soit en se focalisant sur la répartition des fruits de la croissance mondiale ou, à l’image de Nordhaus, en abordant la question des ressources énergétiques sous un angle économique de gestion optimale, toutes les approches mentionnées ci-dessus contribuaient à un changement de paradigme crucial qui allait « faire du problème environnemental un problème économique, qui [devrait] être résolu par cette voie »

(Vieille Blanchard, 2011, p. 536). Cette appropriation des questions environnementales par la discipline économique transparaissait déjà dans l’article Is growth obsolete ? co-écrit par W. Nordhaus et James Tobin en 1972, en réponse aux travaux du MIT. Pour ces auteurs, la détérioration environnementale était imputable à des technologies nuisibles particulières, qu’il suffirait de décourager par des politiques de prix appropriées. Quant aux ressources naturelles, ils s’en remettaient au concept de substituabilité entre les facteurs de production (ressources naturelles et capital), ainsi qu’aux mécanismes de prix, qui, associés à la recherche technologique, permettraient de faire face à leur raréfaction, ou de développer des substituts56. En 1974, l’économiste britanique Wilfred Beckerman publiait un livre au titre éloquent, In defense of economic growth, dans lequel il cherchait à démontrer que les maux imputés à la croissance résultaient d’une mauvaise allocation des ressources économiques. Sa solution aux problèmes de pollution consistait en une internalisation de ses coûts, tandis que la mise en place de substituts permettrait, ici aussi, de faire face à l’épuisement des ressources. La même année, dans un article intitulé The Economics of Resources or the Resources of Economics, Robert M. Solow se penchait à son tour sur le rôle de l’évolution des prix des ressources dans leur utilisation au cours du temps. Il y rappelait la centralité des hypothèses de progrès technologique et de substituabilité entre facteurs de production. Ces approches économiques des problèmes environnementaux contribuaient à l’essor du courant de l’économie de l’environnement.

Cette époque sera toutefois marquée par un article fondateur de Richard A. Easterlin, intitulé Does Economic

Growth Improve the Human Lot? Some Empirical Evidence (Easterlin, 1974). Dans celui-ci, Easterlin avançait sur

la base d’une analyse empirique qu’au-delà d’un certain seuil, une hausse du PIB ne se traduisait pas nécessairement par une hausse du niveau de bien-être ressenti par les individus, un paradoxe qui deviendra un concept clé de l’économie du bien-être.

De manière générale, que ce soit dans le champ des approches du futur et de la modélisation globale, ou dans le courant économique mainstream, le climat dominant tendait vers une réhabilitation de la croissance économique, à laquelle il conviendrait toutefois d’apporter quelques évolutions, marginales. Vers la fin des années 1970, la thèse des limites à la croissance économique se trouvait finalement marginalisée, et le débat, à défaut d’avoir atteint un consensus, changera de cadrage. La question de la possibilité et du bien-fondé de la croissance continuera certes de faire l’objet d’une controverse permanente, mais de moins en moins centrale.

56 Pour les auteurs, la raréfaction d’une ressource engendre son renchérissement qui d’une part freine sa consommation, et d’autre part, procure les incitations et les ressources financières nécessaires à la recherche de substituts et à l’innovation technologique. Cette argumentation, toujours en vigueur chez nombre d’économistes, repose entre autre sur l’hypothèse que les prix reflètent en effet la rareté d’une ressource ainsi que les conséquences futures de sa raréfaction, ce qui reste discutable. Elle témoigne également d’un fort optimisme technologique doublé d’une déconnexion de la réalité physique ou bien d’une vision particulièrement court-termiste. Comme le rappelle Bayon et al. (2010, p. 40) : «[…]les éléments naturels possèdent des qualités particulières […]. La terre ne sera jamais bon conducteur d’électricité, le sable ne permettra jamais de faire de bonnes fondations, la pierre ne réchauffera pas les chaumières ».

Chapitre 1 – De la controverse historique autour de la croissance à l’émergence de la Décroissance

4 L’appropriation politique des questions environnementales

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4. L’appropriation politique des questions environnementales

Dans les sphères politiques, le rapport The limits to growth n’a eu, en dépit des efforts de Peccei pour le diffuser, que des répercussions modestes. Les conclusions de l’équipe de Meadows furent toutefois relayées par le Commissaire Européen nerlandais Sicco Leendert Mansholt, qui, convaincu par les travaux du MIT, se les appropria pour en proposer une interprétation politique. Dans une lettre adressée au président de la Commission Européenne Franco-Maria Malfatti, le 9 février 1972, S. Mansholt recommandait ainsi un programme politique et économique mettant l’accent sur la stabilisation de la population mondiale, ainsi que sur une « forte réduction de la consommation de biens matériels par habitant, compensée par l’extension des

biens incorporels […], la prolongation de la durée de vie de tous les biens d’équipement […], la lutte contre les pollutions et l’épuisement des matières premières » (Mansholt, 1972). Il proposait la mise en place d’un

système de certificats de production accompagné d’une fiscalité spécifique, visant à réduire les impacts écologiques. Prônant une réorientation vers l’utilité sociale plutôt que la croissance, il suggérait également l’abandon du PNB comme indicateur politique. Au sein de la Communauté Européenne, de manière générale, les idées de Mansholt furent relativement bien reçues, et suivies d’une certaine volonté de réorientation des politiques européennes, qui s’échoua cependant sur des désaccords autour de l’idée d’une « croissance zéro ». En France, la lettre de Mansholt reçut en revanche une forte opposition de la majorité de l’éventail politique, et en particulier de la part du PCF, où George Marchais, dans une lecture fallacieuse, y voyait une doctrine malthusianiste qui viserait au recul du bien-être en Europe (Duverger, 2011).

Quelques mois plus tard, en juin 1972, aura lieu à Stockholm la première conférence internationale sur l’environnement humain57, sous l’égide des Nations Unies. Le point de vue du rapport The Limits to Growth, qualifié d’occidentalo-centrique par les pays du Tiers-Monde, fut rapidement écarté des discussions. La question démographique y occupa une place anecdotique. La déclaration finale de la conférence–déclaration de principe-, intitulée Declaration on the Human Environment58, fait état d’un déplacement du cadre du débat, dans le but de tenter de concilier problématiques environnementales et revendications de « développement » des pays du Tiers-Monde. Sous la pression de ces derniers, qui craignaient de voir leur « développement » entravé par des mesures de protection de l’environnement, la priorité était finalement donnée au « développement » économique, qu’il conviendrait d’accélérer par une aide financière et technique, et qui, avec le recours de la science et de la technologie, serait le remède aux problèmes environnementaux. Les pays industrialisés se satisfaisaient d’un texte qui imputait la pollution non seulement à leur « industrialisation et au développement des techniques »59, mais aussi au « sous-développement » des pays du tiers monde, sans différentiation des responsabilités, leur évitant ainsi des mesures « néfastes » pour leurs économies.

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