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Les approches de modélisation ordinaires se prêtent-elles à l’étude de la Décroissance?

elle apporter au débat autour de la Décroissance ?

2.2. Modélisation et Décroissance : par où commencer ?

2.2.3. Les approches de modélisation ordinaires se prêtent-elles à l’étude de la Décroissance?

Intéressons-nous à présent à quelques approches de macro-modélisation quantitative communément utilisées pour l’évaluation d’impacts et l’aide à la décision autour des enjeux économie-énergie-environnement et « développement durable », et qui, puisqu’elles visent à intégrer à la fois des dimensions biophysiques et socio- économiques, pourraient a priori être pertinentes pour la modélisation et l’évaluation de stratégies de Décroissance.

Le très grand nombre de modèles, leur variété, leurs spécificités propres et leur relative complexité rend délicate toute tentative d’en établir une taxonomie claire et pertinente. Comme le soulignent Kelly (Letcher) et al. (2013):

“classification using a concise framework can be somewhat arbitrary, and models may belong to more

than one class or be a mixture of more than one class.”

Une première possibilité pourrait consister à classer les modèles en fonction de certaines caractéristiques distinctives que l’on trouve souvent mises en opposition dans la littérature. D’après Nijkamp et Van Den Berg (1997), Boulanger et Bréchet (2003), Böhringer et Löschel (2006), Assoumou (2006), Crassous (2008), et Kelly (Letcher) et al. (2013), les distinctions usuelles concernent par exemple :

- Le niveau d’échelle et d’agrégation (macro vs micro) ;

- Le traitement de l’espace (non-spatial / spatial agrégé par bloc (lumped-spatial)/ espace quadrillé (discret)/ espace continu ; et global / régional / local) ;

- Le traitement du temps (non-temporel, statique, stationnaire, time-invariant / cinétique / dynamique130) ;

- Le paramétrage et les données d’entrée (estimation économétrique / calibration de fonctions (ou « formes fonctionnelles »)) ;

- La structure, la circulation et le traitement de l’information (bottom-up vs top-down) ; - Les méthodes de résolution (simulation vs optimisation)

- Etc.

129 “based on the best scientific evidence available, applying the precautionary principle where there is uncertainty, and acknowledging that no target is value free”(O’Neill 2012a)

130 Les modèles “dynamiques” se distinguent des modèles “cinétiques”, selon Mario Bunge, par la représentation explicite des mécanismes qui expliquent et déterminent l’évolution du système au cours du temps, ceux-ci n’étant pas représentés dans les modèles “cinétiques” (Boulanger and Bréchet, 2003).

Chapitre 2 – Modélisation prospective et Décroissance - Réflexions méthodologiques

2 La modélisation numérique, un outil pour la prospective

79 Toutefois, en réponse à des critiques initiales, les modèles tendent parfois à transcender ces différentes dichotomies, par exemple en intégrant des éléments de microéconomie dans des modèles macroéconomiques, ou encore en combinant des approches bottom-up avec des modèles top-down (Böhringer and Löschel, 2006; Böhringer, 1998; Boulanger and Bréchet, 2003; Janssen and Jager, 2001). Une autre option pour proposer une classification consisterait alors à distinguer, au sein de ce continuum multidimensionnel, différents groupes, classes, ou types de modèles reposant sur des « paradigmes » communs (au sens large). On peut ainsi suggérer la liste suivante des différentes « classes » de modèles les plus communément rencontrées (qui inclut ceux identifiés par Boulanger et Bréchet (2005):

- Modèles d’équilibre général calculable (MEGC) et modèles d’équilibre partiel - Modèles macro-économétriques

- Modèles de dynamique des systèmes (System Dynamics (SD)) - Réseaux Bayésiens (Bayesian Beliefs Networks (BBN))

- Modèles multi-agents (Agent Based Models (ABM))

- Modèles d’optimisation centralisée (modèles de croissance optimale Ramsey-Cass-Koopmans (ex.: DICE131) ou modèles du système énergétique comme MarkAl-TIMES132)

- Analyse entrées-sorties étendue (extended input-output analysis)

Des descriptions détaillées ainsi que des études comparatives de ces différentes approches de modélisation quantitative existent déjà dans la littérature. Par exemple, Boulanger et Bréchet (2005) proposent une évaluation comparative de six des paradigmes de modélisation mentionnés ci-dessus, sur la base de cinq critères méthodologiques jugés pertinents pour l’élaboration de politiques et la prise de décision autour du « développement durable », à savoir : l’interdisciplinarité, le traitement de l’incertitude, la perspective long- terme, la perspective globale-locale, et le potentiel participatif. Leur méthodologie d’évaluation s’appuyait sur des ateliers participatifs réunissant des modélisateurs et des utilisateurs de modèles. Dans la même optique, avec pour idée de proposer un cadre méthodique pour aider les décideurs et les modélisateurs à choisir des approches de modélisation appropriées, Kelly (Letcher) et al. (2013) passent en revue cinq types d’approches ou de modèles couramment utilisés pour l’évaluation intégrée et la gestion environnementales. Chacune des approches retenues y est examinée en fonction des critères suivants : l’objectif recherché, le type de données dont on dispose, le traitement du temps, de l’espace, de l’incertitude, la méthode de résolution, le compromis souhaité entre l’étendue du système considéré et le niveau de détail de sa description, la structure et la nature des entités du modèle, la description de leurs interactions, le type d’applications, et les principaux atouts et faiblesses de l’approche, en prenant en compte les aspects méthodologiques et pratiques.

De ces analyses, et plus généralement de la littérature, il ressort que « chaque modèle a son utilité propre » (Boulanger et Bréchet, 2005), et qu’une variété d’approches peuvent être mobilisées pour différentes applications (Kelly (Letcher) et al., 2013; Scrieciu, 2007). L’étude menée par Boulanger et Bréchet suggère que les réseaux bayésiens, les modèles multi-agents et les modèles de dynamique des systèmes en particulier, présentent un potentiel intéressant pour l’intégration de connaissances interdisciplinaires de différentes natures, la prise en compte de différentes échelles temporelles, et de différents niveaux institutionnels et ontologiques, ce qui en fait des approches relativement bien adaptées à l’étude des enjeux du « développement durable ». Si les réseaux bayésiens133 se prêtent toutefois mal à une représentation des dynamiques temporelles, la capacité des modèles de dynamique des systèmes à gérer des mécanismes de rétroaction (feedback), et la possibilité qu’offrent les modèles multi-agents d’étudier des comportements émergents d’un système rendent ces deux dernières approches particulièrement intéressantes pour l’étude

131 URL: http://www.econ.yale.edu/~nordhaus/homepage/dicemodels.htm 132 URL: http://www.iea-etsap.org/web/Markal.asp

133 Mentionnons par ailleurs que les réseaux bayésiens reposent sur des distributions de probabilités, ce qui implique la double hypothèse très audacieuse selon laquelle toutes les éventualités, toutes les issues possibles sont connues a priori, et que des (estimations de) probabilités peuvent être attribuées à chacune d’entre elles. (Verspagen, 2009)

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des systèmes complexes. Toutefois, celles-ci ont aussi leurs limites et leurs inconvénients : il peut s’agir de l’indisponibilité de certaines données ou informations nécessaires au paramétrage des modèles – or il s’agit souvent d’une tâche délicate, les modèles pouvant être très sensibles aux conditions initiales –, ou encore, en particulier pour les modèles multi-agents, de la fragilité et du manque de fondements théoriques à partir desquels dériver les règles comportementales des agents (Boulanger and Bréchet, 2003). Ainsi, ces types de modèles semblent généralement mieux adaptés à des approches exploratoires visant à améliorer la compréhension des systèmes ou ayant un objectif d’apprentissage social (social learning), qu’à des exercices de prévision, ou à la prise de décision (Kelly (Letcher) et al., 2013).

En ce qui nous concerne, compte tenu de l’originalité de notre thème de recherche, il n’est pas certain que l’un des types de modèles listés plus haut permette de couvrir – et d’étudier avec rigueur – la diversité (à la fois en termes de nature et d’échelle) des propositions de la Décroissance qui nous intéressent, et la variété d’indicateurs que nous aimerions prendre en compte pour leur évaluation. Il est même délicat d’identifier un type de modèle spécifique qui serait indiscutablement mieux adapté à notre objectif que les autres.

Néanmoins, nous pouvons déjà écarter certaines approches. Par exemple, les modèles d’optimisation centralisée, s’ils peuvent se révéler appropriés pour la modélisation de systèmes comportant un centre de décision centralisé unique, se prêtent mal à des approches exploratoires autour de problèmes multi-objectifs et multipartites comme le nôtre, où les prises de décision sont réparties entre de nombreux acteurs aux intérêts potentiellement divergents et rivaux, et où définir une fonction objectif formelle apparait délicat, voire non souhaitable (Boulanger and Bréchet, 2003; Kelly (Letcher) et al., 2013; Nijkamp and Bergh, 1997). Quant aux modèles d’équilibre général calculable (MEGC), leur faible couverture des indicateurs sociaux ou environnementaux complexes (Böhringer and Löschel, 2006), leur description insatisfaisante des aspects dynamiques et des trajectoires de transition, sans parler du manque de fondements empiriques et des sérieuses faiblesses dans la théorie économique sous-jacente (Scrieciu, 2007), sont autant d’handicaps substantiels qui nous inclinent à penser qu’ils ne constituent pas l’option la plus appropriée dans notre cas. La capacité d’un modèle à rendre compte de la dynamique du système étudié est à ce propos une caractéristique à privilégier pour étudier l’impact potentiel des propositions de la Décroissance. Celles-ci sont en effet susceptibles d’induire des évolutions radicales des systèmes socio-économiques et de leur environnement, et de les conduire à des situations atypiques, voire « de crise », induisant par là des comportements inhabituels et imprévisibles. Dans un tel cas de figure, il est peu probable que les modèles statiques ou stationnaires, généralement basés sur la notion d’équilibre, fournissent des résultats interprétables et « réalistes », car l’équilibre proposé par le modèle peut ne correspondre en pratique à aucun état atteignable de manière plausible ou vraisemblable par le système réel, sans que celui-ci ne bascule au préalable dans une situation de crise, où les mécanismes mêmes supposés conduire à l’équilibre sont susceptibles d’évoluer ou d’être neutralisés. En réalité, la plupart des modèles risquent de perdre beaucoup de leur représentativité et de leur pertinence dès lors que le système qu’ils entendent représenter est considéré en dehors de ses conditions « normales » ou « standard » d’évolution. Néanmoins, dans ces cas de figure, les modèles dynamiques peuvent encore offrir des éclairages utiles, en permettant d’explorer et d’analyser les trajectoires possibles du système avant que celui-ci n’atteigne des états critiques. Par ailleurs, il est possible de considérer les systèmes socio-économiques et environnementaux comme des systèmes évolutifs (evolutionary

systems) (Bergh, 2007; Faber and Frenken, 2009; Foster and Holzl, 2004; Nelson, 1982), pour lesquels il peut

être question d’équilibres multiples. Ces équilibres, comme le note Verspagen (2009), « ne sont pas fixes, mais évoluent en raison des évolutions du système lui-même. Par conséquent, dans un système évolutionnaire, les équilibres sont rarement atteints en réalité. Ils constituent plutôt des attracteurs qui tirent le système dans une certaine direction pendant un temps, avant de céder la place à un nouvel attracteur »134. Aussi, l’intérêt ne

134 Dans la source: “[These equilibria] are not fixed, but are changing as a result of change in the system itself. As a result, equilibria in an evolutionary system are rarely actually reached. Instead, they serve as an attractor that pulls the system in a certain direction for a prolonged period, before giving way to a new attractor” Verspagen (2009)

Chapitre 2 – Modélisation prospective et Décroissance - Réflexions méthodologiques

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81 réside pas tant dans des états d’équilibre virtuels qui peuvent ne jamais être atteints, que dans la dynamique transitoire du système vers ces équilibres dynamiques (Verspagen, 2009). Au regard de ces points, le caractère dynamique d’un modèle est donc à considérer comme un élément essentiel pour l’étude des systèmes socio- économiques et environnementaux.

En fin de compte, l’une des stratégies de modélisation les plus prometteuses pour ce type de problèmes – que défend aussi Kelly (Letcher) et al. (2013), sous le vocable de « modèles à composants couplés » (“coupled-

components models”) – consisterait, semble-t-il, à développer des approches hybrides ad hoc, par couplage ou

intégration appropriée de différents types de modèles au sein d’un même cadre cohérent, de manière à « capter les avantages de ces différents types de modèles en surmontant certaines de leur limites » (Kelly (Letcher) et al., 2013). Un tel travail reste à effectuer au sujet de la Décroissance, et ne s’annonce pas aisé. Dans les paragraphes qui suivent, nous aborderons quelques points qui méritent selon nous une attention particulière.

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