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elle apporter au débat autour de la Décroissance ?

2.4. Conclusion quel rôle pour les modèles appliqués?

Le changement de paradigme qu’appellent les mouvements pour la Décroissance soulève un certain nombre de questions particulièrement complexes. Dans les paragraphes précédents, nous avons discuté des modalités de mise en œuvre d’un exercice de modélisation appliquée autour de scénarios de « type » Décroissance, et avons souligné plusieurs difficultés, plusieurs obstacles susceptibles d’être rencontrés en chemin. Ceux-ci, finalement, nous invitent à interroger plus précisément la nature des contributions au débat sur la Décroissance que l’on peut attendre des approches de modélisation appliquée.

Car bien que les modèles numériques puissent encore faire l’objet d’améliorations substantielles, notamment avec le développement d’approches hybrides, ─ ce qui nécessiterait beaucoup d’efforts et de temps ─, leurs limites intrinsèques vis-à-vis du traitement d’informations qualitatives, floues, ou des incertitudes, ainsi que les problèmes critiques qui se posent pour la modélisation de systèmes combinant des aspects à la fois compliqués et complexes, nous inclinent à penser qu’ils ne constituent pas à eux-seuls une structure suffisante et satisfaisante pour l’étude globale (exploration et évaluation) de scénarios de Décroissance à l’échelle macro. Nous rejoignons plutôt ici Andersson et al. (2013), pour qui les approches discursives ou « narratives »

147 Comme le note Oreskes (2000), la modélisation peut aussi propager l’illusion que les choses sont mieux connues qu’elles le sont réellement («[…] modeling may also propagate the illusion that things are better known that they really are.» ) 148 “[…] no realistic levels of realism beats chaos for very long”(Andersson et al., 2013)

Chapitre 2 – Modélisation prospective et Décroissance - Réflexions méthodologiques

2 La modélisation numérique, un outil pour la prospective

87 (« narrative-based approaches »), structurées par un récit, constituent un cadre de travail plus approprié pour l’étude de systèmes à la fois compliqués et complexes – ce qu’ils appellent des « wicked systems » (des systèmes « retors » ) – et notamment pour l’étude de transitions sociales de grande ampleur – telles que celles qu’appellent les mouvements pour la Décroissance. De telles approches présentent en effet une grande flexibilité, elles offrent la possibilité d’intégrer et d’organiser différents types de connaissances et de données, de rendre compte de transformations structurelles et qualitatives, elles autorisent les analyses inter-échelles, et sont, dans une certaine mesure, moins forcées de recourir à des hypothèses simplificatrices. Ces avantages expliquent en partie149 pourquoi, jusqu’à présent, les réflexions prospectives autour de la Décroissance ont

essentiellement fait appel à des approches discursives.

Cependant, comme le rappellent Andersson et al. (2013), ces approchent peuvent en contrepartie souffrir d’une puissance analytique et d’une précision formelle limitées. L’idée serait alors de se servir d’une trame discursive et narrative comme d’une « colonne vertébrale », qui assurerait la coordination de modélisations numériques complémentaires, ciblées sur des questions précises pour lesquelles la puissance de calcul est primordiale. Ainsi intégrés ou « enchâssés » dans une approche discursive plus globale structurée autour de fils narratifs ou de « récits », les modèles numériques appliqués seraient alors dédiés à l’étude de questions plus spécifiques, peut-être plus modestes.

Toutefois, d’autres considérations peuvent aussi motiver le déploiement d’exercices de modélisation globale autour de la Décroissance. Il y a beaucoup à attendre, par exemple, de la mise en place de schémas véritablement participatifs, c’est-à-dire impliquant la consultation et la participation active d’une communauté étendue de pairs – incluant des citoyens non spécialistes – tout au long du processus de modélisation : depuis les étapes initiales de définition des objectifs de l’étude, de cadrage et de conception du modèle, et de choix des paramètres et des indicateurs, jusqu’à la sélection des sources de données, la construction des scénarios, l’analyse multicritère des résultats et l’évaluation du modèle150. Déployés de la sorte, les modèles, plutôt que de se transformer en boites noires ou de se réduire à de simples instruments rhétoriques privés – peu légitimes mais souvent remarquablement performatifs -, pourraient alors constituer de puissants outils pour le partage de connaissances, la compréhension commune, et la délibération collective151 (Costanza and Ruth, 1998; Haag and Kaupenjohann, 2001).

Voici donc les voies suivant lesquelles la modélisation numérique appliquée nous semble pouvoir contribuer le plus utilement à la réflexion prospective et au débat autour de la Décroissance. Employés avec circonspection et modestie pour questionner nos intuitions et nos croyances, les modèles peuvent nous aider à éclairer la voie vers des imaginaires sociaux alternatifs, et ainsi, en parallèle d’expérimentations sociales volontaires qu’ils ne pourront remplacer, contribuer à l’élaboration collective sans cesse renouvelée d’un nouveau paradigme sociétal. Prenons encore garde, toutefois, de ne pas tomber en chemin dans ce que Whitehead (1997(1925)) appelait “The Fallacy of Misplaced Concreteness” (« l’erreur de la concrétude mal placée »)152.

149 L’influence de facteurs politiques et de certains mécanismes sociaux ─ desquels peuvent découler des différences de sensibilité aux questions de la Décroissance que l’on peut observer d’une spécialité ou d’une communauté de recherche à l’autre ─ dans l’orientation pratique de la recherche n’est, du reste, certainement pas négligeable.

150 Le processus de modélisation en trois étapes (“three-step modeling process”) discuté par Costanza et Ruth (1998) pour la modélisation dynamique peut par exemple constituer une base utile pour une telle démarche.

151 Si Haag and Kaupenjohann (2001) semblent considérer que les exigences méthodologiques de participation et de transparence s’appliqueraient essentiellement à une “branche” de la science dédiée spécifiquement à l’aide à la décision, par opposition avec une autre “branche académique”, une telle démarcation nous paraît très discutable, étant donné que la connaissance « académique » est en fin de compte toujours susceptible d’être mobilisée d’une manière ou d’une autre dans le processus décisionnel.

152 Pour reprendre la remarque peut-être un peu plus explicite d’un scientifique anonyme, rapportée dans (Philip, 1991) : "Modelling is rather like masturbation ─ a pleasurable and harmless pastime just so long as you don't mistake it for the real thing".

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3. Notre approche: scenarios participatifs et modélisation prospective

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