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La réduction de l’histoire de la Tunisie à la conquête arabo-musulmane

Titre II Une identité constitutionnelle à la croisée des valeurs universelles et nationales

Paragraphe 1 L’appartenance de la Tunisie aux seuls espaces arabo-musulmans

A. La réduction de l’histoire de la Tunisie à la conquête arabo-musulmane

Au lieu de rattacher les Tunisiens à l’ensemble de l’humanité, les constituants insistent sur la consolidation de « l’unité du Maghreb » comme étape à la « réalisation de l’unité

arabe »807 (1). L’appartenance de la Tunisie à l’aire culturelle et civilisationnelle arabe et islamique prime donc sur son appartenance à l’espèce humaine. Même si être Tunisien c'est être maghrébin et africain, il n’est pas constitutionnellement reconnu comme étant méditerranéen. Plus encore, son histoire berbère n’est pas consacrée par le texte constitutionnel (2).

1. La consolidation de « l’unité du Maghreb » comme étape à la « réalisation de l’unité arabe »

Avant d’évoquer la « réalisation de l’unité arabe » le constituant tunisien s’attache, en tête du cinquième paragraphe du préambule de la Constitution, à consolider « l’appartenance

culturelle et civilisationnelle808 [de la Tunisie] à l’Ummah arabe et islamique ». Transcription anglo-saxonne d’Al Oumma Al Islamiya, l’Umma ou Ummah « désigne la communauté des

croyants musulmans, soit la communauté islamique mondiale. »809 Employé pour la première fois par le Prophète Mahomet, son histoire aurait commencé avec l’Hégire810. Selon la définition du Professeur Antoine SFEIR, il y a une distinction à faire entre le caractère

806 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes généraux de la Constitution », précit., p. 387.

807 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014, cinquième paragraphe du préambule.

808

Sur la différence entre culture et civilisation cf. le 1. du A. du Paragraphe 1 de la Section 2 du Chapitre 1 du Titre 1 de cette partie relatif à la place du référent islamique au sein de la Constitution, p. 86.

809 « Oumma », in A. SFEIR (dir.), Dictionnaire du Moyen-Orient : histoires/cultures/révolutions, Paris, Bayard Editions, 2011, p. 656.

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islamique de la communauté des croyants et l’arabité ou identité arabe. Or, « l’arabe811

, se trouve face à une confusion quant à la définition même de son identité. Arabophone, Arabe de race ou musulman, être Arabe aujourd’hui n’est pas évident. »812

La construction de l’identité arabe est difficile et les mythes politiques qui fondent la filiation et la nation arabe, rendent la distinction entre islamité et arabité d'autant plus complexe. La confusion entre islamité et

arabité est d’ailleurs entretenue par les constituants. Ces derniers inscrivent au sein du

préambule la poursuite de deux objectifs : celui du renforcement de l’appartenance de la Tunisie à l’ « Ummah arabe et islamique » et celui de la réalisation de l’« unité arabe ». Contrairement au préambule de la Constitution de la Deuxième République, le préambule de la Constitution du 1er juin 1959 distingue bien « les enseignements de l’Islam » de l’ « appartenance [de la Tunisie] à la famille arabe »813.

Il va sans dire que toute tentative de définition de l’identité arabe passe nécessairement par le rattachement à l’origine et à la nation arabes. Comme toute identité, l’identité arabe s’est construite par rapport aux autres, principalement les Ottomans et les Occidentaux. Du temps de l’occupation européenne des pays du Proche-Orient et d’Afrique du Nord, ce sont les Occidentaux qui « dictèrent ce qui était oriental, arabe. Le “moi arabe” est originairement

un “vous Arabes”. »814 Dans l’objectif de lutter et de combattre cet Occident dominateur et colonisateur, « les intellectuels “arabes” ont produit “l’arabité” en recourant à une

démarche qui a consisté à se définir par rapport à l’autre, en lui empruntant ses théories. »815 Les intellectuels arabes ont effacé les spécificités territoriales, afin d’unir les populations et résister à l’occupant, qu’il soit ottoman ou occidental. L’arabité a cependant été construite contre les sentiments nationaux, alors qu’elle devait se faire à partir d’eux816. Aujourd’hui,

811 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Arabe.

812 A. AJOURY, Les mythes dans les constructions identitaires au Liban, Mémoire en Sciences politiques, Beyrouth, Université Saint-Joseph, 2005, p. 44.

813

Le quatrième paragraphe du préambule de la Constitution du 1er juin 1959 dispose de la volonté du peuple tunisien de « demeurer fidèle aux enseignements de l’Islam, à l’unité du Grand Maghreb, à son

appartenance à la famille arabe, à la coopération avec les peuples “africains pour édifier un avenir meilleur et à la solidarité avec tous les peuples” qui combattent pour la justice et la liberté, » Cf.

Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 1er juin 1959, quatrième paragraphe du préambule.

814 A. AJOURY, Les mythes dans les constructions identitaires au Liban, op.cit., p. 45.

815 Ibid.

816

D. SCHNAPPER, « Existe-t-il une identité française ? », in J.-C. RUANO-BORBALAN (éd.), L’identité,

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être arabe consiste à partager la même Histoire, la même tragédie817 et surtout les mêmes espoirs818.

A l’instar de l’identité arabe, le nationalisme arabe819

s’est exclusivement basé sur les critères linguistique, culturel et historique820. Les idéologues du nationalisme arabe ont ainsi négligé le territoire et les frontières. « Théoriquement, le nationalisme arabe mettait les Arabes de

différentes religions et confessions sur le même rang, et par conséquent éliminait la discrimination politique et sociale utilisée sous l’empire ottoman et par la suite par l’armée turque. Mais, pratiquement, l’arabité ne fonctionnait pas de cette manière. »821 Croyant délaisser le critère religieux pour rassembler les populations composant les provinces de l’Empire ottoman, le nationalisme arabe ou arabisme a servi de substitut à l’Islam en tant qu’idéologie unificatrice. Du fait de la décadence de l’Empire ottoman au XIXème

siècle, l’Islam était menacé par les puissances occidentales et il n’existait plus de califat pour fournir à l’ensemble des fidèles une direction globale.

Bien que se voulant détaché de la religion, le nationalisme arabe baignait dans les rites et traditions religieuses islamiques. En effet, la question de la filiation telle que comprise dans l’Islam, était essentielle dans l’établissement de l’origine arabe. Dans la culture arabo-musulmane, « la filiation est un élément essentiel de légitimation. Dans l’islam, il est interdit

d’adopter des enfants et par suite de donner son nom à une personne étrangère au groupe ou à la famille. On remarque d’ailleurs l’existence du préfixe “ben” ou “ibn” devant bon nombre de noms de familles arabes. Ces termes signifient “ fils de”. »822 La filiation telle que comprise dans l’Islam est donc au fondement de la légitimation et de la reconnaissance de

817 L’occupation de la Palestine.

818 La libération des territoires palestiniens occupés et la réalisation de l’unité arabe.

819 Sur le nationalisme en général voir E. GELLNER, Nation et nationalisme, (traduit par B. PINEAU), Paris, Payot, 1989, 208 p. Sur le nationalisme arabe en particulier voir O. CARRE, Le Nationalisme arabe, Paris, Payot & Rivages, 1996, 304 p.

820 Les chrétiens d’Orient à l’exemple des Libanais Constantine ZREIK et Edmond RABBATH furent les pionniers et premiers théoriciens du nationalisme arabe. Grâce à l’influence des Libanais ayant fréquentés les missions occidentales à Beyrouth, au Mont Liban et à Alep, les Syriens furent les premiers musulmans à prendre conscience de leur arabisme. Le nationalisme arabe s’est développé en réaction au nationalisme turc qui rejetait les Arabes musulmans. Pour plus de précisions sur ce point cf. A. AJOURY, Les mythes

dans les constructions identitaires au Liban, op.cit., p. 46.

821

Ibid.

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l’identité arabe. Toutefois, les populations autochtones en Tunisie n’étaient pas arabes. Elles ont été arabisées à partir du VIIème siècle823.

Habib BOULARES constate d’ailleurs que « [j]usqu’à présent, il n’est pas rare de rencontrer

des personnes instruites qui ne savent pas qu’il a fallu plus de cinquante ans pour asseoir en Ifriqiya le pouvoir arabe, des générations pour atteindre l’objectif de l’islamisation générale et des siècles pour assurer l’arabisation du pays. Peut-être cette ignorance était-elle due, en partie, à la facilité avec laquelle les Musulmans d’Arabie ont conquis les régions voisines en Orient. »824 La conquête arabe de la Tunisie a permis de généraliser en Ifriqiya825 la langue

arabe et l’Islam. S’étendant aux populations et territoires d’Afrique du Nord, les berbères qui s’y trouvent vont s’exprimer en arabe. Se développeront alors progressivement, les différents dialectes qui varient d’un pays arabe à l’autre et d’une rive à l’autre de la Méditerranée. Mais rapidement, le critère religieux va prendre le pas sur le critère linguistique.

Afin d’étendre l’empire arabe des Omeyyades826

et rester au pouvoir, les dirigeants arabes devaient adopter l’Islam. Le concept d’Umma va alors servir à regrouper la communauté des croyants musulmans, dans l’objectif de lutter contre le non-croyant ou le non-musulman. Historiquement, culturellement et axiologiquement connoté, le concept d’Umma est repris par les constituants tunisiens. Ces-derniers cherchent à consolider l’ « appartenance culturelle et

civilisationnelle [de la Tunisie] à l’Ummah arabe et islamique ». Pourquoi avoir qualifié

l’Ummah d’islamique, alors que le concept renvoie ontologiquement à la communauté des croyants musulmans ? Pourquoi insister sur le caractère arabe de l’Ummah alors qu’il est originellement arabe ? Il semblerait que les constituants aient impérativement voulu rattacher leur pays à l’unité morale et spirituelle que constitue l’Ummah. Cette appartenance permettrait de relever les traits linguistiques, religieux et moraux qui définissent les sociétés arabes et musulmanes dont fait partie la Tunisie. Pour mémoire, l’Ummah date des conquêtes arabes et des premiers temps de l’Islam. Il visait à unir les musulmans du globe, au-delà des frontières

823

« C’est donc en 647 que fut organisée la Ghazouat ou l’expédition des “Sept Abd-Allah”, ainsi libellée par

les chroniqueurs parce qu’elle a bénéficié de la participation de plusieurs compagnons du Prophète dont sept avaient pour prénom Abd-Allah avec à leur tête le commandant en chef Abd-Allah Ibn Abi-Sarh, frère de lait du Khalife en exercice à Médine, Othman Ibn ‘Affane. Les Musulmans, à partir de l’Egypte, avaient déjà poussé l’avantage jusqu’en Cyrénaïque. Vingt mille hommes ont été mobilisés pour cette nouvelle “ouverture” à l’Ouest. » H. BOULARES, Histoire de la Tunisie : Les grandes dates de la préhistoire à la révolution, Tunis, Cérès Editions, 2011, pp. 193-194.

824 Ibid., p. 193.

825

Cf. Annexe 1 – Glossaire – Ifriqiya.

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et de l’identité arabe ou autre des peuples. En Tunisie pourtant, le renforcement de l’appartenance à l’Ummah se base sur l’ « unité nationale ». Or, le concept de nation, né au XVIème siècle, est concomitant à la naissance des Etats modernes. Les concepts de nation et d’Ummah se voient réunis en une même phrase alors qu’ils appartiennent à des temps radicalement différents et qu’ils renvoient à des réalités contradictoires.

Ce premier objectif des constituants est doublé par la volonté du peuple de réaliser « l’unité

arabe ». Alors que la Constitution de l’indépendance dispose de l’ « appartenance [de la

Tunisie] à la famille arabe », la Constitution de la Deuxième République traite d’un idéal d’« unité arabe », fruit des idéologues du nationalisme arabe. Version dépassée des nationalismes européens du XIXème siècle, le nationalisme arabe est fondé sur la conception objective ou allemande de la nation, par opposition à sa conception subjective ou française. Se basant exclusivement sur les critères linguistique, culturel et historique, les nationalistes arabes affirment l’existence d’une nation arabe en devenir, qui serait une et indivisible et qui s’étendrait du Maroc à l’Irak827

. Cet idéal de la nation arabe s’oppose pourtant à la reconnaissance des Etats-Nations, des peuples et des diverses patries indépendantes arabes. Le préambule tunisien actuel cherche à « consolider l’unité du Maghreb » en vue de « réaliser

l’unité arabe ». En 1959, il n’était pas question de « consolider l’unité du Maghreb » puisque

les constituants affirmaient souverainement la volonté du peuple, de « demeurer fidèle […], à

l’unité du Grand Maghreb ». L’unité des pays arabes d’Afrique du Nord existait et les

Tunisiens ne l’envisageaient pas comme une étape à la réalisation de « l’unité arabe ».

Contrairement au nationalisme arabe du XIXème siècle, la construction par étapes de « l’unité

arabe » laisse penser que les constituants tunisiens ont pris conscience des échecs des

diverses expressions du nationalisme arabe. Ils cherchent effectivement à l’adapter aux réalités régionales et politiques dans lesquelles évolue la Tunisie. Bien qu’elle ait été prévue comme un objectif à accomplir par les générations présentes et à venir, les constituants tunisiens ancrent l’unité arabe dans le temps présent, induisant qu’elle serait à terme, réalisable.

Selon la Constitution du 1er juin 1959, les Tunisiens étaient solidaires de tous les peuples. Cependant, depuis le 27 janvier 2014, ils ne sont dorénavant complémentaires que des peuples

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qui partagent leur vision d'une identité arabe, des valeurs islamiques ou/et du continent africain. Ils écartent leurs composantes Imazighen828 et leur rattachement géographique et

historique au bassin méditerranéen. Si la majorité des Tunisiens est arabe et musulmane, il n’en ait pas de même des minorités juives, chrétiennes et berbères.

2. L’occultation de l’appartenance méditerranéenne et des acquis historiques autres qu’arabes

Exposant les valeurs fondatrices de la Deuxième République, le Professeur Salwa HAMROUNI affirme que le pouvoir constituant tunisien est guidé par « des préceptes

idéologiques fixes. »829 Ayant fait de l’Islam, la base de la culture nationale, les Nahdhaouis ont réduit l’Histoire de la Tunisie à la conquête arabo-musulmane. Tout ce qui était en lien de près ou de loin avec l’héritage arabo-musulman, devait figurer dans le texte constitutionnel. Que faire alors des Tunisiens chrétiens ou juifs ? Quelle place la Constitution consacre-t-elle aux Imazighen ou populations berbères ? A vrai dire aucune. L’ « unité nationale » et l’« unité arabe » dont dispose le préambule sont comprises dans l’Islam et ses bases. Contrairement au Maroc où le constituant « a exprimé son attachement à une “unité, forgée

par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s’est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen” »830, le constituant tunisien passe sous silence les populations et minorités qui ne sont ni arabes ni musulmanes.

Pourtant, comment réduire l’Histoire de la Tunisie à la seule conquête arabo-musulmane sans évoquer la période romaine ? Que faire de l’héritage phénicien et des richesses accumulées grâce à la navigation dans le bassin méditerranéen ? L’appartenance méditerranéenne de la Tunisie est oblitérée « malgré l’objectivité de l’appartenance géographique et malgré

l’appartenance de la Tunisie à l’union pour la méditerranée. »831

Il en est de même de l’appartenance au continent africain. Ceci est d’autant plus surprenant que les travaux préparatoires à la Constitution, notamment ceux de la Commission du préambule, prouvent

828

Cf. Annexe 1 – Glossaire – Amazigh.

829 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes généraux de la Constitution », précit., p. 387.

830

Ibid.

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