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B. La contextualisation de l’objet de la recherche

IV. Une étude de droit comparé

L’étude menée vise à prendre en charge et à analyser ce qui résiste aux discours homogénéisant sur la globalisation du droit constitutionnel. L’analyse des travaux préparatoires à la Constitution tunisienne démontrent qu’elle contient à la fois des outils constitutionnels globaux et des « détails étranges »164. Liés à l’aire civilisationnelle et culturelle dans laquelle se situe la Tunisie, ces détails relèvent essentiellement de l’Islam. Certaines valeurs et principes de l’Islam s’opposent pourtant à l’autonomie individuelle chère au constitutionnalisme. Alors, pour savoir jusqu’où la reconnaissance de la diversité peut aller, sans perdre les fondements à la base du constitutionnalisme, le comparatiste observe la construction du constitutionnalisme en Tunisie. Ce dernier essaie tant bien que mal de concilier une identité constitutionnelle comprise dans l’Islam avec l’autonomie individuelle et

162 Article 64 de la Constitution égyptienne du 18 janvier 2014.

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Discuté par la commission Santé et Sécurité Sociale de l’ARP depuis février 2019, les débats parlementaires relatifs à l’égalité successorale ont été arrêtés. Le décès du président Béji CAÏD ESSEBSI, les élections présidentielles et législatives de 2019, la difficile mise en place du Gouvernement d’Elyes FAKHFAKH puis sa démission ont longuement occupé les Tunisiens.

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l’égalité homme / femme. L’appréhension par le comparatiste de la réalité constitutionnelle tunisienne l’amène à cerner les incohérences et les conflits inhérents au constitutionnalisme national. Bien que le discours tenu par la doctrine sur le constitutionnalisme tunisien se veuille progressiste et cohérent, les pratiques qui en découlent sont souvent discriminatoires. Moralement et socialement important, l’Islam empêche l’expression des droits et libertés des Tunisiens. C’est l’exemple de la liberté de ne pas jeûner en public pendant le mois de ramadan.

Ces pratiques n’enlèvent cependant rien à la spécificité du constitutionnalisme tunisien. Cette spécificité n’apparaît pourtant qu’après la comparaison avec des expériences arabo-musulmanes similaires ou proches. Même si elle n’est pas systématique, la comparaison sert la démonstration. Dans l’objectif de souligner la singularité du constitutionnalisme tunisien, la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 est souvent comparée à la Constitution égyptienne du 18 janvier 2014 et à la Constitution marocaine du 29 juillet 2011. La comparaison peut également être établie pour démontrer les similitudes entre la Tunisie, l’Egypte et le Maroc. Le choix de ces deux pays n’est par conséquent pas anodin et nécessite d’être justifié.

A la différence de l’Egypte et de la Tunisie, le Maroc n’est pas une république mais une monarchie constitutionnelle. Malgré les mobilisations populaires de 2010-2011, le Maroc n’a pas connu de révolution ou/et de rupture constitutionnelle. Le 9 mars 2011, le Roi confie la révision du texte constitutionnel à une commission consultative composée de dix-sept membres165. Acquise à la cause du pouvoir, la commission consultative adopte un projet de constitution accepté par le Roi dans son discours du 17 juin 2011. Approuvée par référendum le 1er juillet 2011, la Constitution est promulguée le 29 juillet 2011. A l’opposé des Constitutions égyptienne et tunisienne de 2014, le préambule de la Constitution marocaine de 2011 fait du Maroc un Etat musulman souverain. A cela s’ajoute l’article 3 de la Constitution qui fait de l’Islam, la religion de l’Etat. Même si l’article 2 prévoit que la souveraineté appartient à la Nation166, les lois adoptées par le législateur ne doivent en aucun cas

165 « [D]ans son discours du 9 mars 2011, le souverain exprime sa volonté de procéder à l’élaboration d’un

nouveau texte constitutionnel et de confier cette mission à une commission consultative composée de 17 membres. Cette commission, formée de membres nommés par le roi est principalement composée de juristes, d’économistes et de sociologues. » O. BENDOUROU, « La nouvelle Constitution marocaine du 29

juillet 2011 », Revue française de droit constitutionnel, 2012/3, 91, p. 512.

166 L’article 2 de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011 précise que : « La souveraineté appartient à la

Nation qui l’exerce directement, par voie de référendum, et indirectement, par l’intermédiaire de ses représentants. / La Nation choisit ses représentants au sein des institutions élues par voie de suffrages libres, sincères et réguliers. »

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contrevenir aux prescriptions de l’Islam. L’Islam règne sur les institutions de l’Etat et le Roi en est le garant. Malgré la révision constitutionnelle de 2011, la conception traditionnelle et religieuse du pouvoir reste inchangée. La Constitution écrite s’impose aux pouvoirs publics et le Roi a une autorité religieuse et morale dont ne dispose aucune institution de l’Etat. Qualifié d’Amir Al Mouminine ou de Commandeur des Croyants, le Roi bénéficie d’une légitimité religieuse incontestée. C’est la raison pour laquelle, en vertu de l’article 41 de la Constitution actuelle, il veille au respect de l’Islam167, protège les droits et les libertés des citoyennes et des citoyens168 et préside le Conseil supérieur des Ouléma169.

A l’inverse, l’Egypte et la Tunisie sont des républiques qui ont connu des révolutions et l’élaboration de nouvelles constitutions. A l’instar de la Tunisie, l’Islam est la religion de la majorité des Egyptiens. Contrairement à l’ANC tunisienne, le Comité des 50170 égyptien ne comprenait que deux représentants des partis islamistes. En dépit de cela, les constituants égyptiens ont gravé dans le marbre constitutionnel l’identité religieuse de l’Etat : la charia a une valeur normative171 et l’Islam est la religion de l’Etat. En tant que religion de l’Etat, l’Islam s’oppose à l’expression de certaines droits et libertés. Il est par exemple difficile pour les musulmans de quitter la religion, de débattre ou de contester publiquement les raisons qui fondent le droit et/ou la loi, ou de revendiquer l’égalité des droits entre l’homme et la femme.

167 Le dernier alinéa de l’article 41 de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011 prévoit que : « Le Roi

exerce par dahirs les prérogatives religieuses inhérentes à l’institution d’Imarat Al Mouminine qui Lui sont conférées de manière exclusive par le présent article. »

168 Articles 41 et 42 de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011.

169 Dans l’ensemble de cette thèse, le terme Ouléma a été écrit Uléma. Dans l’objectif de rester fidèle à la traduction française officielle de la Constitution marocaine du 29 juillet 2011, ce paragraphe opte pour la translation Ouléma. Pour plus de précisions sur la traduction française officielle de la Constitution marocain du 29 juillet 2011, cf. http://www.sgg.gov.ma/Portals/0/constitution/constitution_2011_Fr.pdf.

170 Composé de 50 personnages publics, le Comité des 50 est formé par le décret présidentiel n° 570/2013 du 2 septembre 2013. Sa composition offre une représentation de toutes les forces égyptiennes qu’elles soient politiques ou sociales. Il regroupe deux représentants des mouvements islamiques, un de l’armée, trois de l’Eglise, trois d’Al-Azhar et, trois leaders du mouvement Tamarrod. Le décret précité nomme un représentant de chaque parti politique et de chaque syndicat égyptien important. En vertu de l’article 29 de la déclaration constitutionnelle du 8 juillet 2013 (régissant la période de transition constitutionnelle), le Comité des 50 était chargé d’approuver les travaux de la commission des 10. Composée de dix experts juridiques, cette dernière commission avait émis un rapport proposant des amendements constitutionnels limités. L’idée de l’établissement d’une nouvelle Constitution n’était pas encore envisagée. Le Comité des 50 va pourtant aller au-delà de la mission qui lui était initialement attribuée puisqu’il a mené une réflexion sur l’intégralité du texte constitutionnel de 2012. Son rapport propose des réformes sur les institutions publiques, le caractère « civil » de l’Etat et les dispositions constitutionnelles relatives aux droits et libertés. Le 3 décembre 2013, le Comité des 50 a remis le nouveau texte constitutionnel au président de la République.

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La Constitution égyptienne de 2014 reprend mot pour mot les dispositions de l’article 2 de la Constitution égyptienne de 1971 selon lesquelles : « Les principes de la charia islamique sont la source principale de

législation ». La Constitution de 1971 est la première Constitution égyptienne à consacrer la valeur

normative de la charia. Alors qu’elle prévoyait initialement que la charia était « une source principale de

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En Tunisie et en Egypte pourtant, les Constitutions de 2014 reconnaissent le caractère « civil » de l’Etat ou du gouvernement. Contrairement au préambule de la Constitution égyptienne de 2014172, l’article 2 de la Constitution tunisienne de 2014 fonde l’Etat « civil » sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit. L’article 2 de la Constitution du 27 janvier 2014 empêche le législateur d’adopter des lois contraires aux libertés et aux droits inhérents à la citoyenneté. En Egypte, bien que la Constitution du 18 janvier 2014 consacre la notion de citoyenneté, son article 2 fait de la charia, la source principale de la législation. L’Islam est une source formelle et matérielle du droit et de la loi en Egypte. De plus, depuis la révision d’avril 2019, l’armée égyptienne est placée au-dessus du système constitutionnel. L’article 200 de la Constitution égyptienne de 2014 fait de l’armée, la gardienne de la Constitution et la garante de la démocratie, des composantes fondamentales de l’Etat, de son caractère « civil », ainsi que des acquis du peuple et des droits et des libertés individuelles. Le rôle de l’Islam et de l’armée en Egypte empêche l’expression pleine et entière des droits et libertés des citoyens. La comparaison de l’expérience tunisienne avec le Maroc et l’Egypte ne fait qu’accentuer la spécificité du cas tunisien.

Même si les islamistes ont milité pour réintroduire la charia dans le texte constitutionnel, les modernistes ont lutté pour insérer l’article 2 de la Constitution, qui dispose du caractère « civil » de l’Etat. Malgré les dissensions entre les constituants sur la place à accorder à l’Islam au sein de l’Etat, la société tunisienne actuelle est régie par le droit. Toutefois, si en Tunisie l’Islam est géré par l’Etat, le droit et la loi peuvent avoir une connotation religieuse en fonction de l’interprète et de la lecture de l’article premier. L’étude du cas tunisien appelle en outre à une mise à l’épreuve constante : il est important d’être au fait de l’actualité tunisienne pour savoir si l’analyse menée sur la singularité du constitutionnalisme tunisien est confirmée ou infirmée par la pratique du droit en Tunisie. Cette étude est également une expérimentation dont les conclusions restent provisoires : elles dépendent en effet de la mise en place de la Cour constitutionnelle et des lois à venir sur les droits et les libertés des Tunisiens, notamment l’égalité homme / femme.

En observant comment le constitutionnalisme tunisien se construit, le comparatiste essaie de comprendre comment une identité constitutionnelle comprise dans l’Islam, est conciliable avec les composantes traditionnelles du constitutionnalisme. Afin de mener à bien son enquête, le comparatiste commence par analyser la place de l’Islam dans la formation d’une

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identité constitutionnelle éclatée (PARTIE I). Ceci suppose qu’il étudie le rôle, l’importance et les fonctions attribuées à l’Islam par les 217 élus à l’ANC. S’il s’intéresse aux travaux préparatoires à la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014, il identifie les éléments qui relèvent de la globalisation du droit constitutionnel et ceux qui résistent à cette tendance. Dans l’objectif de saisir l’ensemble des composantes de l’identité constitutionnelle tunisienne, le comparatiste emprunte une démarche historique. Les traces de l’identité sont ainsi recherchées dans la Constitution du 1er juin 1959, la Constitution de 1861 et le Pacte

fondamental de 1857.

En remontant aussi loin qu’il est possible dans le passé de la Tunisie, le comparatiste comprend que l’Islam comme caractéristique de l’identité constitutionnelle est symptomatique du constitutionnalisme tunisien. Partagée entre l’universel et le national, la Constitution du 27 janvier 2014 en est la dernière expression. Inscrit dans l’aire arabo-musulmane, ce constitutionnalisme interroge l’impact de l’Islam sur les droits et libertés fondamentaux. S’il étudie le sort et l’essor du constitutionnalisme en Tunisie, le comparatiste cerne les conflits qui le traversent (PARTIE II). Instruit de la réalité constitutionnelle, il oppose le discours progressiste tenu par la doctrine sur le constitutionnalisme tunisien aux pratiques nationales du droit. Bien qu’il relève la tension entre les standards constitutionnels globaux et les spécificités culturelles et identitaires régionales et nationales, le comparatiste arrive au constat que le constitutionnalisme tunisien tente malgré tout et contrairement aux expériences arabo-musulmanes similaires de concilier les valeurs universelles et identitaires qui font sa spécificité. Ce constat n’est pourtant pas définitif puisque le constitutionnalisme tunisien est en mouvement et sa consolidation n’est pas achevée.

PARTIE I. La place de l’Islam dans la formation d’une identité constitutionnelle éclatée PARTIE II. Les conflits inhérents au constitutionnalisme tunisien

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PARTIE I. LA PLACE DE L’ISLAM DANS LA

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