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Les éléments culturels et spécificités identitaires du système constitutionnel tunisien

Expression de l’identité98 de la Tunisie, la Constitution du 27 janvier 2014 réaffirme des caractéristiques plus distinctives et autochtones99. Qualifiées d’ « identité

constitutionnelle »100, ces caractéristiques renvoient à la structure fondamentale de la Constitution. Concrètement, l’identité constitutionnelle est un socle de principes et de règles qui représentent la substance et l’esprit d’une architecture constitutionnelle donnée. C’est la base partagée à la lumière de laquelle tout le régime constitutionnel doit être bâti. C’est aussi le caractère permanent et fondamental de ce qui forme et de ce qui fait partie de la constitution101. Ghazi GHERAIRI parle d’horizon indépassable puisqu’il est inimaginable de passer outre, de supprimer ou encore de perdre cette identité. Ces principes et règles doivent nécessairement faire l’objet d’un consensus sociétal et politique. Ils doivent également être constitutionnelle “modérée” n’implique d’aucune manière une constitution mondiale cohérente et uniforme, ni même – c’est certain – un Etat global. L’idée n’est pas de créer un gouvernement centralisé et global mais de constitutionnaliser une gouvernance multi-niveaux, globale et polyarchique. Ce projet doit en effet prendre en compte plus largement les besoins et les intérêts des pays en voie de développement et leurs populations. » Ibid.

98 Selon Paul RICOEUR, le concept d’identité serait composé de l’identité-idem et de l’identité-ipse. Notion composite, l’identité-idem suppose une dynamique entre trois facteurs : l’unité (identité numérique), la similitude (identité qualitative) et la permanence dans le temps (idée de structure invariable, de système combinatoire). L’identité est aussi une notion dialectique qui implique une conciliation entre le même (l’identité-idem) et la diversité (l’identité-ipse). L’identité-ipse contiendrait alors le changement, l’autre. Pour plus de précisions sur le concept d’identité, cf. P. RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Editions du Seuil, 1990, 410 p. et N. ABI RACHED, L’identité constitutionnelle libanaise [microfiche], G. DRAGO (dir.), Thèse de doctorat en droit, Paris, Université Panthéon-Assas Paris II, 2011, p. 22.

99 H. W. O. OKOTH-OGENDO, “Constitutions Without Constitutionalism: Reflections on an African Paradox”, in D. GREENBERG, S. N. KATZ, M. B. OLIVIERO, S. C. WHEATLEY (eds.), Constitutions

and Democracy. Transitions in the Contemporary World, New York 1993, p. 65.

100 Sur les différentes acceptions de l’identité constitutionnelle, cf. G.-J. JACOBSOHN, Constitutional

Identity, England, Harvard University Press, 2010, 355 p. Voir également M. ROSENFELD,

« Constitutional Identity », in M. ROSENFELD, A. SAJO (eds.), The Oxford Handbook of Comparative

Constitutional Law, Oxford, Oxford Universitu Press, 2012, pp. 756-775 et, M. TROPER, « L’identité

constitutionnelle », in B. MATHIEU (dir.), Cinquantième anniversaire de la Constitution française, Paris, Dalloz, 2008, pp. 123-131.

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Entretien avec l’Ambassadeur de Tunisie à l’UNESCO, Monsieur Ghazi GHERAÏRI, le vendredi 8 juin 2018 à l’UNESCO à Paris.

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retrouvés au sein des dispositions de la constitution et servir d’éléments d’interprétation du nouveau texte constitutionnel102.

Le Professeur Gary Jeffrey JACOBSOHN precise d’ailleurs qu’ « une constitution acquiert

une identité par l’expérience ; cette identité n’existe ni comme un objet d’invention discret, ni comme une essence fortement incrustée dans la culture d’une société, ne nécessitant que d’être découverte. Au contraire, l’identité émerge dialogiquement et représente un mélange d’aspirations et d’engagements politiques qui expriment le passé d’une nation, ainsi que la détermination de ceux de la société qui cherchent d’une certaine façon à transcender ce passé. »103 L’attention portée à l’histoire constitutionnelle de la Tunisie et aux travaux préparatoires à la Constitution du 27 janvier 2014 aide le comparatiste à appréhender les composantes de l’identité constitutionnelle tunisienne. Actuellement traduites par des clauses immuables ou non révisables, ces composantes « identifient le noyau dur du système, qui, au

nom de l’identité elle-même, doit être préservé de toute modification, y compris celles qui sont réalisées à travers la procédure prévue pour la révision constitutionnelle. »104 Gravées aux articles 1, 2, 49 et 75 de la Constitution du 27 janvier 2014, ces composantes concernent respectivement la forme de l’Etat, les droits et libertés fondamentaux garantis par la Constitution, la durée du mandat présidentiel et son nombre.

Si elles éclairent « les éléments de spécificité du cadre constitutionnel national »105, elles gravent dans le marbre constitutionnel « une divergence par rapport aux standards

globaux. »106 Cette divergence est en partie liée à l’aire civilisationnelle et culturelle dans laquelle s’inscrit la Tunisie. Inscrit à l’article premier de la Constitution du 27 janvier 2014, l’Islam est l’une des composantes de l’identité constitutionnelle tunisienne. Bien qu’il ait fait l’objet de nombreux débats à l’ANC, l’article premier de la Constitution du 27 janvier 2014 reprend mot pour mot l’article premier de la Constitution du 1er juin 1959. Identique d’une constitution à l’autre, l’article premier traverse le temps et fait de la Tunisie, une exception

102

Ibid.

103 G.-J. JACOBSOHN, “The formation of constitutional identities”, in R. DIXON and T. GINSBURG (eds.),

Comparative Constitutional Law, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2011, pp. 129-130.

104 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 : illustration de la globalisation du droit constitutionnel ? »,

Revue française de droit constitutionnel, 114, 2018, p. 349. Voir également M. TROPER, « L’identité

constitutionnelle », précit., pp. 123-131 et G.-J. JACOBSON, “The formation of constitutional identities”,

précit., pp. 129-142.

105 T. GROPPI, « La Constitution tunisienne de 2014 dans le cadre du “constitutionnalisme global” », précit., p. 13.

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dans le monde arabo-musulman. Cet article indique en effet que : « La Tunisie est un Etat

libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime. » Le possessif « sa » pose la question de savoir qui de l’Etat ou du peuple a pour

religion l’Islam107. Si l’Islam est la religion de l’Etat, cela veut dire que la religion est normative, alors que si l’Islam est une caractéristique du peuple en Tunisie, la religion aurait une fonction descriptive. Sujet à interprétations, l’article premier est pourtant lié à l’article deuxième qui fait de la Tunisie, un Etat « civil » fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit.

Au cœur du compromis constitutionnel108

, ces deux articles caractériseraient à eux seuls, la substance et l’esprit du système constitutionnel tunisien109. La Tunisie est un Etat « civil » qui a pour référence l’Islam. Cette affirmation pose pourtant la question de savoir si l’Islam comme composante de l’identité constitutionnelle est compatible avec la limitation du pouvoir, l’autonomie individuelle et l’égalité homme / femme chers au constitutionnalisme. L’Islam traite en effet « des questions comme le blasphème, le prosélytisme, l’héritage et le

statut personnel [qui] entrent souvent en conflit avec les dispositions constitutionnelles concernant l’égalité, la liberté d’expression et la liberté de religion. »110 L’Islam interdit aux musulmans de quitter la religion, condamne l’apostasie, le takfir et le blasphème111. De la même manière, il ne reconnaît pas l’égalité successorale entre l’homme et la femme. Or, depuis le règne d’Ahmed Bey, la Tunisie a aménagé son identité musulmane avec les idées constitutionnelles européennes. S’il est nécessaire de savoir comment cela est possible112

, il est également fondamental de comprendre ce que ce que veut dire construire le constitutionnalisme tunisien.

107 C. YARED, « “Un Etat civil, pour un peuple musulman” ou le nouveau pari constitutionnel de la Tunisie »,

POLITEIA – N° 31 (2017), p. 154.

108 Pour plus de précisions sur la naissance de ce compromis cf. le Chapitre 2 du Titre I de la PARTIE I de cette thèse, relatif à la naissance du « compromis dilatoire » entre théocrates et démocrates, p. 117.

109 Bien qu’ils fassent partie de l’identité constitutionnelle de la Tunisie, les articles 39 et 75 sont liés à l’histoire récente du pays. Ils rappellent la prise de distance par rapport au passé autoritaire et liberticide de la Tunisie. Ces deux articles font l’objet de plus amples développements au sein de la thèse.

110 R. HIRSCHL and A. SHACHAR, “Competing Orders? The Challenge of Religion to Modern Constitutionalism”, The University of Chicago Law Review, 85 (2), 2018, p. 427.

111 Les raisons pour lesquelles l’Islam prohibe ces libertés sont expliquées au sein du A. du Paragraphe 2 de la Section 2 du Chapitre 1 du Titre II de la PARTIE II de cette thèse, relatif à la liberté de ne pas avoir de

religion, p. 499.

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II. Ce que veut dire construire le constitutionnalisme tunisien

Le terme construction est intéressant à plusieurs égards. Construire, c'est « [b]âtir, suivant un

plan déterminé, avec des matériaux divers »113, dont les synonymes sont notamment édifier, ériger, reconstruire. Cette première définition aide le comparatiste à fabriquer l’objet de son étude, avec des matériaux qui ne sont autres que la contextualisation et l’appréhension culturelle du droit. Construire signifie également « [f]aire exister (un système complexe) en

organisant des éléments mentaux. »114 Il est aussi synonyme des verbes agencer, arranger, assembler, composer, créer. Cette seconde signification permet de trouver dans la tradition, la culture, l’histoire, la politique, la sociologie et le droit, les éléments qui aident le comparatiste à élaborer de toute pièce, à sa manière et avec les éléments de son choix, l'objet d’étude qu’est le constitutionnalisme tunisien. L’objet « constitutionnalisme tunisien » n’est donc pas venu de nulle part, il a été construit au fil de la recherche sur le droit et le système constitutionnel en Tunisie. S’il est nécessaire d’exposer au lecteur comment le comparatiste a construit et contextualisé l’objet de sa recherche (B), il est également important à cette fin de situer le chercheur dans un contexte bien précis (A).

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