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L’opposition du « peuple de la révolution » au « peuple des élections »

Titre I La consécration constitutionnelle de l'identité

Paragraphe 1 Légitimité révolutionnaire contre légalité constitutionnelle 193

A. L’opposition du « peuple de la révolution » au « peuple des élections »

Les différentes classes sociales et catégories professionnelles s'étaient rassemblées pour réclamer plus de libertés et le respect de leur dignité en tant qu’Hommes et citoyens tunisiens. Mais alors que la révolution donnait naissance au « peuple de la révolution » (1), l’expression du pluralisme politique et religieux197 a permis la création d’un nouveau peuple, celui des élections (2). Ce dernier est d’ailleurs bien différent de celui qui s’était exprimé le 25 mars 1956, à l’occasion des premières élections constituantes de la Tunisie indépendante.

1. La naissance du « peuple de la révolution »

Le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, Mohamed BOUAZIZI s'immole par le feu. Il devient alors le symbole des laissés pour compte du développement économique et social de la capitale et le déclencheur d'une révolte contre un régime autoritaire et défaillant, celui du Président Zine El-Abidine BEN ALI. Les mouvements spontanés des classes sociales

196 Dans un article consacré au « gouvernement de fait », Ferdinand LARNAUDE estime qu’un gouvernement de fait est celui qui succède irrégulièrement au gouvernement légal. Son irrégularité résulte du fait qu’il n’est pas établi selon les normes en vigueur. Autrement dit, il ne dispose d’aucune habilitation juridique pour agir. Pour plus de précisions sur ce poin voir. F. LARNAUDE, « Le gouvernement de fait », Revue

générale de droit international public, 1921, p. 471.

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déshéritées ont été qualifiés d’intifadha198 et se sont amplifiés avec le ralliement des organisations syndicales au niveau local et des professions libérales de la capitale199. Sans leadership et contrairement à d’autres révolutions, les mouvements protestataires qui ont secoué la Tunisie n'ont pas débuté à Tunis200. Les revendications économiques et sociales des régions périphériques du pays se sont associées aux diverses demandes politiques des paysans, ouvriers, diplômés chômeurs et même aux classes sociales aisées de la capitale. Aux revendications premières de justice sociale, s’est ajoutée l’ambition démocratique d'un peuple qui retrouvait sa souveraineté201 en exprimant à nouveau sa volonté.

Ce n’est qu’en gagnant Tunis que les révoltes ou intifadha, se sont transformées en une révolution, thawra. « C’est par l’agrégation, puis par la coordination de ces mouvements

spontanés, que nous passons de la mobilisation, à l’insurrection sporadique puis générale et de l’insurrection générale à la Révolution. »202

Bien que se fondant sur des considérations matérielles, le message révolutionnaire des Tunisiens était éminemment politique. En se détachant des considérations identitaires et religieuses, la population a investi certains lieux symboliques203 et, fait des locaux de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT)204 le siège de la révolution. Les Tunisiens réclamaient le respect des valeurs universelles que sont la dignité, la liberté, l’égalité et la justice. Cet esprit de désenclavement politique et culturel s'est également manifesté par les slogans révolutionnaires exprimés – en plus de l’arabe –, en français et en anglais. Le 14 janvier 2011, le peuple tunisien scandait des « Dégage ! » à l’encontre du Président BEN ALI, des « Yes we can. Sidi Bouzid », ou des « I have a tunisian

Dream » devant le ministère de l’Intérieur, à l’avenue Habib BOURGUIBA.

198

H. YOUSFI, L’UGTT, une passion tunisienne. Enquête sur les syndicalistes en révolution 2011-2014, Tunis, IRMC-Med. Ali éditions, 2015, p. 60.

199 Pour plus de détails sur les évènements qui secouèrent la Tunisie à partir du 17 décembre 2010 cf. « De l’intifadha au soulèvement général », in Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam,

op.cit., pp. 72-77, et « Du soulèvement populaire de Sidi Bouzid à la chute de Ben Ali (17 décembre 2010-14 janvier 2011) », in L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance,

Paris, La Découverte, 2015, p. 86.

200

F. KHOSROKHAVAR, The New Arab Revolutions that Shook the World, op.cit., p. 35.

201 On passait du slogan « [l]’emploi est un droit, bande de voleurs » à celui plus révélateur : « Le peuple veut

la chute du régime. »

202 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., p. 74. Voir également B. NABLI,

Comprendre le monde arabe, Paris, Armand Colin, 2013, p. 231.

203

A l’exemple des maisons de l’UGTT, de la place Mohamed Ali AL HAMMI, secrétaire général de l’UGTT à Tunis, de l’avenue Habib BOURGUIBA, des maisons municipales, des chefs-lieux de gouvernorat et de délégation. Pour plus de précisions sur ce point cf. H. YOUSFI, L’UGTT, une passion tunisienne. Enquête

sur les syndicalistes en révolution 2011-2014, op.cit., p. 63.

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Par conséquent, ce peuple révolté et mobilisé pour le droit et contre la dictature, s’oppose radicalement au « peuple des élections »205. A la manière du Doyen Yadh BEN ACHOUR, le « peuple de la révolution » doit être compris au sens emblématique du terme. Il « sort du

foyer vers la rue et de l’obéissance vers la désobéissance civile. »206

Il s’insurge pour défendre ses idées, faire aboutir ses revendications et installer de nouvelles institutions. Les revendications politiques des premiers jours de la révolution se transforment pourtant au lendemain des élections. Si les Tunisiens se battaient pour le respect de leurs droits sociaux et politiques, à partir du 23 octobre 2011, les constituants ont posé les bases d’une société et d’un Etat nouveaux, fondés sur des considérations identitaires et religieuses.

2. L’expression politique du « peuple des élections »

Le 25 mars 2011, le décret-loi n° 14-2011207 portant organisation provisoire des pouvoirs publics, suspend la Constitution du 1er juin 1959 et organise le fonctionnement des institutions politiques jusqu’à ce qu’une Assemblée Constituante soit élue : « Il dissout officiellement les

Chambres des députés et des conseillers, le Conseil constitutionnel et le Conseil économique et social (art. 2). »208 Cependant, il maintient en l’état le Tribunal administratif et la Cour des comptes (art. 3). L’entrée en vigueur du décret-loi n° 14-2011 conduit Fouad MEBAZZA, président de la République par intérim à exercer le pouvoir législatif et exécutif209. Le dernier pouvoir revient également à un gouvernement provisoire dirigé par Mohamed GHANNOUCHI. « Quoique de valeur juridique indéfinie dans un ordre normatif en pleine

recomposition »210, ce décret-loi de légitimité révolutionnaire fonde un système politique et juridique nouveau211. Suivi du décret-loi n° 35 du 10 mai 2011 relatif à l’élection de l’ANC212

, il consacre un scrutin au suffrage universel libre, direct et secret213.

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La différence entre le peuple de la révolution et celui des élections est empruntée au Doyen Yadh BEN ACHOUR. Pour plus de précisions sur ce point cf. « Qui est le peuple de la Révolution ? » et, « L’alternance et le nouveau peuple des élections », in Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en

pays d’islam, op.cit., respectivement aux pp. 77-80 et 139-144.

206

Ibid., p. 78.

207 Décret-loi n° 14 du 23 mars 2011, JORT n° 20 du 25 mars 2011, p. 363.

208 R. BEN ACHOUR et S. BEN ACHOUR, « La transition démocratique en Tunisie : entre légalité constitutionnelle et légitimité révolutionnaire », précit., p. 722.

209 Il l’exerce sous forme de décrets-lois après délibération du Conseil des ministres.

210

R. BEN ACHOUR et S. BEN ACHOUR, « La transition démocratique en Tunisie : entre légalité constitutionnelle et légitimité révolutionnaire », précit., p. 723.

211 Son préambule fonde le nouveau pouvoir politique sur la souveraineté du peuple et le suffrage universel libre et équitable : « Le Président de la République par intérim,

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Le scrutin mis en place est un scrutin de liste à la représentation proportionnelle au plus fort reste au niveau de chaque circonscription électorale. Il permet l’expression de toutes les catégories sociales et de toutes les formations politiques. En favorisant « la multiplication des

listes électorales et l’éparpillement du vote sur une multitude de candidats indépendants »214 , ce mode de scrutin avantage les partis politiques imposants, à l’exemple d’Ennahdha. L’abrogation de la loi du 3 mai 1988 et l’adoption du décret-loi n° 87 du 24 septembre 2011 sur les partis politiques215, permet l’expression du pluralisme politique et religieux ouvrant la voie aux antagonismes et aux dissidences multiples. D’inspiration démocratique216, le décret-loi n° 87 du 24 septembre 2011 légalise une multitude de partis qui « couvre un très large

spectre politique : nationaliste arabe, libéral, destourien, socialiste, communiste et islamiste. »217 Contrairement au Néo-Destour ou au Rassemblement Constitutionnel

Considérant que le peuple tunisien est souverain et exerce sa souveraineté par le biais de ses représentants élus au suffrage direct, libre et équitable,

Considérant que le peuple a exprimé au cours de la révolution du 14 janvier 2011 sa volonté d'exercer sa pleine souveraineté dans le cadre d'une nouvelle Constitution,

Considérant que la situation actuelle de l'Etat, après la vacance définitive de la Présidence de la République le 14 janvier 2011, telle que constatée par le Conseil constitutionnel dans sa déclaration publiée au Journal Officiel de la République Tunisienne en date du 15 janvier 2011, ne permet plus le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, et que la pleine application des dispositions de la Constitution est devenue impossible,

Considérant que le président de la République est le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect de la loi et de l'exécution des traités, et qu'il veille au fonctionnement régulier des pouvoirs publics et assure la continuité de l'Etat,

Après délibération du Conseil des ministres. Prend le décret-loi dont la teneur suit :

Article premier - Jusqu'à ce qu'une Assemblée Nationale Constituante, élue au suffrage universel, libre, direct et secret selon un régime électoral pris à cet effet, prenne ses fonctions, les pouvoirs publics dans la République tunisienne sont organisés provisoirement conformément aux dispositions du présent décret-loi. » Décret-loi n° 14 du 23 mars 2011, JORT n° 20 du 25 mars 2011, p. 363.

212 JORT, n° 33 du 10 mai 2011, pp. 647-656.

213 Le décret-loi n° 35 du 10 mai 2011 a été complété par plusieurs textes réglementaires. Les plus importants étant : le décret n° 1088 du 3 août 2011 relatif au découpage des circonscriptions électorales et au nombre des sièges attribués à chaque circonscription (JORT, n° 59 du 9 août 2011, pp. 1434-1442). Le décret n° 1087 du 3 août 2011 fixant le plafond de la subvention électorale et ses modalités d’ordonnancement (JORT, n° 59 du 9 août 2011, p. 1434). Le décret n° 1089 du 3 août 2011 fixant le niveau des responsabilités au sein du Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) déterminant l’inéligibilité à l’ANC conformément à l’article 15 du décret-loi n° 35 du 10 mai 2011 (JORT, n° 59 du 9 août 2011, p. 1443).

214 L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p. 85.

215 JORT, n° 74 du 30 septembre 2011, pp. 1993-1996.

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Ce décret-loi abroge les lois liberticides de 1988 et fonde le nouveau régime sur le principe de la liberté d’organisation des partis politiques. L’autorisation préalable du ministre de l’Intérieur est supprimée et remplacée par une déclaration auprès du Premier ministre. Les autorités politiques ne peuvent plus entraver directement ou indirectement l’organisation et le fonctionnement des partis.

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Démocratique218, les partis politiques qui se mobilisent sont peu organisés et, nouvellement implantés dans la société tunisienne.

De plus, même si les revendications populaires ne sont ni identitaires ni religieuses, une révolution politique « peut avoir pour résultat paradoxal de renforcer les réactions et réflexes

identitaires majoritaires dans la société. »219 C'est effectivement ce qui s'est produit : la multiplication excessive de partis et la comparaison des partis démocratiques aux élites occidentalisées ont poussé les classes deshéritées à voter majoritairement pour les islamistes. En effet, « l’électeur moyen a eu l’impression que le combat politique opposait “le défenseur

de la religion” et le “négateur de la religion”. Il y a eu par conséquent une mobilisation assez forte pour défendre la religion qu’on croyait menacée par les “laïques”, al’almâniyyun. »220

Certes le « peuple de la révolution » retrouve sa souveraineté mais, la flamme révolutionnaire qui avait réussi à rassembler les Tunisiens autour d’un objectif commun, s’éteint rapidement. Du fait du désintérêt de la population pour les élections et du faible taux d’inscriptions volontaires sur les listes électorales, aucun parti politique n’obtient la majorité absolue des sièges à l’Assemblée : 89 des 217 sièges de l’ANC sont occupés par les islamistes d’Ennahdha, alors même qu’ils n’avaient pas participé de manière directe, à la révolution. Les exactions commises par les régimes autoritaires de BOURGUIBA et BEN ALI leur ont donné une légitimité historique sans précédent.

En 2011, aucun parti ne symbolise à lui seul l’unité nationale, contrairement aux élections constituantes du 25 mars 1956. Alors, Habib BOURGUIBA avait éliminé ses adversaires politiques221, avant même que le Bey n’accepte de sceller – le 29 décembre 1955 – le décret portant convocation d’une Assemblée Constituante. En écartant les défenseurs de l’identité arabe et musulmane et en s’alliant à l’UGTT, il s’assurait de la part de ses alliés, du respect de sa politique du "plan par étapes222". La loi électorale promulguée le 6 janvier 1956 faisait le

218 Cf. Annexe 1 – Glossaire – Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD).

219 Y. BEN ACHOUR, Tunisie : Une révolution en pays d’islam, op.cit., pp. 113-114.

220

Ibid., p. 138.

221 L’opposition politique à Habib BOURGUIBA s’organisait essentiellement au sein de trois mouvements. Ses principaux adversaires étaient les yousséfistes, les zeïtouniens et, les caciques du Vieux-Destour. Pour plus de précisions sur l’identité des militants yousséfistes et leur rôle dans la formation de l’identité constitutionnelle tunisienne cf. le 2. du A. du Paragraphe 2 de ce chapitre relatif à l’adaptation de l’Islam à

la conception occidentale de la souveraineté, p. 75.

222 Le "plan par étapes" ou « méthode des petits pas » est la technique politique par laquelle Habib BOURGUIBA va arracher progressivement la souveraineté tunisienne à la France. Les concessions accordées à l’adversaire n’étaient par conséquent que des étapes intermédiaires pour avancer vers un objectif déterminé à savoir l’indépendance de la Tunisie. Pour plus de précisions sur ce point cf. « La

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choix du scrutin majoritaire à un tour. Elle permettait au Front National constitué le 15 mai 1956223 de faire cavalier seul et au Néo-Destour d’être la principale force au sein de l’ANC224. La volonté exprimée le 23 octobre 2011 n’est plus celle du seul Combattant Suprême, al

mujâhid al akbar225. Elle reflète la diversité et l’hétérogénéité des idées politiques de la population. Majoritaires à l’Assemblée, les islamistes sont amenés à former un gouvernement de coalition226 et de s’allier avec deux partis séculiers de l’ancien régime : le CPR et

Ettakatol. Mais alors que les Tunisiens avaient été appelés pour élire les membres d’une

Assemblée Nationale Constituante, les élections du 23 octobre 2011 ont divisé la scène politique et cristallisé les débats au sein de l’ANC entre partisans de la coalition gouvernementale et opposants à la politique de la troïka227.

B. La confrontation entre majorité et opposition au sein de l’Assemblée Nationale

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