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L’aménagement d’une identité constitutionnelle comprise dans l’Islam avec les fondements du constitutionnalisme

B. La contextualisation de l’objet de la recherche

III. L’aménagement d’une identité constitutionnelle comprise dans l’Islam avec les fondements du constitutionnalisme

Le Professeur Ferhat HORCHANI avoue que « [l]a question de la relation entre l’islam et le

constitutionnalisme se pose parce que la Constitution est censée définir l’identité de l’Etat, la source du pouvoir et la manière dont les normes, en particulier celles qui régissent les droits et les libertés, sont générées et respectées. »150 Cette question se pose en Tunisie après la révolution du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011 pour deux raisons principales. La première est que l’Islam est la religion de la majorité des Tunisiens. La deuxième est liée à la victoire du parti islamiste Ennahdha aux élections constituantes du 23 octobre 2011. Alors même que le programme électoral du parti avait précisé la volonté des Nahdhaouis de maintenir la formulation de l’article 1er

de la Constitution du 1er juin 1959, en 2012, ils changent de position : ils désirent faire de la charia151, la source de la législation et de Dieu, le seul souverain. Ceci contredit pourtant la volonté d’une partie des Tunisiens d’installer un Etat « civil » fondé sur la citoyenneté, la souveraineté du peuple et la primauté du droit. Cet Etat « civil » distinguerait la religion de la politique et non la religion de l’Etat.

« L’idée de séparer la religion et la politique a une histoire. Celle-ci est chrétienne, prend ses

racines dans l’expérience de la chrétienté européenne et a été rendue possible parce que les chrétiens considéraient, pratiquement dès les origines, que l’église et l’Etat étaient des entités conceptuellement séparées, dont les compétences et les pouvoirs, ainsi que la logique, étaient

150 F. HORCHANI, “Islam and the Constitutional State. Are They in Contradiction?”, précit., p. 199.

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La référence à la charia ne donne pas d’indication sur le droit matériel mis en œuvre. Composé du Coran et de la Sunna, la charia est un corpus de textes. Ce dernier renvoie surtout aux obligations du musulman (ibadat), au droit de la famille et, à l’héritage. Le législateur et le juge sélectionnent dans ce corpus les textes dont ils ont besoin. Suite à cela, ils se livrent à un travail d’interprétation. Quand Ennahdha fait référence à la charia, deux questions se posent. Quel texte sera appliqué ? Quel est l’objectif de la référence à la charia. Pour de plus amples explications sur la charia cf. Jean-Philippe BRAS, « Droit, Islam et Politique dans les Printemps arabes », Conférence Cycle 2012-2013 : Religion et politique en Islam, EHESS, le 2 avril 2013, [en ligne], [consulté le 19 septembre 2020], https://www.canal-u.tv/video/ehess/11_conference_de_jean_philippe_bras_droit_islam_et_politique_dans_les_printemps_arab es.12040.

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différents. »152 Contrairement au Christianisme, il n’y a pas d’Eglise dans l’Islam. Aucun intermédiaire n’existe entre l’humain et le divin. La séparation de la religion et de la politique s’oppose au message, à l’esprit et aux objectifs de l’Islam153

. A l’origine de l’Islam, se trouve d’ailleurs l’idée d’Umma154

. L’Umma est une « communauté politico-religieuse unifiée dans laquelle l’autorité politique est à la fois soumise au droit divin et chargée de l’appliquer. »155 Il semble alors logique que les partisans d’Ennahdha aient voulu lier la religion et la politique. A l’instar des Frères musulmans en Egypte, ils voulaient aussi faire de l’Islam, la religion de l’Etat. Or, depuis la promulgation de la Constitution du 1er

juin 1959, la spécificité de la Tunisie résidait dans son article premier. Sous les régimes autoritaires de BOURGUIBA et de BEN ALI, cet article n’a jamais été interprété de manière à faire de l’Islam, la religion de l’Etat. L’Islam a toujours été géré par l’Etat et il ne servait pas de source formelle à la loi.

Nonobstant pour éviter le scénario égyptien156 et rester au pouvoir, Ennahdha renonce à ses prétentions premières. Il accepte de reconduire l’article premier de la Constitution du 1er

juin 1959 et de faire de la Tunisie un Etat « civil ». Toutefois, lors du neuvième congrès du parti157, Ennahdha rappelle que l’Etat « civil » doit être construit sur les valeurs de l’Islam. Malgré le maintien de l’article premier de la Constitution du 1er

juin 1959, les Nahdhaouis considèrent que les gouvernants peuvent s’inspirer des préceptes religieux. Contrairement à l’article 2 de la Constitution égyptienne du 18 janvier 2014 qui fait de l’Islam, la religion de l’Etat et des principes de la charia, la source principale de la législation, en Tunisie, le peuple est souverain mais ses représentants peuvent s’inspirer des préceptes et principes de l’Islam pour élaborer la loi, selon la volonté du peuple et les attentes du corps social. La Tunisie est de ce fait, un Etat « civil » dont la référence est l’Islam.

Phénomène sociologique saisi par la loi, l’Islam ne devrait s’opposer ni aux droits et aux libertés du citoyen, ni à leur protection juridictionnelle et encore moins, à l’instauration de

152 S. LAST STONE, « La religion et l’Etat : des exemples de séparation en droit hébraïque », in H. RUIZ FABRI et M. ROSENFELD (dir.), Repenser le constitutionnalisme à l’âge de la mondialisation et de la

privatisation, Paris, Société de Législation Comparée, 2011, p. 355. Voir également S. MANCINI, “The

Tempting of Europe, the Political Seduction of the Cross: A Schmittian Reading of Christianity and Islam in European Constitutionalism”, in S. MANCINI and M. ROSENFELD (eds.), Constitutional Secularism in

an Age of Religious Revival, Oxford, Oxford University Press, 2014, pp. 111-135.

153 L’Islam ne connaît ni dans son histoire, ni sans ses textes, une séparation entre le temporel et le spirituel.

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Cf. Annexe 1 – Glossaire – Umma.

155 S. LAST STONE, « La religion et l’Etat : des exemples de sépration en droit hébraïque », précit., p. 355.

156 En Egypte, la société civile renverse le régime politique des Frères musulmans et pousse le Président MORSI à la démission.

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l’Etat de droit en Tunisie. Or, « la religion et le constitutionnalisme se heurtent souvent à des

valeurs fondamentales et à des préférences politiques. »158 Quand bien même l’Islam n’admet ni la liberté de conscience159 ni l’égalité successorale entre l’homme et la femme160, le droit et la loi en Tunisie les reconnaissent explicitement. L’article 6 de la Constitution du 27 janvier 2014 prévoit la garantie par l’Etat de la liberté de conscience. Le 23 novembre 2018, le Gouvernement de Youssef CHAHED a approuvé puis déposé à l’Assemblée des

Représentants du Peuple (ARP), un projet de loi relatif à l’égalité successorale. Bien qu’ils

soient révolutionnaires, ces deux exemples posent la question de savoir si la liberté de conscience et l’égalité successorale sont pleinement effectives dans les textes et la pratique. Ce n’est qu’après avoir étudié les travaux préparatoires à la Constitution du 27 janvier 2014 et la réalité constitutionnelle tunisienne qu’une réponse à la question pourra être apportée. L’article 6 de la Constitution du 27 janvier 2014 enjoint l’Etat à protéger la religion et à garantir la liberté de conscience. En ne constitutionnalisant que l’Islam, les constituants excluent du texte constitutionnel les individus athées, non croyants, non pratiquants et non musulmans. Or la liberté de conscience consiste en la possibilité pour un individu de décider librement de ses opinions politiques et religieuses, de son système de valeurs et de principes existentiels et cela inclut de ne pas en avoir161. La liberté de conscience doit par ailleurs pouvoir s’exercer sans crainte de représailles, de manière libre et s'il y a lieu, publique. Bien qu’elle soit reconnue par l’article 6 de la Constitution, la liberté de conscience est comprise dans l’Islam. Socialement et culturellement important, l’Islam n’admet pourtant aucune critique en Tunisie. Aucun comportement ou propos allant à l’encontre des principes et valeurs de l’Islam ne peut donc être tenu en public. Dès lors, la liberté de conscience n’est pas pleinement garantie. Malgré ce constat il est remarquable de constater que la Tunisie est le seul pays arabo-musulman qui, suite à la vague révolutionnaire de 2010-2011, a

158 R. HIRSCHL and A. SHACHAR, “Competing Orders? The Challenge of Religion to Modern Constitutionalism”, précit., p. 426.

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Dans l’Islam, on est libre d’adhérer au message coranique mais il est difficile de se rétracter. Pour plus de précision sur la conception islamique de la liberté de conscience cf. « Islam et liberté de conscience - Conférence “Islam au XXIème siècle” du 26 février 2019 à l’UNESCO » [en ligne], [consulté le 10 septembre 2019], https://www.youtube.com/watch?v=obc MDijaOtA&t=5611s&fbclid=IwAR3XWUZkgcspeAUXUhXNLDiMm9V3AkNat634lmCp3mxxAWgVN

OBbgpUaWis.

160 Le verset 11 de la Sourate 4 An-Nisa’ du Coran précise en effet que le fils hérite le double de la part de la fille.

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La liberté de conscience est plus large que la liberté de religion puisqu’elle inclut la métaphysique et la philosophie.

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constitutionnalisé la liberté de conscience. Cela n’est pas le cas en Egypte par exemple. La Constitution du 18 janvier 2014 ne fait mention que de la liberté de croyance162.

Au demeurant, la Tunisie est le seul pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient qui pense introduire dans sa législation, le principe d’égalité successorale163. Toutefois, pour ne pas heurter les convictions religieuses de certains Tunisiens, les réformes proposées établissent la possibilité pour le défunt d’appliquer les prescriptions religieuses en matière de succession. En laissant la possibilité au mourant de choisir le régime successoral appliqué à ses biens, l’égalité en matière d’héritage n'est qu'une option. En dépit de cela, cet exemple est significatif de la volonté des Tunisiens de concilier leur identité constitutionnelle comprise dans l’Islam avec les valeurs et principes au fondement du constitutionnalisme. Quoique certaines expressions de l’Islam aillent à l’encontre des droits et des libertés des citoyens, la spécificité du cas tunisien n’apparait qu’après la comparaison avec des expériences arabo-musulmanes similaires ou proches. C’est d’ailleurs tout l’intérêt d’une étude de droit comparé.

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