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La valeur juridique attribuée à l’article 1 er

Titre I La consécration constitutionnelle de l'identité

A. La valeur juridique attribuée à l’article 1 er

de la Constitution : une interprétation dépendant de l’interprète

La formulation de l’article premier de la Constitution du 27 janvier 2014 précise que : « La

Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime. » Cet énoncé est ambigu et pose deux questions auxquelles il est

important de répondre : d’une part, y a-t-il une religion d’Etat en Tunisie ? Autrement dit, « la

religion musulmane pratiquée en Tunisie est[-elle] impulsée et/ou contrôlée par l’Etat »731 ? D’autre part, le droit musulman732

est-il une source du droit tunisien ? « En d’autres termes,

est-ce que les lois ou les règlements doivent se conformer au droit musulman ? »733 Aujourd’hui comme hier, les Tunisiens interprètent les dispositions de cet article en fonction de leurs présupposés idéologiques et politiques. Ils s’accordent uniquement sur son caractère polysémique. En effet, comme le dit Chaker HOUKI, cet article serait juridiquement normatif, alors que pour le Professeur Abdelfattah AMOR, « cette formule n’a

pas de valeur juridique précise. »734

Si pour Hédi KERROU, l’article premier est mobilisé pour « pallier l’omission du législateur

ou en cas de silence ou d’ambiguïté du droit »735, pour Mohamed ARBI HACHEM, l’article premier « relève de l’ordre international public tunisien. »736 Non seulement les dispositions de l’article premier posent les principes fondamentaux à l’aune desquels est appréciée la norme internationale, mais les préceptes et valeurs de l’Islam vont servir de source principale

730

L’interprétation création quant à elle consiste soit à attribuer au texte une interprétation nouvelle non comprise dans les significations identifiables par l’interprétation connaissance, soit à tirer du texte des normes qualifiées d’implicites par des moyens logiques, des raisonnements non déductifs ou au moyen d’arguments analogiques. L’interprétation création est selon Ricardo GUASTINI un véritable acte de création normative, puisqu’à l’appui d’un texte, un nouveau domaine du possible peut être créé. Cf. R. GUASTINI, Leçons de théorie constitutionnelle, (traduit et présenté par V. CHAMPEIL-DESPLATS), Paris, Dalloz, 2010, 270 p.

731 F. HACHED, « La laïcité : un principe à l’ordre du jour de la IIème République tunisienne ? », précit., p. 30.

732 Pour plus de précisions sur l’expression « droit musulman », cf. Note de bas de page 277 et, J.-P. CHARNAY, Esprit du droit musulman, op.cit., p. 6.

733 F. HACHED, « La laïcité : un principe à l’ordre du jour de la IIème République tunisienne ? », précit., p. 30.

734 C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 152.

735

Ibid., p. 153.

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pour le Code du Statut Personnel737. Même si les propos de ces deux juristes concernent l’article premier de la Constitution du 1er

juin 1959, ils peuvent s’appliquer à l’article premier de la Constitution actuelle. Il en est de même des propos du juge d’ancien régime Mabrouk BEN MOUSSA. « Pour le juge M. Ben Moussa, bien que la Constitution n’ait pas prévu la

charia comme source de droit, le statut de l’islam dans la Constitution ne devrait pas être réduit à son article 1er, mais doit être associé au préambule qui précise que le peuple tunisien proclame son attachement aux préceptes de l’islam et l’article 38 qui insiste sur la condition de l’islamité du chef de l’Etat. »738

Dans le cadre de la Constitution du 27 janvier 2014, il est possible d’associer le paragraphe 3 du préambule qui exprime l’attachement du peuple « aux enseignements de l’Islam » et l’article 74 qui établit la « confession musulmane » comme condition pour présenter sa candidature à la présidence de la République. Bien que le texte constitutionnel ne dispose pas explicitement de la charia, les juristes précités la considèrent comme une source matérielle du droit. Les principes et valeurs de l’Islam s’imposeraient alors au législateur et au juge. Mohamed HABIB CHERIF précise d’ailleurs « que l’islam, par essence, n’est pas seulement

une religion de culte, mais il est à la fois Etat et religion et que le droit en est naturellement une partie intégrante. »739 Le droit musulman serait donc une source du droit tunisien. Mais, si ces auteurs voient en l’Islam la religion de la Tunisie comme Etat musulman, « pour

d’autres, il s’agit d’une religion d’Etat »740 .

En effet, pour le Professeur Mohamed CHARFI, la religion qu’est l’Islam est contrôlée et gérée par l’Etat, puisqu’il appartient à l’Etat « d’assurer la construction, l’entretien et le

fonctionnement des lieux de culte, comme il lui appartient d’assurer l’enseignement religieux. »741 La religion serait donc pour lui, protégée par l’Etat. « Il est intéressant de noter

737 Au cours de son audition du 13 mars 2012 par la Commission du préambule, le Professeur Hafedh BEN SALEH avance que l’Etat a fait de la charia une source d’inspiration essentielle pour les dispositions du

Code du Statut Personnel. Néanmoins, la charia – pour être appliquée – doit être conforme à la modernité,

adaptée au présent et ouverte aux évolutions et changements à venir. Les constituants ne peuvent en faire une source formelle des lois, mais s’inspirer de ses principes généraux, tels que la justice, l’égalité ou encore la sûreté. Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission du préambule, des

principes fondamentaux et de révision de la Constitution, « Audition de Mrs Sadok BELAÏD et Hafedh

BEN SALAH », 13 mars 2012 [en ligne], [consulté le 4 avril 2018], https://majles.marsad.tn/fr/docs/

518e5bfc7ea2c422bec252e2 (en arabe).

738 C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 153.

739 Ibid., p. 154.

740

F. HACHED, « La laïcité : un principe à l’ordre du jour de la IIème République tunisienne ? », précit., p. 30.

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que le principe d’une religion d’Etat n’est pas propre aux pays musulmans. »742

Alors que la Constitution irlandaise du 1er juillet 1937 est adoptée « [a]u nom de la Très Sainte Trinité »743, l’article 3-1 de la Constitution grecque du 9 juin 1975 proclame que « [l]a religion dominante

en Grèce est celle de l’Eglise orthodoxe orientale du Christ. »744

Selon le Professeur Michel VERPEAUX, « [l]a consécration d’une religion comme

dominante ou officielle ou de l’Etat et encore moins la référence du Préambule et des phrases précédant le texte au Dieu, aussi bien que le maintien des liens entre l’Etat et l’Eglise pour ce qui est de la nomination ou le paiement du traitement des ministres des cultes ne suffisent pas à transformer un Etat en Etat théocratique ou non laïque ou à conduire à la suppression de la liberté religieuse. »745 La consécration d’une religion d’Etat n’exclut pas forcément les autres religions de la Constitution et n’empêche pas l’Etat de garantir à ses citoyens, les libertés de croyance, de conscience et de religion. D’ailleurs, la reconnaissance constitutionnelle d’une religion officielle ne veut pas dire que le pouvoir séculier est au service de la religion dominante746. Est-ce vraiment le cas ? Afin de mieux comprendre les propos du Professeur Mohamed CHARFI, il est essentiel de comparer l’organisation constitutionnelle des rapports entre la religion et l’Etat en Irlande à celle qui a lieu en Tunisie747. De la sorte, il sera plus facile d’évaluer si le pouvoir en Tunisie est soumis au respect de la religion dominante.

Le premier alinéa de l’article 44 de la Constitution irlandaise de 1937 prévoit que « l’Etat

reconnaît que l’hommage de l’adoration publique est dû au Dieu Tout-Puissant. Il révérera Son nom ; il respectera et honorera la religion. »748 Le deuxième alinéa de cet article précise que l’Etat s’engage à « ne doter aucune religion »749

d’un statut particulier. Il en est de même en Tunisie : même si l’Islam est reconnu comme la religion officielle, les dispositions constitutionnelles n’interdisent pas expressément les autres religions, confessions ou cultes.

742 F. HACHED, « La laïcité : un principe à l’ordre du jour de la IIème République tunisienne ? », précit., p. 33.

743

M. VERPEAUX, « La garantie de la liberté religieuse impose-t-elle un Etat laïque ? », in J. ILIOPOULOS-STRANGAS (ed.), Constitution & Religion, Bruxelles, Bruylant, Coédition Sakkoulas, 2005, p. 6.

744 Ibid., p. 5.

745 J. ILIOPOULOS-STRANGAS, « La garantie de la liberté religieuse impose-t-elle un Etat laïque et notamment la séparation des Eglises de l’Etat ? », in J. ILIOPOULOS-STRANGAS (éd.), Constitution &

Religion, op.cit., p. 26.

746 M. VERPEAUX, « La garantie de la liberté religieuse impose-t-elle un Etat laïque ? », précit., pp. 5-6.

747 Ayant exposé le contexte d’élaboration de la Constitution irlandaise de 1922, il était plus pertinent de reprendre la comparaison avec le cas irlandais. La comparaison avec la Constitution grecque de 1975 aurait été intéressante mais dans l’objectif d’être exhaustif, il était préférable de reprendre un cas déjà contextualisé.

748 J. ILIOPOULOS-STRANGAS, « La garantie de la liberté religieuse impose-t-elle un Etat laïque et notamment la séparation des Eglises de l’Etat ? » précit., p. 25.

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D’ailleurs, Ali MEZGHANI considère que la formule de l’article premier faisant de « l’Islam

sa religion » n’a pas d’effet juridique. « Qu’il soit doté d’une religion, cela veut dire qu’il750

est censé veiller sur les affaires religieuses aussi bien islamiques que chrétiennes et juives, sans plus. Dès lors, toute interprétation normative de l’article 1er de la Constitution n’est en aucun cas fidèle à la vérité historique. »751

Même si l’Islam est reconnu comme la religion officielle, les institutions religieuses sont et demeureront toujours séparées des institutions politiques et juridiques.

Pourtant, la Constitution du 27 janvier 2014 ne dispose que de l’Islam, contrairement au cas irlandais. Il aurait été préférable que « l’Etat soit le gardien des religions d’autant que

l’article 6 ne manque pas d’affirmer solennellement l’engagement de celui-ci de diffuser les valeurs de modération et de tolérance. »752 Mais, comment respecter les autres religions si la Constitution ne les reconnaît pas ?

L’Etat tunisien doit d’une part, protéger la religion et le sacré et d’autre part, garantir la liberté de conscience. Bien que la Constitution du 27 janvier 2014 ne dispose que de l’Islam, la protection étatique du sacré ne cible aucun culte et aucune religion en particulier. L’article 44 de la Constitution du 1er juillet 1937 impose également à l’Etat irlandais de respecter et d’honorer « la religion » et de garantir « la liberté de conscience, la profession et la pratique

libre de la religion, … sous réserve de l’ordre public et de la moralité. »753 En Tunisie et en Irlande, la liberté de conscience est comprise dans la religion et ses bases : aucune disposition constitutionnelle n’est consacrée aux individus athées, non croyants et/ou non pratiquants. Même si au sein des deux Etats la souveraineté appartient au peuple, les deux Constitutions contiennent de multiples références et symboles religieux. Les deux sociétés sont traditionnellement et culturellement attachées aux rites et pratiques du Catholicisme et de l’Islam. Pour autant, les deux Etats respectent-ils les autres religions ?

Alors que l’article 44 de la Constitution irlandaise précise que l’Etat ne fait aucune discrimination entre les différents statuts religieux, la Constitution tunisienne est muette à ce sujet. Plus encore, alors que le même article traite du droit de l’enfant d’aller dans une école subventionnée par l’Etat sans assister à l’enseignement religieux, l’article 39 de la Constitution tunisienne précise que l’Etat veille « à l’enracinement des jeunes générations

750 Ici, il est également fait référence à l’Etat.

751 C. HOUKI, Islam et Constitution en Tunisie, op.cit., p. 156.

752

R. BEN ACHOUR, « La Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 », précit., p. 790.

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dans leur identité arabe et islamique. »754 Il est facile de penser que l’enseignement religieux des mineurs est obligatoire en Tunisie et qu’il incombe à l’Etat de l’inculquer. Quid du droit des enfants à ne pas assister aux cours d’éducation religieuse ? Qu’en est-il du respect par l’Etat du droit des parents d’inscrire leurs enfants dans des établissements non religieux ? Alors que la Constitution irlandaise répond à ces questions et traite de toutes les religions sur un pied d’égalité, la Constitution tunisienne n’accorde de statut privilégié qu’à l’Islam et reste dans le flou constitutionnel pour ce qui est de l’organisation et du fonctionnement effectif des relations entre l’Islam et l’Etat.

Pour le Doyen Yadh BEN ACHOUR et la féministe Hafidha CHEKIR, même si l’Islam dispose de certains privilèges, l’article premier de la Constitution en fait simplement « une

identité culturelle. »755 L’Islam ne serait donc pas normatif mais aurait uniquement un effet déclaratif. Rien dans la formulation de l’article premier n’affirme la primauté de l’Islam sur les autres caractéristiques de la Tunisie. L’article premier servirait donc d’annonce, puisqu’il ne ferait qu’exposer les grands traits qui caractérisent l’Etat. Mais alors, une constitution peut-elle contenir des dispositions purement déclaratoires et sans portée normative ? Afin de répondre de manière claire à la question, il est essentiel de dire que la norme constitutionnelle est la signification conférée par un interprète, à un énoncé des sources du droit. Elle est le produit d’une interprétation et suppose la médiation d’un pouvoir d’appréciation de l’interprète756

. Or, puisque les juristes échouent à trancher le débat relatif à la valeur à attribuer à l’article premier de la Constitution, il est logique qu’en attendant la mise en place de la Cour constitutionnelle, ce soient les autorités publiques qui interprètent le contrat social du 27 janvier 2014.

754

Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014, article 39, deuxième alinéa.

755 F. HACHED, « La laïcité : un principe à l’ordre du jour de la IIème République tunisienne ? », précit., p. 30.

756

R. GUASTINI, Leçons de théorie constitutionnelle, (traduit et présenté par V. CHAMPEIL-DESPLATS), Paris, Dalloz, 2010, 270 p.

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B. Le choix des autorités publiques d’une interprétation déterminée de la formule

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