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Le choix des autorités publiques d’une interprétation déterminée de la formule « l’Islam sa religion »

Titre I La consécration constitutionnelle de l'identité

B. Le choix des autorités publiques d’une interprétation déterminée de la formule « l’Islam sa religion »

Ce n’est qu’en janvier 2015757, après l’installation du premier gouvernement, que le système politique de la Deuxième République tunisienne est officiellement et complètement entré en vigueur. Bien que – comme dans tout régime parlementaire – l’effectivité du pouvoir est attribuée au gouvernement, élu directement par le peuple, le président de la République « s’est

transfiguré en une autorité supérieure de fait sous couvert de la fonction arbitrale présidentielle, tandis que le chef du gouvernement Habib Essid, un technocrate, sans parti, désigné par le Président, fait office d’autorité subalterne de fait, faisant écho à la volonté présidentielle. »758 Attribuée au président de la République par l’article 72 de la Constitution, la fonction arbitrale varie d’un chef de l’Etat à l’autre759

. Chaque président « veille au respect

de la Constitution » à sa manière760.

Contrairement à l’interprétation connaissance qui consiste en une opération scientifique dépourvue de tout effet pratique761, l’interprétation décision et l’interprétation création sont des opérations politiques, accomplies par des organes d’application, qui entraînent des conséquences juridiques. Précédemment, il a été dit que le défunt président de la République a

757 Arrivé en tête aux élections législatives du 26 octobre 2014, le 5 janvier 2015, le parti Nidaa Tounes charge Habib ESSID de former un gouvernement. Ancien secrétaire d’Etat sous BEN ALI et ministre-conseiller de Hamadi JEBALI au cours de la période transitoire, Habib ESSID présente un premier gouvernement à l’ARP le 26 janvier 2015. Le 2 février 2015, il présente la deuxième version de son gouvernement, (la première n'ayant pas été avalisée), qui est cette fois, acceptée par l’ARP le 5 février. Il s’agit d’une coalition entre Nidaa Tounes, Ennahdha, Afek Tounes, l’Union Patriotique Libre (UPL) et le Front de Salut National

(FSN).

758 H. MRAD, De la Constitution à l’accord de Carthage : Les premières marches de la Deuxième

République, Tunis, Nirvana, 2017, p. 9.

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Sur l’évolution du rôle et des fonctions du président de la République dans le régime parlementaire cf. « Le régime parlementaire », in P. LAUVAUX et A. LE DIVELLEC (dir.), Les grandes démocraties

contemporaines, Paris, PUF, 2015, pp. 196-207.

760 Le régime parlementaire en Tunisie est inspiré du « système dualiste [français] renouvelé, expérimenté

avant-guerre, qui restitue une part d’autorité gouvernementale au chef de l’Etat sur le fondement de son élection au suffrage universel direct. Ce système a pris en France la figure du présidentialisme majoritaire dans lequel le chef de l’Etat est aussi le chef de la majorité parlementaire et gouverne en tant que tel. » P.

LAUVAUX et A. LE DIVELLEC (dir.), Les grandes démocraties contemporaines, op.cit., p. 203. Du fait de son élection au suffrage universel direct, le président Béji CAÏD ESSEBSI détenait une part d’autorité gouvernementale. Suite aux élections législatives du 26 octobre 2014 et, du fait du mode de scrutin à la proportionnelle au plus fort reste, aucun parti politique n’a pu disposer d’une majorité pour gouverner seul. Leader de Nidaa Tounes, Béji CAÏD ESSEBSI était en 2015, l’un des chefs de la coalition gouvernementale formée en partie avec Ennahdha. En 2019, la configuration des pouvoirs exécutif et législatif est somme toute différente : bien qu’élu au suffrage universel direct, Kaïs SAÏED se situe en dehors du jeu partisan et ne se réclame d’aucun parti politique. Mais, à l’instar des élections législatives du 26 octobre 2014, les élections législatives du 6 octobre 2019 n’ont permis à aucun parti politique de disposer d’une majorité pour gouverner seul.

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relié – par sa lecture du texte constitutionnel – le caractère « civil » de l’Etat à l’Islam comme religion. Cette liaison des articles 1 et 2 de la Constitution a permis à son parti de remporter les élections législatives et présidentielles de 2014. La lecture du texte constitutionnel par Béji CAÏD ESSEBSI a donc dépassée l’acte d’interprétation puisqu’il s’agit en fait d’un véritable acte de création normative. C’est à l’appui des dispositions constitutionnelles et de la directive d’interprétation que Béji CAÏD ESSEBSI crée un nouveau domaine du possible : il met en œuvre des institutions « civiles » pour un peuple musulman. Kaïs SAÏED procède-t-il ainsi ?

Massivement mobilisés pour les élections de 2014, 55% des Tunisiens se sont abstenus de voter le 15 septembre 2019 au premier tour des élections présidentielles762. Déçus par les partis et les hommes politiques au pouvoir, ils ont désigné Kaïs SAÏED763 président de la République. Sans véritable programme politique, Kaïs SAÏED est élu grâce à un message simple : « les formations politiques traditionnelles n’ont pas su répondre aux attentes de la

jeunesse en matière de travail, de liberté et de dignité. »764 Ce message ravive la flamme révolutionnaire et lui rallie les jeunes désœuvrés, une frange des diplômés chômeurs, de la gauche, les nationalistes arabes et les islamistes entre autres765. Bien qu’il ait des idées conservatrices assez tranchées766, il n’a pas fait de ses convictions personnelles un slogan

762 Contre 37% le 23 novembre 2014 au premier tour des élections présidentielles. Pour plus de précisions sur ce point cf. M. VERDIER, « En Tunisie, les jeunes plébiscitent le “révolutionnaire-conservateur” Kais Saied », La Croix [en ligne], publié le lundi 16 septembre 2019, [consulté le 17 décembre 2019],

https://www.la-croix.com/Monde/Afrique/En-Tunisie-jeunes-plebiscitent-revolutionnaire-conservateur-Kais-Saied-2019-09-16-1201047912.

763 Juriste de formation, Kaïs SAÏED n’est pas un professionnel de la politique. Les Tunisiens le connaissent surtout grâce à ses multiples interventions télévisées. Il intervenait régulièrement pour expliquer des points de droit et des articles de la Constitutions du 1er juin 1959 et de celle du 27 janvier 2014.

764 K. MOHSEN-FINAN, « Kaïs Saïed, le candidat tunisien qui cultive la différence », Orient XXI [en ligne], publié le mercredi 6 octobre 2019, [consulté le 20 décembre 2019], https://orientxxi.info/magazine/kais-saied-le-candidat-qui-cultive-la-difference,3325.

765 Les destouriens et les modernistes à l’instar d’Abir MOUSSI, de Mohsen MARZOUK, d’Abdelhamid ZBIDI et de Youssef CHAHED ont plus de mal à se rallier à sa cause.

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Issue d’une famille pieuse mais réformiste, il estime que la religion est un choix personnel. Fin connaisseur de la Constitution du 27 janvier 2014, ses discours renvoient à la liberté religieuse mais ne mentionnent pas la liberté de conscience. S’il considère que l’Etat est une personne morale a-religieuse, il estime que l’Islam est la religion de l’Umma, de la communauté des croyants musulmans. En faveur de la peine capitale pour les cas de terrorisme et de viol, il est également opposé à la dépénalisation de l’homosexualité. Bien qu’il critique l’article 230 du Code pénal qui criminalise la sodomie et qui autorise les tests anaux, il affirme qu’il faut préserver les valeurs de la société. Est-ce à dire que les droits et libertés prévus par la Constitution sont, selon lui, compris dans l’Islam ? Seule sa lecture à venir du texte constitutionnel le dira. Son discours du 28 septembre 2020 laisse pourtant croire qu’il privilégie la loi de talion à la justice de l’Etat de droit. Pour plus de précisions sur son programme en matière de libertés cf. C. LAFRANCE, « Présidentielle en Tunisie : quatre questions sur le programme de Kaïs Saïed en matière de libertés », Jeune Afrique [en ligne], publié le mardi 8 octobre 2019, [consulté le 18 décembre 2019],

https://www.jeuneafrique.com/834460/politique/presidentielle-en-tunisie-quatre-questions-sur-le-programme-de-kais-saied-en-matiere-de-libertes/.

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politique. Il considère justement que les revendications révolutionnaires des Tunisien(ne)s ne sont pas de nature identitaire mais de nature économique et sociale767.

Bien qu’il soit attaché aux dispositions de la Constitution, il n’est pas aussi soucieux de respecter la volonté des constituants que d’écouter les revendications du peuple. Comme l’affirme l’historienne Sophie BESSIS, son projet768 politique se résume à la formule suivante : A sha’b yurîd, « Le peuple veut »769. Il estime que le peuple a été déposé de son pouvoir et cherche par la fonction présidentielle à lui restituer ses droits souverains. En réalité, son projet est « une remise en question du système politique doublé d’une nécessité de

repenser la Constitution de 2014. »770 A l’opposé de Béji CAÏD ESSEBSI sa volonté n’est pas de faire un choix de société et de fixer la nature de l’Etat. Il se réapproprie les slogans révolutionnaires et veut faire du niveau local le centre de la décision politique.

Ayant enseigné le droit constitutionnel et les institutions politiques, il maîtrise les rouages du régime parlementaire et connaît l’histoire politique et juridique de la Tunisie. Il sait donc qu’au sein d’un régime parlementaire, l’essentiel du pouvoir réside dans la chambre élue directement par le peuple. Contrairement à son prédécesseur, Kaïs SAÏED ne cherche pas à préserver la technique du tawâfuq ou choix du compromis par consensus mais à favoriser l’expression de la volonté multiple du peuple. Conscient de la réalité de la fonction présidentielle dans le régime parlementaire, il compte actuellement sur le rôle de l’ARP. Il précise d’ailleurs que s’il n’a pas le soutien de l’ARP pour réaliser les réformes de ses vœux, la sanction qu’il subira sera de nature politique et non juridique. Seul ce que décident le peuple et ses représentants réunis en assemblée compte pour lui771.

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A. REKIK, « L’élection présidentielle en Tunisie : vers un renforcement du rôle du président ? », Le blog

de Jus Politicum, revue internationale de droit constitutionnel [en ligne], [consulté le 11 décembre 2019], http://blog.juspoliticum.com/2019/11/07/lelection-presidentielle-en-tunisie-vers-un-renforcement-du-role-du-president-par-azza-rekik/#_ftn5.

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Lors du débat télévisé qui l’a opposé à son concurrent Nabil KAROUI, Kaïs SAÏED a martelé qu’il n’avait pas de programme mais qu’il pensait au projet politique à offrir aux Tunisiens cf. le débat entre les candidats Kaïs SAÏED et Nabil KAROUI au second tour de la présidentielle en date du 11 octobre 2019, [en ligne], [consulté le 18 décembre 2019], https://www.youtube.com/watch?v=vGf35QHvYUg (en arabe).

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Interview de Sophie BESSIS, « Tunisie : lendemains d’élections », publié le vendredi 18 octobre 2019 par l’IREMMO [en ligne], [consulté le 20 décembre 2019],

https://www.youtube.com/watch?v=3LAsTFDTAyA&t=1s&fbclid=IwAR1vPLkY8xft6HpKITGLVGNmi

7RW_-YKQnBIUTTtjH-d-ecvWYJGXk9GOpc.

770 K. MOHSEN-FINAN, « Kaïs Saïed, le candidat tunisien qui cultive la différence », Orient XXI [en ligne], publié le mercredi 6 octobre 2019, [consulté le 20 décembre 2019], https://orientxxi.info/magazine/kais-saied-le-candidat-qui-cultive-la-difference,3325.

771 Voir l’interview accordée par Kaïs SAÏED à la Radio Express FM sur sa conception de la fonction présidentielle et sa vision de la Tunisie, [en ligne], [consulté le 18 décembre 2019],

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Arrivé en tête des élections législatives du 6 octobre 2019, Ennahdha optera-t-il pour la technique du tawâfuq ou sera-t-il soucieux de respecter la volonté du peuple ? Seuls les débats parlementaires à venir le diront. Pour autant, comment un parti religieux comme Ennahdha, peut-il procéder pour que ses aspirations politiques soient conformes aux concessions qu’il a faites durant le processus constituant et qui sont consignées dans le texte constitutionnel ?

Soucieux de conserver le pouvoir et de prouver aux observateurs internationaux qu’il est l’acteur politique à l’origine des concessions qui ménagent l’une des transitions démocratiques du monde arabe les plus inédites, Ennahdha va progressivement se plier aux exigences de la démocratie, en se conformant à la volonté électorale des Tunisiens. Au cours de son dixième congrès tenu à Hammamet du 20 au 22 mai 2016, le parti islamiste « a en effet

décidé de séparer le volet politique de la prédication, de rompre avec l’islam politique des Frères musulmans, de devenir moins wahhabite que tunisien, en tant que parti politique "spécialisé" dans la politique, intégré dans le jeu institutionnel et démocratique ».772 Rached

GHANNOUCHI veut diriger Ennahdha « vers un parti politique, national, civil à référent

islamique, qui œuvre dans le cadre de la Constitution du pays et s’inspire des valeurs de l’islam et de la modernité »773

. Les théocrates sortent de l’islam politique pour entrer dans une démocratie musulmane774. Le discours des islamistes avance et s’adapte progressivement aux exigences de la Tunisie du XXIème siècle.

Seulement comme l’affirme le Professeur Hatem MRAD « [c]’est dans la politique de détail

qu’on pourra évaluer l’étendue du changement d’Ennahdha sur le plan doctrinal. Est-ce qu’elle va continuer à rejeter la logique démocratique égalitaire entre les hommes et les femmes en matière d’héritage ? Est-ce qu’ils vont accepter l’égalité sur le plan politique et la refuser dans la vie privée ? Est-ce qu’ils vont accepter la liberté pleine et entière des femmes ? Les droits des homosexuels ? L’abolition de la peine de mort ? Ou vont-ils

772 H. MRAD, De la Constitution à l’accord de Carthage : Les premières marches de la Deuxième

République, op.cit., p. 11.

773 Y. BELLAMINE, « Retour sur le 10ème Congrès d’Ennahdha », Huffpost Maghreb/Tunisie, [en ligne], publié le lundi 23 mai 2016, [consulté le 24 août 2018], https://www.huffpostmaghreb.com/2016/05/23

/ennahdha-tunisie_n_10105590.html.

774 La démocratie suppose le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Dans une démocratie musulmane, le peuple est musulman. Autrement dit même s’il gouverne, il reste attaché aux valeurs et principes de l’Islam. Seulement l’Islam n’est plus en confrontation directe avec les institutions de l’Etat : le domaine politique est distingué du domaine religieux et, les partis islamistes acceptent le pluralisme politique et les procédures démocratiques. Ces-dernières découlent en partie des principes de représentation et de séparation des pouvoirs. Pour plus de précisions sur la mue d’Ennahdha cf. « Tunisie : Ennahdha acte sa mue en parti civil », Jeune Afrique [en ligne], publié le dimanche 22 mai 2016, [consulté le 24 août 2018], http://www.jeuneafrique.com/327596/politique/tunisie-ennahdha-acte-mue-parti-civil/.

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continuer à faire prévaloir la morale communautaire islamique ? Y aura-t-il une différence profonde pour eux entre l’islam comme un dogme, et à l’avenir, l’islam comme référence morale ? »775 Du fait des élections législatives du 6 octobre 2019, Ennahdha est le parti qui dispose du plus grand nombre de sièges à l’ARP. Si les débats sur l’amendement de la loi électorale et le décès de Béji CAÏD ESSEBSI ont retardé si ce n’est stoppé ceux qui sont relatifs à la loi sur l’égalité successorale, se pose la question de savoir si la nouvelle configuration de l’ARP permettra son adoption776

. Seul l’avenir et les débats parlementaires relatifs au projet sur l’égalité homme / femme en matière d’héritage, le diront777

. Le Professeur Monia BEN JEMIA précise qu’au sein de l’ARP, on assiste actuellement à une « guerre des interprétations »778 entre islamistes et sécularistes. Alors que les premiers estiment que le projet de loi en discussion est contraire au texte clair et intangible du Coran, les seconds considèrent que l’article premier de la Constitution fait de l’Islam la religion de la majorité des Tunisiens et non une source du droit.

775

H. MRAD, De la Constitution à l’accord de Carthage : Les premières marches de la Deuxième

République, op.cit., p. 306.

776 Le projet de loi relatif à l’égalité successorale a été approuvé par le Gouvernement de Youssef CHAHED le 23 novembre 2018 puis déposé à l’ARP.

777

La présidente de la Commission des Libertés Individuelles et de l’Egalité (COLIBE) Bochra BELHAJ HMIDA a récemment affirmé que le projet de loi sur l’égalité successorale pourrait être adopté sans le soutien d’Ennahdha. La seule condition étant que les députés progressistes soient tous présents à l’ARP le jour du vote. Pour plus de précisions sur ce point cf. S. ATTIA, « Tunisie – Bochra Belhaj Hmida : “Le

projet de loi sur l’héritage est un pas de géant” » Jeune Afrique [en ligne], publié le jeudi 13 décembre

2018 et mis à jour le mardi 12 novembre 2019, [consulté le 11 décembre 2019],

https://www.jeuneafrique.com/mag/679408/politique/tunisie-bochra-belhaj-hmida-le-projet-de-loi-sur-lheritage-est-un-pas-de-geant/.

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Intervention du Professeur Monia BEN JEMIA à Sciences Po Bordeaux, le jeudi 28 mars 2019 au séminaire du LAM (Les Afriques dans le Monde) au sujet des « Femmes et de la transition politique en Tunisie ».

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CONCLUSION

Du fait de la constitutionnalisation simultanée de deux conceptions de l’Etat, la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 est un ensemble de potentialités sur la nature de l’Etat et de la société. La Constitution consacre deux positions antagonistes extrêmes et crée, de ce fait, une situation d’attente qui ne sera résolue que par la pratique politique ou l’interprétation juridique du texte constitutionnel. Le compromis dilatoire auquel ont abouti les constituants, renvoie aux interprètes authentiques l’interprétation du texte constitutionnel. L’ambiguïté et la contradiction des formulations constitutionnelles employées sont et devront être exploitées par les interprètes lors de l’application du contrat social tunisien. Alors que ces derniers lisent la Constitution à l’aune de leurs présupposés théologiques, politiques ou autres, la décision relative au choix de société et à la nature de l’Etat, relève également du législateur.

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