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L’article 146 et les différentes méthodes d’interprétation de la Constitution

Titre I La consécration constitutionnelle de l'identité

Paragraphe 1 L’immunisation constitutionnelle du texte contre tout conflit d’interprétation

A. L’article 146 et les différentes méthodes d’interprétation de la Constitution

Comme il a précédemment été énoncé, « le texte constitutionnel comprend une synthèse de

différentes visions qui ont toujours été considérées comme incompatibles. Leur coexistence dans le texte nécessitait d’immuniser le texte contre tout conflit d’interprétation. »636 Bien que l’Islam ne soit pas la religion de l’Etat, pour les Nahdhaouis, l’Etat « civil » ne signifie nullement « une déconnexion totale entre le religieux, le droit et le politique. »637 Le neuvième congrès du parti Ennahdha, qui s’est tenu en Tunisie du 12 au 16 juillet 2012, a rappelé que l’Etat « civil » doit être construit sur les valeurs de l’Islam, car « rien n’empêche

que l’islam soit religion d’Etat, ni que les gouvernants s’inspirent des préceptes religieux. »638 Malgré le maintien de l’article premier de la Constitution du 1er juin 1959, pour les théocrates, l’Etat doit gérer les affaires religieuses et les gouvernants doivent mettre en œuvre les principes de la charia.

Mais, « si la charia peut inspirer la législation à travers ses principes et ses buts, elle ne la

détermine pas par des règles dans la plus grande partie des domaines de l’action publique, qui relèvent donc d’un exercice séculier du pouvoir. »639

En d'autres termes, le peuple est constitution et qu’elle ne peut en être détachée. » E.-W. BÖCKENFÖRDE, « Les méthodes d’interprétation

de la Constitution : un bilan critique », précit., p. 246.

634 Objet du dernier chapitre de cette thèse.

635 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 296.

636 H. KHEDHER, « Le rapporteur général de la Constitution et le comité mixte de coordination et de rédaction et la nouvelle constitution », in M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie. Processus,

principes et perspectives, op.cit., p. 97.

637 J.-P. BRAS, « Un Etat "civil" peut-il être religieux ? Débats tunisiens », précit., p. 67.

638

Ibid.

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souverain et ses représentants peuvent s’inspirer des préceptes et principes de l’Islam pour élaborer la loi, selon la volonté du peuple et les attentes du corps social.

L’objectif des constituants a été de fixer dans le marbre constitutionnel, l’esprit dans lequel théocrates et démocrates se sont accordés, pour juxtaposer à l’article premier, l’article deux. Un article consacré à l’interprétation du texte constitutionnel a été inséré, pour que la Constitution fasse l’objet d’une lecture harmonisée. Œuvre des partisans d’Ennahdha, il a été inséré dans le Projet de Constitution du 22 avril 2013, par le rapporteur général de la Constitution Habib KHEDHER. Devenu l’article 146 de la Constitution actuelle, il précise que : « Les dispositions de la présente Constitution sont comprises et interprétées les unes par

rapport aux autres, comme une unité cohérente. »640 Avant d’interpréter l’article, il est essentiel de savoir quel a été l’objectif de son insertion au sein des dispositions constitutionnelles.

Chargé « d’assurer la cohérence de la matière constitutionnelle et la clarté de ses articles

afin d’éviter toute incohérence »641

, le rapporteur général de la Constitution a voulu que « le

droit tunisien reste dans le cadre et les limites de l’Islam tant que le législateur n’a pas véritablement tranché pour une législation neutre à l’égard de la religion. »642

Se méfiant de l’opposition démocratique à l’ANC et voulant lutter contre la déconnexion de l’Etat des valeurs et principes religieux, l’article 146 incite les interprètes authentiques du texte constitutionnel, à associer les dispositions des deux premiers articles de la Constitution. Même s’il y est fait référence aux dispositions de la Constitution, son rôle était essentiellement de lier les articles 1 et 2. Quelle est l’importance de ces deux articles dans la détermination de la nature de l’Etat ? Comment interpréter la directive d’interprétation de l’article 146 ?

L’approche comparative peut être éclairante notamment l’apport des travaux des constitutionnalistes allemands. Considérée comme un cadre, la Loi fondamentale allemande « fixe des conditions générales et des règles de procédures aux processus d’action et de

décision politiques et adopte des décisions fondamentales (de principe) s’agissant du rapport

640 Cf. Annexe 3 – Les Constitutions de la Tunisie indépendante – La Constitution du 27 janvier 2014, article 146.

641 H. KHEDHER, « Le rapporteur général de la Constitution et le comité mixte de coordination et de rédaction et la nouvelle constitution », précit., p. 100.

642

C. YARED, « “Un Etat civil, pour un peuple musulman” ou le nouveau pari constitutionnel de la Tunisie »,

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entre l’individu, la société et l’Etat mais elle ne contient pas de règles détaillées qui soit par elles-mêmes déjà prêtes à être appliquées au sens judiciaire ou exécutées au sens administratif. »643 Autrement dit, l’ensemble des dispositions constitutionnelles contiennent des principes qui, pour être appliqués, ont besoin d’être précisés.

L’imperfection de la structure normative matérielle des dispositions644

de la Loi fondamentale, conduit la doctrine allemande à considérer la méthode systémique développée par SAVIGNY, comme importante. Visant à préserver l’unité et la cohérence de l’ordre constitutionnel, cette méthode consiste à interpréter les dispositions constitutionnelles les unes par rapport aux autres645. « Il y a plus : cette unité, irréductible aux dispositions du texte

constitutionnel, renvoie à un ensemble de principes qui donne sens au système constitutionnel. »646 La méthode systémique a été insérée dans la Constitution du 27 janvier 2014. A l’instar de la Loi fondamentale, la Constitution tunisienne est conçue comme un cadre dont la structure normative et matérielle est imparfaite. Ce cadre contient des principes élémentaires qui donnent sens au système constitutionnel. Quels sont ces principes ? Découleraient-ils des dispositions des articles 1 et 2 de la Constitution ?

Alors que l’article premier fait de la Tunisie un Etat libre, indépendant et souverain dont la religion est l’Islam, la langue l’arabe et la République le régime, l’article deuxième fait de l’Etat un Etat « civil », fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit. Bien que structurant la Constitution, ces principes ne sont pas les mêmes d’un interprète à l’autre647. Derrière l’importance accordée à chacun d’eux se profilent des conceptions différentes de la société, du droit et de l’Etat. Chaque interprète défend son interprétation, présentée comme seul sens véritable du texte. Alors, comment prétendre immuniser le texte contre les éventuels conflits d’interprétation ?

Le Professeur Michel TROPER considère que la spécificité de l’interprétation constitutionnelle tient aux interprètes648. Quand les acteurs politiques et interprètes institutionnels se réfèrent à la constitution, ils en assurent moins l’application ou la garantie,

643 E.-W. BÖCKENFÖRDE, « Les méthodes d’interprétation de la Constitution : un bilan critique », précit., p. 227.

644 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 307.

645

L’attachement à cette méthode d’interprétation a été exprimé dans l’une des décisions majeures de la Cour constitutionnelle allemande en date du 23 octobre 1951.

646 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 307.

647

Sur ce point voir les Paragraphes B. et C. qui suivent.

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qu’ils n’imposent leur propre interprétation et conception du texte constitutionnel649 . Sa conception de l’interprétation « a pour conséquence de considérer les méthodes

d’interprétation comme des préférences idéologiques »650

des interprètes. Certes le texte constitutionnel doit être interprété pour être appliqué. Dans le cas tunisien, la directive d’interprétation prévue par l’article 146 traduit la volonté que le texte ne disparaisse pas derrière ses interprètes. Elle insiste sur la fonction d’unité qui revient à la Constitution et sert de rempart à certaines interprétations. En effet, bien qu’elle ait été pensée comme un frein à la volonté des démocrates de séparer l’Islam de l’Etat, elle empêche l’interprétation théologique de la Constitution et l’islamisation du droit et des institutions651

.

Afin d’éviter l’instrumentalisation du texte par le parti politique au pouvoir, Habib KHEDHER a décidé d'intégrer à la Constitution, la méthode systémique d’interprétation de la Constitution. Quel que soit l’interprète, cette méthode suppose que l’interprétation soit en accord avec la lettre et l’esprit de la Constitution. L’interprète doit se souvenir du compromis dilatoire auquel ont abouti les constituants, pour rester fidèle à leur volonté d’asseoir les institutions de l’Etat « civil » sur les valeurs et principes de l’Islam. Pour autant, une question demeure : pourquoi le choix de la méthode d’interprétation n’a-t-il pas été laissé à la doctrine ou à la Cour constitutionnelle ?

Contrairement à l’Allemagne où la question de l’interprétation est enracinée dans la Loi fondamentale et où les théories élaborées par la doctrine ont un poids, la pratique politique du texte constitutionnel sous BOURGUIBA et BEN ALI a dénaturé les débats relatifs à la Constitution. Dépositaires du sens des articles de la Constitution, les deux présidents ont empêché l’épanouissement des méthodes d’interprétation proposées par les constitutionnalistes. La doctrine tunisienne a alors renoncé à la réflexion sur les finalités de la Constitution et a abandonné ses fonctions aux interprètes institutionnels. Si ces derniers jouent actuellement un rôle dans l’interprétation des dispositions de la Constitution du 27 janvier 2014, il est possible que leur interprétation soit contrecarrée par celle de la Cour constitutionnelle. Cette dernière tarde pourtant à être mise en place : les autorités de nomination des membres de la Cour constitutionnelle n’arrivent pas à s’accorder sur les

649 Pour plus de précisions sur ce point, cf. R. GUASTINI, Leçons de théorie constitutionnelle, (traduit et présenté par V. CHAMPEIL-DESPLATS), Paris, Dalloz, 2010, 270 p.

650

M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 311.

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candidats à présenter652. Ces problèmes sont d’ailleurs liés à la conception que les Tunisiens se font de la Constitution.

Conçue comme un instrument du pouvoir politique, la Constitution n’a jamais été considérée sérieusement par les citoyens. Afin d’inverser la tendance, il faut impérativement que les Tunisiens voient la Constitution comme un instrument du gouvernement limité et non seulement, comme un instrument du pouvoir653. Cela ne sera possible que par la naissance progressive – dans les mentalités et la pratique – d’une culture constitutionnelle du peuple654. Cette dernière n’émerge qu’avec le temps655

et grâce à la consolidation de la démocratie dans un pays en pleine transition.

Outre les acteurs politiques et la doctrine, n’existerait-il pas d’autres interprètes à la Constitution ? N’y aurait-il pas une autre méthode qui permette de conserver la lettre et l’esprit de la Constitution ?

Il est intéressant d’envisager ici, l’application de la version radicale de la méthode topique-problématisante développée par le Professeur Peter HÄBERLE. Visant à résoudre des problèmes juridiques concrets par le biais d’une approche ouverte de l’interprétation, cette méthode suppose la pluralité des interprètes de la constitution. « Il n’y a pas de numerus

clausus des interprètes de la Constitution. L’interprétation constitutionnelle a été jusqu’à présent, plus dans sa perception qu’en réalité, l’affaire de la société fermée des interprètes constitutionnels appartenant à la corporation des juristes et de ceux qui participent formellement au processus constitutionnel. Elle est en fait beaucoup plus l’affaire d’une société ouverte, c’est-à-dire de tous ceux qui y participent matériellement et sont dès lors des acteurs publics parce que l’interprétation constitutionnelle concourt continuellement à la constitution de cette société ouverte et est constituée par elle. Ses critères sont aussi ouverts que la société est pluraliste. »656

La structure ouverte de la Constitution de la Deuxième République a été favorisée par le caractère participatif du processus constituant. Un grand nombre d’acteurs publics ont

652 Le dernier chapitre de cette thèse traite exclusivement de la Cour constitutionnelle.

653 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 249.

654

Pour plus de précisions sur ce point cf. le B du Paragraphe 2 de la Section 2 du Chapitre 1 du Titre I de la PARTIE II de cette thèse relatif au besoin d’une culture constitutionnelle travaillée par les gouvernés, p. 367.

655

D. BARANGER, « Temps et Constitution », Droits, n° 30, 1999, pp. 45-46.

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participé aux débats et ont fait des propositions à l’ANC657

. Le caractère ouvert et public de l’interprétation prônée par le Professeur Peter HÄBERLE se reflète dans le processus d’élaboration et la structure de la Constitution en Tunisie. Les associations et organisations de la société civile vivent au quotidien la norme constitutionnelle. Il semble alors logique qu’elles en soient des interprètes. La société civile est pourtant à l’image de l’ANC : les acteurs publics qui la composent ont des conceptions de la société, du droit et de l’Etat, radicalement opposées. La diversité des interprètes et la multiplicité des interprétations ne porteraient-elles pas atteinte à la fonction d’unité « qui revient à la constitution en tant

qu’ordre juridique fondamental de la vie politique »658

? Comment faire pour que la structure ouverte de la Constitution ne porte pas atteinte à sa lecture harmonisée par les éléments du corps social ?

La méthode topique-problématisante du Professeur Peter HÄBERLE suppose que la constitution, « considérée dans ses décisions fondamentales comme dans ses règles de détail,

devien[ne] un assemblage de points de vue devant servir à résoudre des problèmes, des points de vue parmi d’autres, et dont la pertinence est déterminée, dans le cas concret, non pas par elle-même, mais par la précompréhension qui, à chaque fois, est susceptible de créer le consensus. »659 La précompréhension de la constitution serait sous-tendue par l’idée qu’en Tunisie, l’Etat « civil » a pour référence l’Islam mais cette précompréhension est-elle compatible avec le contenu qu’il est possible de tirer de la Constitution ? Le Professeur Peter HÄBERLE précise que la lecture harmonisée du texte constitutionnel est favorisée par l’existence d’une juridiction constitutionnelle qui réceptionne en dernier lieu le processus interprétatif. La Cour constitutionnelle serait alors l’instance qui légitime le consensus autour de la précompréhension du texte constitutionnel. Pour que cette méthode d’interprétation prenne effet en Tunisie, il faudrait que les acteurs de la société civile s’accordent sur la précompréhension du texte constitutionnel et que le consensus ainsi formé, soit légitimé par la Cour constitutionnelle.

Même si la société civile participe de manière active à la vie juridique et politique du pays, les acteurs publics sont multiples, leurs interprétations de la Constitution divergent, malgré la

657

Cf. la Section 2 du Chapitre 1 du Titre II de cette partie relative à l’inspiration internationale du

constituant, p. 228.

658 P. HÄBERLE, L’Etat constitutionnel, op.cit., p. 126.

659

E.-W. BÖCKENFÖRDE, « Les méthodes d’interprétation de la Constitution : un bilan critique », précit., p. 233.

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directive d’interprétation prévue à l’article 146660. Il est alors logique de penser que ce n’est qu’avec la mise en place de la Cour constitutionnelle que la doctrine et les citoyens pourront s’intéresser à la question de l’interprétation de la Constitution. Dans l'intervalle, l’éventuel consensus formé autour de la précompréhension de la Constitution ne peut être légitimé. En l’état actuel des choses, il semble impossible d’appliquer en Tunisie, la méthode d’interprétation prônée par le Professeur Peter HÄBERLE.

Le choix d’un type d’Etat et de société est donc renvoyé aux institutions et autorités publiques. Bien qu’il soit déterminé par leur interprétation, il respecte pour l’instant, la directive d’interprétation prévue à l’article 146 de la Constitution.

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