• Aucun résultat trouvé

L’attachement du peuple aux « enseignements de l’Islam »

Titre I La consécration constitutionnelle de l'identité

Paragraphe 2 L’inscription des « enseignements de l’Islam » au sein du préambule de la Constitution

B. L’attachement du peuple aux « enseignements de l’Islam »

Même en ayant perdu la bataille de l’article 1er

de la Constitution, Ennahdha a réussi à inscrire en tête du troisième paragraphe du préambule des trois premiers projets de Constitution439 l’attachement du peuple tunisien aux « constantes de l’Islam ». Quelles sont ces constantes ? A quoi renvoient-elles ? Mais surtout, comment sont-elles interprétées par le constituant tunisien ? L’indétermination du sens des « constantes de l’Islam » a poussé l’opposition séculariste à l’ANC, a milité en faveur de la suppression de cette référence du

437 F. DE PAUL TETANG, « La normativité des préambules des Constitutions des Etats africains », Revue

française de droit constitutionnel, 2015, 104, p. 964.

438 Sur l’attachement du constituant aux mouvements de libération nationale et plus spécifiquement à la cause palestinienne cf. le B. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 1 du Titre II de cette partie relatif à la

défense des peuples opprimés en particulier, le mouvement de libération de la Palestine, p. 201201.

109

préambule (1). Grâce à l’intervention de la Commission des consensus, les constituants ont remplacé, dans la quatrième version de la Constitution du 1er juin 2013, « les constantes de

l’Islam » par « les enseignements de l’Islam » (2).

1. L’indétermination du sens des « constantes de l’Islam »

Il a précédemment été affirmé que le souci majeur des islamistes à l’ANC était d’intégrer « le

maximum de références à la charia, faute de mieux à l’Islam, faute de mieux à l’identité arabo-musulmane. »440 Voulant fonder l’édifice constitutionnel sur l’Islam, les Nahdhaouis ont milité pour que l’attachement du peuple aux « constantes de l’Islam » soit écrit dans le marbre. Bien que les membres de la Commission du préambule aient été unanimes sur le référent islamique à insérer, tous n’en avaient pas la même conception. Les discussions entre théocrates et démocrates ont conduit à la conservation de l’article 1er

de la Constitution du 1er juin 1959, mais selon Ennahdha fonder l’édifice constitutionnel sur l’Islam était incontournable. Les « constantes de l’Islam » permettaient ainsi aux islamistes de la CPPFRC de se référer aux principes intangibles de la religion qu’est l’Islam.

Généralement définies comme ce qui relève de la « fermeté d’âme » et qui « persiste dans

l’état où il se trouve »441

, les constantes renvoient aux dogmes442 et aux vérités incontestables de la religion musulmane. Quels sont ces dogmes ? Le Professeur Salwa HAMROUNI répond clairement que personne n’en « connaît la teneur »443

. Juxtaposés aux « valeurs humaines », elles sont le témoin de la « frilosité excessive de tout ce qui est humain »444 et de la préférence évidente du constituant pour « ce qui est censé être divin »445. Les différentes versions du préambule sont évidemment à l’image de la composition de la Commission en charge de son élaboration. Quand les islamistes citent les « constantes de l’Islam » au sein du préambule constitutionnel, ils veulent reconnaître la valeur performative de l’énoncé.

440 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes généraux de la Constitution », précit., p. 386.

441 Constante, Le Petit Robert ; Dictionnaire de la langue française, op.cit., p. 374.

442 C. YARED, « “Un Etat civil, pour un peuple musulman” ou le nouveau pari constitutionnel de la Tunisie »,

précit., p. 148.

443 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes généraux de la Constitution », précit., p. 386.

444

Ibid.

110

Considérée comme le « domaine de l’activité du langage marqué de l’autorité et de

l’impérativité »446

, la valeur performative des « constantes de l’Islam » est certaine. « Elle

n’en possède certainement pas la couleur, mais elle a en l’odeur. »447

L’énoncé en lui-même constitue l’acte auquel il se réfère448. Autrement dit, si rien n’indique formellement que les « constantes » sont dotées d’une valeur normative, ces normes juridiques sont fondamentalement impératives. Renvoyant aux invariants de la religion, elles témoignent de la volonté des Nahdhaouis de faire de l’Islam, le fondement de la Constitution et de la charia, la source de la législation. Elles prescrivent justement une certaine manière de se comporter, conforme à la religion et/ou interdisent toute incompatibilité avec la philosophie politique et religieuse.

Certes l’Islam est la religion officielle, celle de la presque totalité des Tunisiens mais les communautés juive et chrétienne, bien que largement minoritaires, ont une importance historique dans la spiritualité du pays. Comment réagiront-elles à l'insertion de préceptes religieux autres que les leurs dans la Constitution même de leur pays ? Quelle place la Constitution accordera-t-elle aux berbères ou encore mieux, aux personnes non croyantes ? A vrai dire, aucune449. C’est la raison pour laquelle l’opposition séculariste à l’ANC, a milité en faveur de la suppression de la référence aux « constantes de l’Islam ». Grâce à l’intervention de la Commission des consensus450, « les constantes de l’Islam » de la Constitution du 1er juin 2013, ont été remplacées par « les enseignements de l’Islam »451. Ces modifications n'ont cependant été inscrites que dans la version finale de la Constitution du 27 janvier 2014. Ce n'est donc pas la religion en tant que normes dogmatiques et contraignantes qui se trouve au fondement du système juridique tunisien, mais la somme de principes et valeurs inspirés de l’Islam452

.

446 F. DE PAUL TETANG, « La normativité des préambules des Constitutions des Etats africains », précit., p. 958.

447

Ibid., p. 961.

448 Performatif, Le Petit Robert ; Dictionnaire de la langue française, op.cit., p. 1402.

449 S. HAMROUNI, « Les valeurs fondatrices de la deuxième République dans le préambule et les principes généraux de la Constitution », précit., pp. 381-389.

450

Pour plus de précisions sur le rôle de la Commission des consensus dans l’élaboration de la Constitution du 27 janvier 2014, cf. le B. du Paragraphe 1 de la Section 1 du Chapitre 2 de ce titre relatif à la politique

compromissoire de la Commission des consensus, p. 127.

451 Expression définie dans le 2. qui suit. Voir AL BAWSALA, MAJLES MARSAD, Documents, Commission

du préambule, des principes fondamentaux et de révision de la Constitution, « Rapport complémentaire n°3

portant avis de la Commission concernant le projet final de la Constitution révisée par le Comité mixte de coordination et de rédaction », 5 juin 2013 [en ligne], [consulté le 11 avril 2018],

https://majles.marsad.tn/fr/docs/51c01b337ea2c413d844a8e9 (en arabe).

452

C. YARED, « “Un Etat civil, pour un peuple musulman” ou le nouveau pari constitutionnel de la Tunisie »,

111

Etant une Constitution de compromis453, la pression des démocrates à l’ANC a poussé les constituants à s’accorder sur les termes employés, pour témoigner d'un attachement aux valeurs et principes islamiques qui ne soient pas dogmatiques.

2. La préférence pour les « enseignements de l’Islam »

Les députés modernistes de l’ANC et les experts en droit public se sont insurgés contre le caractère islamiste de l’avant-projet final de Constitution. Ils contestaient le texte du 1er

juin 2013, la majorité constituante et ses deux alliés politiques. Ce mécontentement a été soutenu par le désaveu subi par le Comité mixte de coordination et de rédaction de la Constitution. « En effet, le Comité mixte de coordination et de rédaction de la Constitution, qui était chargé

de coordonner l’avancée des différents chapitres avait outrepassé son mandat en s’autorisant à introduire des modifications importantes dans les projets que les commissions constitutionnelles lui avaient soumis. »454 En guise de protestation, le Professeur de droit constitutionnel et d’institutions politiques Fadhel MOUSSA, également membre du groupe parlementaire le Bloc Démocrates s’était retiré du Comité. Afin de dépasser le conflit, une commission ad hoc a été nommée : la Commission des consensus est créée, présidée par Mustapha BEN JAAFAR.

La Commission des consensus avait pour objectif principal, de trouver des solutions recueillant l'adhésion des théocrates et des démocrates. Réunissant 16 membres et non de 22, elle représente chaque parti en ayant un nombre équivalent de députés. Non prévue par le règlement intérieur de l’ANC, elle n’était pas composée à la proportionnelle455

. Mais alors « que plusieurs points de désaccord étaient dissipés grâce aux accords trouvés au sein de la

commission des consensus à partir du 24 juillet 2013, le Député Mohamed Brahmi (Coordinateur général du Mouvement populaire) est assassiné devant son domicile, le 25

453 Pour mieux comprendre ce à quoi renvoie l’expression « Constitution de compromis » cf. le Chapitre 2 qui suit.

454 R. MAHJOUB, « De la fracture au consensus rôle et apport de la Commission des consensus », in M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., p. 297.

455 Les principales commissions au sein de l’ANC sont au nombre de six. Cf. Note de bas de page 314. Elles sont composées de 22 membres chacune et les partis politiques composant l’ANC y sont représentés à la proportionnelle.

112

juillet 2013. »456 L’assassinat d’un deuxième homme politique457 conduit plusieurs membres à démissionner. Alors que pour certains, il faut abandonner le processus constituant, pour d’autres, il est nécessaire de suspendre pour un temps, les travaux de l’ANC458

.

Parallèlement, la société civile manifeste en Tunisie et en Egypte pour contester les violences et attentats terroristes que subissent les deux pays. Le caractère islamiste des Constitutions et l’islamisation rampante du pouvoir sont pour elle responsables de la situation. Soucieux de rester au pouvoir et de conserver leur légitimité électorale, les Nahdhaouis changent de stratégie politique. La troïka dirigée par les islamistes, est alors obligée de « renoncer à ses

ambitions de dominer les rouages de l’Etat, mais aussi à accepter une Constitution issue d’une concertation et abandonner son ambition d’islamisation de la société tunisienne. »459 Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que le parti islamiste adopte une approche compromissoire de la Constitution. Seulement, selon Ali MEZGHANI, il est évident que : « Tous les compromis ont été faits entre les états-majors des partis politiques, sur la base “je

te donne tel mot, tu me donnes tel autre mot”. »460

Ce n’est qu’après le projet final de Constitution du 1er juin 2013 que les islamistes acceptent de remplacer les « constantes » par les « enseignements de l’Islam ». Contrairement aux « constantes », les « enseignements » sont des « précepte[s] qui enseigneme[nt] une manière

d’agir, de penser. »461

Aux fondements du système juridique tunisien, se trouvent maintenant des principes et des valeurs inspirés de l’Islam. Ces derniers aident ou guident les Tunisiens dans leurs actions et leurs pensées, sans les diriger. Il faut d’ailleurs rappeler que ces

456 O. PIERRE-LOUVEAUX, « L’Assemblée, au cœur », in M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie.

Processus, principes et perspectives, op.cit., p. 306.

457

Chokri BELAÏD est assassiné le 6 février 2013 par des membres présumés d’Ansar Al-Charia. Chokri BELAÏD et Mohammed BRAHMI sont deux membres du Front Populaire, coalition politique

anti-nahdhaoui. Le 29 juillet 2013, dans le mont Chaâmbi, huit militaires tunisiens tombent dans une

embuscade organisée par des groupuscules armés et terroristes. Tous ces évènements sont à l’origine d’une grave crise politique. Pour plus de précisions sur ce point cf. L. CHOUIKHA et E. GOBE (dir.), Histoire de

la Tunisie depuis l’indépendance, op.cit., p. 95.

458 H. ABASSI, « Le rôle national de l’Union Générale Tunisienne du Travail », in M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD,

La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., p. 293.

459 M. EL HAMDI, « Apaisement des tensions entre les différents groupes et reprise des activités de l’Assemblée constituante. L’expérience de la transition en Tunisie : entre conflit et concorde », in M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, op.cit., p. 293.

460 A. MEZGHANI, « Une Constitution minée et régressive par rapport à celle de 1959 », La Presse de Tunisie [en ligne], publié le vendredi 17 janvier 2014, [consulté le 24 mars 2018],

http://www.lapresse.tn/component/nationals/?task=article&id=77611.

113

« enseignements » sont suivis des « finalités [de l’Islam] caractérisées par l’ouverture et la

modération »462. Il est intéressant de noter que le constituant exhorte les citoyens à être

tolérants à l’égard des Tunisiens d’une religion différente. Est-ce pour autant que les religions

judaïque, chrétienne, bouddhiste ou autre sont prises en compte et respectées par le droit tunisien ? L’interprétation à venir des dispositions de la Constitution conduit à penser qu’elles ne sont que tolérées463.

462

C’est nous qui traduisons du rapport complémentaire n°3 précité.

463 Pour plus de précisions sur ce point et sur la distinction faite entre le respect et la tolérance à l’égard des autres cultes et/ou religions cf. le 2 du B. du Paragraphe 2 de la Section 1 du Chapitre 2 du Titre I de cette partie relatif à la difficile conciliation du rôle de l’Etat en tant que protecteur de la religion et du sacré et

115

CONCLUSION

Au sein de l’Assemblée de toute évidence, les théocrates se servent des principes de la démocratie comme moyens d’accession au pouvoir, tandis que les démocrates en se pliant au principe majoritaire, acceptent les impératifs de la cohabitation et renoncent en partie, aux valeurs démocratiques qui sont les siennes. Si cet état de chose peut paraître contestable, il permet aux théocrates de reconnaître les instruments de la démocratie et fait d’eux des interlocuteurs privilégiés. Le but ultime visé par les deux parties est d’aboutir à un climat de paix sociale, tant au sein de l’Assemblée qu’à l’extérieur de l’enceinte du Palais du Bardo.

La Constitution du 27 janvier 2014 est ainsi, le reflet de la composition hétérogène des membres de l’ANC, puisqu’elle est bien plus le fruit d’un compromis que d’un consensus politico-constitutionnel. Ce compromis est d’ailleurs qualifié de « dilatoire »464 par le Doyen Yadh BEN ACHOUR.

117

Outline

Documents relatifs