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La contextualisation du comparatiste

Le Professeur Vivian GROSSWALD CURRAN affirme que « la lentille avec laquelle

l’altérité est perçue, est elle-même culturellement contingente, plutôt qu’absolue et immuable. »115 Le regard porté sur le constitutionnalisme tunisien est par conséquent culturellement contingent. Alors, au lieu de prétendre à l’objectivité scientifique, il vaut mieux « mettre en valeur les facteurs qui, de toute manière, conditionnent le locuteur. Plutôt

donc que de les refouler, il est plus utile de les exorciser. »116 Comme tout juriste, le comparatiste appartient à une tradition juridique nationale. Cette tradition impacte nécessairement sa compréhension et ses connaissances en droit. Acquises au cours d’une formation juridique dans une université française, ses connaissances influencent constamment

113 Construire, Le Petit Robert ; Dictionnaire de la langue française, Paris, Dictionnaires LE ROBERT, 1985, p. 375.

114

Ibid.

115 V. GROSSWALD CURRAN, “Dealing in Difference: Comparative Law’s Potential for Broadening Legal Perspectives”, American Journal of Comparative Law, 1998, n° 46, p. 667.

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S. LAGHMANI, « Islam et droits de l’Homme », in G. CONAC et A. AMOR (dir.), Islam et droits de

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sa perception du droit tunisien. Le Professeur Pierre LEGRAND constate à ce titre que le comparatiste ne peut « désapprendre l’intégralité de ce qu’il a appris de façon à ce que ses

connaissances ne colorent en rien sa perception de la culture nouvelle. »117 Alors, pour éviter l’effet de distorsion auquel peut amener l'étude d’un droit étranger, le comparatiste est tenu de mettre à plat les connaissances juridiques qu’il a acquises. Autrement dit, il doit tenter d’intégrer une autre manière de raisonner en droit.

Avant de devenir comparatiste, le juriste doit se spécialiser dans le droit étranger qu’il étudie. « La compréhension d’un autre droit est un travail de construction ou, plus exactement, de

reconstruction. »118 La reconstruction d’un autre système juridique suppose que le juriste comprenne « le travail des idées, des pensées et des sensibilités dans un système juridique

déterminé, pour utilement pouvoir restituer les principes, les concepts, les croyances et les raisonnements qui y sont à l’œuvre. »119 L’étude approfondie du droit étranger amène le comparatiste à acquérir le savoir-faire du juriste de l’autre droit. Ceci induit une étude approfondie des éléments structurels et culturels du système constitutionnel tunisien. Le Professeur Elizabeth ZOLLER recommande de « pénétrer à l’intérieur du système étranger et [d’]essayer de le comprendre au sens étymologique, c’est-à-dire le “prendre avec soi”. »120 Alors, dans l’objectif de saisir les concepts et les institutions qui fondent ce système121, il faut « avoir des connaissances linguistiques de manière à accéder à des matériaux de première

main. »122 L’étude du droit tunisien123 est ainsi liée à l'apprentissage de l’arabe littéraire124.

117 P. LEGRAND, Le droit comparé, op.cit., p. 58.

118

M.-C. PONTHOREAU, « Droits étrangers et droit comparé : des champs scientifiques autonomes ? », in

Revue internationale de droit comparé, avril-juin 2015, n° 2, p. 300.

119 E. ZOLLER, « Qu’est-ce que faire du droit constitutionnel comparé ? », Droits, 2000, n° 32, p. 133.

120

Ibid., p. 132.

121

D’après le Professeur Pierre LEGRAND, le comparatiste doit « [c]omprendre comment et pourquoi le droit

est ce qu’il est, là où il est. » P. LEGRAND, Le droit comparé, op.cit., p. 32.

122 M.-C. PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op.cit., p. 73.

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Pour éviter les confusions et les amalgames, j’ai étudié le droit tunisien telle une étudiante de première année à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis. Je me suis procuré les ouvrages de droit public – essentiellement de droit constitutionnel et administratif – et j'ai essayé de mettre à plat mes connaissances en droit français.

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N'ayant étudié en langue arabe que jusqu'à dix ans, je ne maîtrisais plus l’arabe littéraire au moment de l’inscription en thèse. Malgré des cours à l’Université de Bordeaux Montaigne de 2015 à 2017, il m’est parfois difficile de déchiffrer, de cerner et de retranscrire en Français, les nuances et les subtilités de la langue. Or, pour pouvoir accéder aux travaux préparatoires à la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014, je devais savoir lire et comprendre l’arabe. Interprète dans cette langue, ma mère Line FINAN, a joué un rôle déterminant. Grâce à elle, j’ai pu lire, traduire et retranscrire en droit français, l’ensemble des documents de la Commission des droits et libertés, de la Commission des pouvoirs législatif, exécutif et des relations entre eux, de la Commission du préambule, des principes fondamentaux et de la révision de la Constitution et de la Commission des juridictions judiciaires, administratives, financières et constitutionnelles.

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Quand éclate la révolution du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011 de nombreux experts se mobilisent pour comprendre et expliquer les causes et les conséquences de la vague révolutionnaire qui déferle sur les pays arabo-musulmans. Bien qu’ils viennent des quatre coins du globe, la majorité d’entre eux est occidentale ou du moins européenne125. Le Professeur Xavier PHILIPPE a par exemple, été chargé par une délégation de Democracy

Reporting International d’aider les membres de l’ANC à élaborer les articles de la

Constitution126. Fascinés par la rupture constitutionnelle en Tunisie, ces experts internationaux s’intéressent de près aux débats et aux travaux constituants. Leurs observations et analyses se traduisent souvent par la publication d’innombrables articles en anglais127 et en français128. Ces experts ne sont pourtant pas les seuls à commenter l’état du droit constitutionnel et des institutions publiques en Tunisie. En plus de parler l’arabe, les spécialistes nationaux du droit constitutionnel maîtrisent une, voire plusieurs langues étrangères. La plupart d’entre eux ont appris l’allemand ou/et l’italien et communiquent régulièrement en anglais et en français. S’ils suivent de près les travaux des commissions constituantes, ces experts nationaux129 commentent les différentes versions du texte constitutionnel. Ils familiarisent ainsi les Tunisiens et la communauté internationale avec la constitution en élaboration. Bien que de nombreux documents et commentaires soient écrits en anglais et en français, un accès direct en arabe s’est révélé essentiel.

125 La plupart de ces experts sont de nationalité française et italienne. Le Professeur Tania GROPPI de l’Université de Sienne a dédié une partie de ses travaux au processus constituant et à la Constitution du 27 janvier 2014. Il en est de même de sa doctorante Tania ABBIATE. Voir à titre d’exemple T. ABBIATE, La

transizione costituzionale tunisina fra vecchie e nuove difficoltà, in Federalismi, Focus Africa, 14 juillet

2014, n. 2, 2 [en ligne], [consulté le 29 septembre 2020], http://www.federalismi.it/nv14/articolo-documento.cfm?Artid=26821&content=La+transizione+costituzionale+tunisina+fra+vecchie+e+nuove+dif

ficolt%C3%A0&content_author=Tania+Abbiate.

126 Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis. Le Professeur Xavier PHILIPPE a d’ailleurs publié de multiples articles sur le processus constituant et la Constitution du 27 janvier 2014. Voir par exemple X. PHILIPPE, « Les processus constituants après les révolutions du printemps arabe. L’exemple de la Tunisie : rupture ou continuité ? » in F. MELIN-SOUCRAMANIEN (dir.), Espaces du service public. Mélanges en l’honneur

de Jean du Bois de Gaudusson, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2013, pp. 545-546.

127

Pour un exemple significatif en la matière voir R. GROTE & T. J. RÖDER (eds.), Constitutionalism, Human

Right and Islam after the Arab Spring, New York, Oxford University Press, 2016, 992 p.

128 Grâce à la contribution financière du Japon, du Royaume de Belgique, de l’Union européenne, de la Suède, du Royaume du Danemark, de la Norvège et de la Confédération suisse, le PNUD a publié le recueil d’articles suivant : M. MARTINEZ SOLIMAN, S. BAHOUS, P. KEULEERS, K. ABDEL SHAFI et J. DE LA HAY (dir.) Rapport du PNUD, La Constitution de la Tunisie. Processus, principes et perspectives, 2016, [en ligne], [consulté le 24 mars 2018],

http://www.tn.undp.org/content/tunisia/fr/home/library/democratic_governance/la-constitution-de-la-tunisie-.html, 631 p.

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Langue du tanzîl, c'est-à-dire de la « descente » ou de la révélation, l’arabe a été utilisé par Dieu pour communiquer avec Mahomet. Langue sacrée, l’arabe véhicule un système normatif et axiologique particulier. Les mots sont religieusement connotés et comme tous signifiants, ils peuvent renvoyer à de multiples signifiés. Celui qui maîtrise l’arabe accède aux normes religieuses et tente de restituer le message divin avec les éléments de contexte que contient la langue arabe. Bien que de multiples observateurs occidentaux se soient intéressés à la Tunisie, peu d’entre eux avaient accès aux subtilités et à la religiosité de la langue arabe. Que penser alors des écrits en anglais et en français des experts tunisiens ? Même s’ils critiquent les défaillances de l’ANC, les experts nationaux ont été des acteurs de premier plan du processus constituant. C’est par exemple le cas des Professeurs Yadh BEN ACHOUR et Slim LAGHMANI. Le premier a présidé la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique130. Le second est intervenu pour améliorer la formulation de l’article 49 de la Constitution131. Bien que leurs écrits soient des références en la matière, il est important pour le comparatiste de se faire sa propre opinion sur l’expérience tunisienne, notamment en apprenant l’arabe pour accéder aux travaux préparatoires à la Constitution du 27 janvier 2014.

Afin de maîtriser la religiosité de la langue arabe, il était nécessaire de comprendre ce qu’implique l’Islam. Religion sociologique de la majorité des Tunisiens, l’Islam « représente

un système de valeurs, de références, de conduites et d’identification socioculturelle, toujours apte à faire des concessions et à élaborer des compromis à l’égard de la modernité. Il constitue, pour beaucoup de musulmans, davantage un patrimoine symbolique collectif, culturel et identitaire, qu’un ensemble de codes moraux et normatifs strictement et exclusivement religieux. »132 Dans l’objectif de pénétrer ce patrimoine symbolique, il était nécessaire de s’intéresser à la religion et à ses multiples expressions en Tunisie133. L’Islam recouvre en réalité des identités plurielles vécues au travers de l’histoire et de la culture de

130 Pour plus de précisions sur le rôle et l’importance de cette instance dans le processus de transition constitutionnelle tunisien cf. Annexe 2 – Chronologie de la transition tunisienne, 11 février 2011.

131 Salsabil KLIBI affirme que « c’est le Professeur Slim Laghmani qui a introduit l’article 49 de la

Constitution. Il revient aux Pactes de 1968 et aux publications des premières versions de la Constitution pour l’établir. » Entretien avec Salsabil KLIBI le mercredi 22 février 2017 à 13h à la Faculté des Sciences

Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.

132 A. LAMCHICHI, L’islamisme politique, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 16.

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Parce qu'il existe différentes manières d’être musulman, celles-ci se sont opposées lors de l’écriture de la Constitution en Tunisie. Pour plus de précisions sur ce point cf. la PARTIE I de cette thèse.

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chaque pays dans lequel il s’inscrit134. L’intérêt porté à l’expression de l’Islam en Tunisie était doublée d’une familiarisation avec le dialecte tunisien.

Ceci se justifie par le fait qu’en droit, le langage et le raisonnement sont déterminés par des cadres épistémologiques et culturels spécifiques. Conscient de ces paramètres, le comparatiste doit procéder à une contextualisation135, en essayant d’accéder à la « structure cognitive »136 du système constitutionnel qu'il étudie. Chaque notion analysée est en effet articulée à partir de valeurs et de pratiques juridiques particulières dont il doit rendre compte. Il est également tenu de mettre au jour les présupposés idéologiques, politiques et juridiques qui fondent la conception nationale du droit. Ce travail s’avère pourtant difficile pour le comparatiste de culture arabe. Ses présupposés culturels l’amènent souvent à croire que certaines notions lui sont acquises puisque familières. Il interprète ainsi certains concepts à l’aune de ses acquis culturels. Or, les cultures arabes diffèrent à bien des égards les unes des autres. Alors, dans l’objectif de rester fidèle à la conception nationale du droit qu’il observe, le comparatiste est amené à s’immerger dans la société qu’il étudie. Des déplacements à Tunis137

et des échanges avec des spécialistes nationaux et internationaux du droit138, ont de fait, été incontournables : ils ont permis de comprendre les concepts juridiques dans leur contexte et d’éviter des erreurs d’interprétation139. L’immersion dans la société tunisienne a ainsi été doublée d’une démarche interdisciplinaire. Cette démarche a permis d’identifier les traces du constitutionnalisme

134

Le Professeur Ferhat HORCHANI précise à ce titre qu’ « il n’y a pas d’islam unique, mais de nombreuses

lectures et interprétations qui reflètent les spécificités nationales et le poids de la modernité dans chaque pays. » F. HORCHANI, “Islam and the Constitutional State. Are They in Contradiction?”, précit., p. 200.

Nous traduisons.

135 A. PETERS and H. SCHWENKE, “Comparative Law Beyond Post-Modernism”, International and

Comparative Law Quaterly, octobre 2000, vol. 49, pp. 801-802. Voir également M. VAN HOECKE and

M. WARRINGTON, “Towards a New Model for Comparative Law”, International and Comparative Law

Quaterly, Vol. 47, juillet 1998, N° 3, pp. 495-536.

136

W. EWALD, “Comparative Jurisprudence: What Was It Like to Try a Rat?”, University of Pennsylvania

Law Review, 1995, vol. 143, pp. 1889-2149. Dans un autre important article, William EWALD

énonce : « Ce que nous devrions chercher à comprendre, ce n’est pas le droit dans les livres ni le droit en

action, mais le droit dans les esprits. » W. EWALD, “The Jurisprudential Approach to Comparative Law:

A Field Guide to "Rats"”, American Journal of Comparative Law, 1998, vol. 46, p.704. Nous traduisons.

137 J’ai séjourné en Tunisie : d’abord pour participer aux XXXIIème et XXXIIIème sessions de l’Académie

Internationale de Droit Constitutionnel (AIDC) à Tunis en 2016 et 2017, puis pour une période plus longue

d’échanges à l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC) en 2016 et à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales à Tunis en 2017.

138 J’ai réalisé des entretiens avec les experts internationaux en matière de justice transitionnelle Filippo di CARPEGNA et Guluzar ÖZLEM CELEBI du Programme des Nations Unis pour le Développement (PNUD). J’ai également interviewé Slim LAGHMANI et Salsabil KLIBI, experts constitutionnels nationaux en matière d’élaboration de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014. Ils ont d’ailleurs aidé à son élaboration. J’échange aussi régulièrement avec l’ambassadeur tunisien à l’UNESCO à Paris, Ghazi GHERAIRI.

139 Les ouvrages de l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC), de la Libraire juridique LATRACH et de la Libraire AL KITAB à Tunis, ont servi de base à ma réflexion et à la contextualisation de ma recherche.

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tunisien grâce aux apports de l’histoire, de la politique, et de la sociologie. Cela était d’ailleurs fondamental pour bien contextualiser l’objet de la recherche.

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