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Les règles de la réalité sociale comme conditions de l’intelligibilité de l’expérience et de la signification de l’action

de la méthode et de la lecture par l’entraineur en escalade

1. Périmètre conceptuel pour une compréhension de l’activité des entraineurs et des grimpeurs entraineurs et des grimpeurs

1.1. Les règles de la réalité sociale comme conditions de l’intelligibilité de l’expérience et de la signification de l’action

Cette recherche part du postulat selon lequel toute activité sociale est une activité instituée comportant un cadre à la fois matériel et symbolique (elle se déroule donc à l’intérieur d’un système d’artefacts et de règles), qui donne une contenance aux actions individuelles de chaque acteur souhaitant la pratiquer. De façon conséquente à ce postulat, il a également été considéré dans cette thèse que les activités sportives, dont l’escalade, sont des jeux de règles institués nécessitant que chaque membre pratiquant soit formé et ait appris à jouer selon leurs règles constitutives. Sans cette familiarisation, l’activité de chacun des joueurs deviendrait immédiatement incompréhensible et donc impossible.

Loin des régularités et invariants anthropologiques (des « langages naturels ») qui permettent à chaque humain de reconnaître ses semblables et d’en comprendre par exemple les émotions, les expressions faciales, la motricité spécifique de l’espèce, etc. (Iacoboni, 2005 ; Rizzolatti & Arbib, 1998), les règles d’un jeu sportif définissent les significations élémentaires des « coups » autorisés ou interdits et des finalités à rechercher en son sein. Ces coups et ces finalités sont établis de façon totalement arbitraire et instituée, par des fonctions qui sont assignées aux artefacts et aux règles du jeu (Searle, 1998). L’intelligibilité même de ces actions et des faits spécifiques d’une réalité sociale dépend « règles et les conventions auxquelles se conforme l’action dans un ordre social donné, » (Winch, 2003, p. 248).

En reprenant Anscombe (2002), cet auteur montre bien comment « l’action d’un agent est identifiée (...) en relation à la description sous laquelle elle est supposée tomber. Comme les descriptions doivent être intelligibles pour les autres personnes, une action doit tomber sous l’une ou l’autre description qui est socialement reconnaissable comme la description d’une action (...). Identifier les limites d’une action sociale à une période donnée revient à identifier le répertoire des descriptions en cours à ce moment-là », (Winch, 2003, p. 248).

Par extension, les conventions et même l’éthique de l’escalade, en milieu naturel comme en compétition, font partie du cadre constitutif d’un jeu social complexe où l’action des membres

76 de la communauté se réalise et demeure intelligible. Concernant l’escalade en bloc ou en voie naturels, à titre d’exemple et de façon non exhaustive, sont définies étroitement par la communauté :

- les conditions de départ de l’action (départ assis, accroupi, debout), et d’ascension (les prises autorisées et/ou interdites ; les « lignes » d’ascension et les « éliminantes » éventuelles, etc.) ;

- les conditions de fin d’ascension et les résultats attendus (l’ascension se termine lorsqu’il n’y a plus de difficulté à franchir ou lorsqu’on ramène deux mains sur une prise finale, par exemple) ;

les conditions de « validation » de l’ascension (absence d’aide extérieure, de « biscuits » -ou t-ouchettes- etc.) et de la performance (ascension « à vue », « flash », « après travail ») ; - les activités autorisées de préparation (« lecture » préalable à chaque essai, discussion collective sur les méthodes possibles, brossage des prises et utilisation de la magnésie pour les sécher ou les marquer, etc.), et d’exploration du passage (décompte du nombre d’essais, organisation de l’aide pour travailler des sections ou des transitions ou de la parade pour s’engager dans une prise de risque, etc.) ;

- Les activités d’établissement de « méthodes » d’ascension efficaces en rapport avec des sections de l’itinéraire, ainsi que la « langue du jeu » identifiant des actions types (aller chercher une prise « statique » ou dynamiser, prendre une opposition ou un « dülfer », « claquer » un plat ou « arquer » une réglette, « griffer » une carre interne, caler une « lolotte », prendre une « compression », un « ballant », un « drapeau », « délayer » pour éviter de « dauber » -éviter l’ischémie des avant-bras- etc.) ;

- Les activités de définition des conditions d’escalade et la langue du jeu permettant de les exprimer (il fait froid, c’est la « collante », il faut chaud, on a les mains qui « pouiffent », c’est un bloc « à condition » -plus dur s’il fait humide ou chaud-) ;

- Les activités de définition de la difficulté d’un passage (là c’est le « crux » - passage dur- du bloc ou de la voie, là c’est « rando » - c’est facile – ou « c’est du 2 » - très facile -, là c’est bien « dans la cot’ » - ça vaut la cotation attribuée- ou « c’est coté sec » ; c’est « sur-dur » ou « extrême », etc.) ou de sa nature (c’est un bloc « à sensations » ou « athlétique » ; c’est un bloc ou une voie « engagé(e) » - qui fait peur- ou qui « daube » - fait mal aux bras-, qui met les « bouteilles » -fait gonfler les avant-bras- ; c’est une voie où il y a « du gaz » -sensation de hauteur et/ou de vide- ; c’est une voie de « rési » - résistance ou forte intensité- courte ou longue, ou de « conti » - continuité ou faible intensité, mais longue- ; c’est « aléatoire » - on

77 ne peut être certain de réussir à tous les coups- ou c’est un bloc « à méthode » - le difficile est de trouver comment faire- ; c’est une « dalle », un « dévers », un « dièdre », une « fissure », il y a un « réta » - rétablissement- à faire, etc.).

- Les activités de jugement esthétique d’un passage (c’est « dément », c’est « class », c’est « majeur » ; c’est une « bouse » ; c’est une ligne « logique » ; c’est « tordu » -pas logique ou zigzagant-).

Cette longue liste, qui est loin d’être exhaustive, permet d’illustrer le fait que la signification et les finalités recherchées pour chacune des actions réalisées s’inscrivent immédiatement au sein d’une réalité sociale instituée qu’est l’escalade d’un bloc ou d’une voie. Il ne saurait y avoir des buts individuels ou des actions individuelles, ne s’inscrivant pas dans le jeu de règles en question, qui soient intelligibles pour les membres de la communauté de pratiques et possibles pour le sujet, sauf à considérer que celui-ci n’agit pas en connaissance de cause et se situe « hors-jeu ». C’est également à partir de ce langage spécifique, s’apparentant à une « langue de métier » (Cru, 1995), que les experts de la communauté (celle des grimpeurs ici, comme celle des tailleurs de pierre pour Damien Cru) parviennent à distinguer les novices des experts et évaluer leurs activités respectives au quotidien.

Sous l’égide de ce postulat, on considèrera que tout membre familiarisé avec le système de règles d’un jeu social peut comprendre la signification des coups joués par un pair expert engagé dans le jeu. À l’opposé, tout novice dans un jeu n’aura d’emblée ni la possibilité de comprendre la signification des faits et actions qu’il observe, ni la possibilité d’agir ou de viser des finalités ayant un sens. Une familiarisation avec les artefacts et les règles de la réalité sociale préconstruite est nécessaire pour qu’il soit possible à un individu d’y participer et d’en comprendre les faits et significations.

Empruntons un exemple de ce que nous entendons pour illustrer le fait que l’escalade peut aisément être considérée comme jeu réglé institué. Cet exemple est extrait du livre de l’alpiniste Christophe Moulin (Moulin, 2005, p. 66). Alors que l’auteur achève une grande voie d’escalade dans les gorges du Verdon et qu’il prend pied sur le Belvédère surplombant celle-ci, un touriste est surpris de voir un homme emprunter un itinéraire aussi dangereux pour atteindre le sommet, lui-même ayant pris un chemin carrossable. La signification de l’action du grimpeur étant reconduite à un jeu social différent (la randonnée touristique), elle s’avère très partielle, voire ésotérique pour le randonneur. Il en est ainsi parce que les deux hommes ne partagent pas le même « jeu de langage ». Pour ce touriste l’action de grimper ne prend

78 sens que dans l’aboutissement du sommet et non dans les moyens pour l’atteindre. Il n’a pas accès à la signification de l’action du grimpeur, car il ne dispose pas des « règles » du jeu de langage correspondant au grimper en libre.

Cet exemple nous permet d’aller plus en avant dans l’explication théorique de cette recherche qui accorde une place centrale à l’aspect culturel de l’activité humaine autrement dit aux règles entendues comme des expériences normatives situées (Chaliès, 2016).

1.2. La consubstantialité « syntaxe – sémantique » : de l’intelligibilité à la

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