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la méthode des acteurs

1. La non-validation du bloc : deux profils de grimpeurs pour deux explorations antinomiques explorations antinomiques

1.3. Thierry : la recherche de la méthode dans l’exploration du passage

1.3.3. L’apparent paradoxe d’une lecture pour planifier ou pour improviser la méthode

Les raisonnements pratiques ci-après nous permettent 1) de mieux saisir les raisons pour lesquelles les méthodes construites sur la base d’une lecture prospective se voient régulièrement contrariées par l’escalade du sujet et 2) la complexité de la méthode employée par Thierry et les modalités et difficultés pour la trouver.

Extrait verbatim RP 2

Ch : Là tu te rends compte que c'est mauvais qu'est-ce que tu te dis ?

T : Je me dis que de toute façon c'est quand même ça (la méthode). Après je vais essayer de monter ma main et aller chercher la prise.

Ch : Donc tu restes sur la méthode que tu avais imaginée au début ?! T : Voilà ! Pour le moment oui.

Ch : Même si la prise est plus mauvaise que prévu ?

T : Bah elle est mauvaise, mais je la pensais bien meilleure. Je pensais que ça allait être bien plus facile. Ch : Mais tu restes malgré tout sur la méthode que tu avais imaginée ?

T : Oui je reste sur la méthode. C'est moins bien que ce que j’avais imaginé, mais je continue.

Ch : Est-ce que là, tu te dis c'est foutu je vais tomber ou est-ce que tu te dis je vais quand même essayer d’enchaîner le bloc au premier essai ?

T : Ah non je me dis que je vais quand même jouer la carte du premier essai RP 2

« Se dire que c’est quand même ça » / vaut pour / « rester sur la méthode imaginée » / dans les circonstances où / « les prises (les deux trous) sont plus mauvaises que prévu ».

Thierry a été déçu devant la qualité de la prise et a tenté malgré tout d’enchainer le bloc et "jouer la carte du premier essai" parce que : "Je me dis que c'est quand même ça". L’attente déçue relative à la qualité de la prise a été resignifiée pendant l’ascension sans pour autant remettre en question la planification opérée lors de la lecture prospective.

170 Le chercheur introduit la controverse suite à l’observation d’une contradiction apparente entre le discours de l’acteur et les traces d’activités vidéo.

Capture d'écran 16. Le grimpeur change de méthode et tâtonne avec la main gauche lors du premier essai.

Extrait verbatim RP 3

CH : Là tu changes de méthode ?

T : ouais je change de méthode (l’air gêné ou surpris).

CH : Tu te réorganises. Qu’est-ce que tu te dis ? Tu tâtonnes d'autres prises. T : Je me dis que… (hésite)

CH : Ce n’est pas ça !? (CH finit la phrase de Thierry)

T : Ce n’est pas ça (regarde le film). Je cherche la méthode. Je ne l'ai pas là. Là je me rends compte tout de suite que c'était beaucoup plus dur que prévu.

RP 3

« Changer de méthode » / vaut pour / « tâtonner sur les prises » / qui vaut pour / « chercher la méthode » / parce que / « je ne l’ai pas » / dans les circonstances / d'un essai où on se dit : "ce n'est pas ça" / parce que / « je me rends compte tout de suite que c'est beaucoup plus dur que prévu »

Cette contradiction entre les deux RP est relative à une réorganisation de Thierry observée par le chercheur. Celle-ci vient nuancer le jugement du grimpeur vis-à-vis d’une méthode dite identique entre deux essais. L’acteur resignifie son action qui passe de « je reste sur la méthode » (RP 2) à « je change de méthode » / vaut pour / « je tâtonne » (RP 3). Cette différence de jugement nous invite à relativiser le rôle de la lecture prospective réalisée par l’acteur entre les essais.

L’acteur débute l’ascension avec une attente fermée, ou déterminée, qui consiste en la réalisation d’une méthode identique à l’essai précédent. Cette attente évolue vers une attente ouverte, ou indéterminée, qui consiste à tâtonner. L’analyse nous montre que 1) la lecture prospective n’engendre pas forcément une fermeture des attentes en fonction de ce qui a été posé en amont et 2) que la lecture prospective n’est pas déterminante dans l’établissement d’une méthode qui se joue ici davantage de façon synchrone aux essais.

171 Synthèse

Une deuxième difficulté s’est révélée récurrente au cours de l’EAC. Celle-ci consiste en des allants de soi relatifs à des maniements de pieds et/ou de mains consécutifs d’une lecture prospective peu efficace dans l’essai. L’EAC a permis un développement du grimpeur par une resignification de l’action observée.

Ces résultats nous permettent d’appuyer l’hypothèse que la lecture prospective ne constitue pas une attente fermée et laisse une place importante à l’improvisation au cours de l’essai. Cette improvisation implique le test d’un nombre conséquent de méthodes synchrones qui ne font pas systématiquement l’objet d’une description spontanée par l’acteur lors de l’EAC.

1.3.4. Une méthode difficile à « imaginer », mais « facile à réaliser » : le paradoxe d’une lecture logique vers une méthode originale.

À ce stade de l’analyse il convient de noter le développement opéré chez le grimpeur à l’aide de l’auto confrontation. Celui-ci s’observe de par 1) l’émergence de nouvelles significations d’origines spontanées et 2) de nouvelles significations obtenues du grimpeur sur la base d’une instruction de type sosie réalisée lors de l’EAC.

Ces différentes traces développementales nous permettent de mieux comprendre la nature des difficultés rencontrées par Thierry dans l’élaboration de la méthode.

L’analyse suivante a permis d’identifier deux types de complexité en lien avec la difficulté rencontrée par Thierry. 1) le constat que certains raisonnements pratiques concatènent des règles indexées à des phases variées de l’exploration du bloc et 2) l’obtention de la sensation adéquate pour valider la méthode s’obtient dans une synchronisation gestuelle relative à différentes attentes.

Ces deux points sont développés en suivant.

Le suivi temporel de certains RP nous permet de constater l’existence d’attentes/ jugements indexés à des moments plus ou moins lointains de l’essai en cours.

Le RP suivant est caractéristique. Une méthode similaire est mobilisée par l’acteur entre deux essais, mais le grimpeur y ajoute une exploration synchrone.

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Capture d'écran 17. Thierry lors de la séquence vidéo n°2 tente la méthode initialement envisagée avant son premier essai.

Extrait verbatim RP 4

T : Donc je refais la même première méthode que tout à l'heure sauf que j'y arrive un peu mieux. J'essaie de faire (stoppe la vidéo) ce que j'avais prévu encore initialement. Donc je sais que la première prise est mauvaise, qu'il faut que je me réorganise un peu différemment pour venir chercher le plat main droite.

CH : Se réorganiser ça veut dire quoi ?

T : Bah replacer le bon pied au bon endroit, se placer en équilibre finalement. CH : Donc là tu as changé de méthode dans les pieds ?!

T : heu... (hésite) Oui plus ou moins oui.

Le raisonnement pratique peut être formulé ainsi :

« Essayer de faire ce que j'avais prévu encore initialement » / vaut pour / « refaire la même méthode avec une réorganisation des pieds » / pour / « se placer en équilibre » / pour / « venir chercher le plat main droite » / parce que / « je sais que la première prise est mauvaise » / ce qui a pour résultat que / « j'y arrive un peu mieux ».

L’essai décrit par le RP 4 nous permet d’observer une coexistence : 1) de méthodes synchrones passées (MR), 2) d’une lecture prospective passée, mais non testée (LP), et 3) d’ajustements nouveaux et synchrones à l’essai en cours (MS).

En d’autres termes Thierry actualise des RP précédemment formulés pour établir une nouvelle méthode. L’étiquetage nouveau suite à une Ms permet à Thierry de formuler une nouvelle attente lors de la lecture prospective « je sais que la première prise est mauvaise ». Dans l’action le grimpeur formule une nouvelle attente synchrone relative à une « réorganisation des pieds » sensiblement différente pour « se placer en équilibre » et tester une lecture prospective élaborée avant le premier essai.

173 L’enjeu pour Thierry, à ce stade de la recherche de la méthode, est de valider une sensation relative à une méthode utilisée. Pendant les essais l’acteur « tâtonne » et teste plusieurs possibilités d’équilibration. Il rencontre des difficultés pour stopper sa recherche sur l’une d’elles et ainsi éprouver la sensation nécessaire à la validation de la méthode.

L’extrait suivant précise cette difficulté.

Capture d'écran 18. Thierry déplace le pied droit derrière l’arête avant de tâtonner de nouveau en basculant les pieds sur la gauche.

Extrait verbatim RP 8

T : Voilà. Lorsque je commence à monter le pied ici, je commence à trouver la méthode. Je ne le sais pas encore.

Ch : Là tu ne le sais pas encore ?

T : Non parce que regarde ! Je re-tatonne. Parce que ce n’est pas très bon. Je ne sais pas que je suis dans la méthode encore. Bien que les seules fois où tu m'ais encouragé c'est lorsque j'étais dans cette méthode.

Ch : (sourire) Oui mais c'était un pur hasard.

T : Parce qu’après je refais la méthode à gauche tu ne m'encourages pas et je repars dans la bonne méthode et tu m'encourages.

Le raisonnement pratique peut-être formulé ainsi : RP 8

« Commencer à trouver la méthode sans le savoir » / vaut pour / « commencer à monter le pied ici et pour tâtonner encore » / parce que / « ce n’est pas très bon » / dans les

circonstances ou / « (je suis) encouragé lorsque je repars dans la bonne méthode » / ce qui vaut pour / « (exclure) la méthode de gauche » / parce que / « tu ne m’encourages pas ».

174 L’acteur est en difficulté pour échantillonner une sensation et ainsi valider la méthode. Devant cette difficulté le grimpeur interprète les encouragements du chercheur comme la validation d’une méthode, ce qui l’aide à s’engager dans celle-ci. L’EAC permet au grimpeur de poser un regard rétrospectif sur l’essai visionné et se rend compte qu’à ce moment il n’était pas loin d’identifier la méthode utilisée quelques essais plus tard.

Cette difficulté, qui consiste en l’obtention et l’étiquetage de la sensation adéquate est d’autant plus prégnante (importante, troublante) sur l’observation directe et chronologique des séquences vidéo. Celle-ci nous invite à voir Thierry se rapprocher de la méthode finale sans que l’acteur n’étiquète ce rapprochement au cours de l’action. À titre d’exemple, dès le premier essai Thierry teste la prise dite en gouttière en épaule sans retenir cette préhension dans l’essai suivant.

Synthèse

Les raisonnements pratiques de Thierry sont relativement complexes. L’échantillonnage d’attentes prospectives et de sensations synchrones qui composent ces RP ainsi que l’aspect récursif de ces derniers dans les tests opérés par Thierry interdit toute modélisation linéaire de l’exploration du bloc. Cette récursivité participe de la difficulté à déterminer la méthode pour l’acteur qui doit stopper sa recherche de méthode sur une sensation valide. Dans le flot des possibles, l’acteur saisit les opportunités de l’action (ici des encouragements) comme la confirmation d’une méthode. Ce constat nous permet d’appuyer l’hypothèse d’un système de règles complexes chez l’acteur dont l’efficacité en termes de performance est peu liée à une rationalisation postée en amont de l’action.

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