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de la méthode et de la lecture par l’entraineur en escalade

2. L’innovation scientifique comme substrat de l’étayage

2.4. Articuler des données en première et en troisième personne

De récentes publications dans le paradigme de la cognition située ont centré leur analyse sur le cours d’expérience des athlètes (Theureau, 2015). Elles ont permis la description de stratégies, focalisations, sensations, émotions, interprétations accompagnant l’activité des acteurs jusqu’alors méconnues des entraineurs et des sportifs (Durand, Hauw, Leblanc, Saury, & Sève, 2005). Certaines d’entre elles ont eu recours à une méthodologie alliant des données de type qualitatives et quantitatives, permettant la création de connaissance sur plusieurs points. Dans le domaine de la cognition située, ces recherches croisées ont permis, 1) de proposer des améliorations au système de mesure de la performance (Gal-Petitfaux, Adé, Poizat, & Seifert, 2013a), 2) de proposer la conception d’outils sportifs dans une perspective ergonomique (Poizat et al., 2011) 3) d’éclairer de façon heuristique des données extrinsèques relatives aux modèles de coordinations engagés par l’acteur (Seifert, Orth, et al., 2014).

Dans le programme de recherche cours d’action (Durand, 2008 ; Theureau, 2015), l’articulation entre les données en première personne et en troisième personne est déséquilibrée au profit des données intrinsèques. L’usage de données hétérogènes se révèle complémentaire, mais n’enlève rien à la primauté de l’intrinsèque. Conformément à la théorie fondamentale de l’énaction, le couplage structurel dynamique entre l’environnement et l’acteur est dissymétrique. Les perturbations vécues par l’acteur sont toujours à l’initiative de celui-ci. Au contact de l’environnement, l’acteur participe de l’émergence des faits qui lui

70 sont significatifs et qu’il discrimine dans le réel pour agir. En cela, les données extrinsèques sont perçues comme des phénomènes participants de l’activité de l’acteur, mais en tant que processus, automatisme, adaptation autonome du système elles restent à l’ombre de la conscience de l’acteur. Les données quantitatives complètent le cours d’expérience des acteurs en tant que matériau composite de la complexité de l’activité. Une double dynamique épistémique est possible, mais l’articulation des données est dissymétrique dans la mesure où les concepts d’ordre extrinsèque sont au service de l’intrinsèque et non l’inverse. Ces données sont usitées par les chercheurs à des fins épistémiques de l’activité. Fidèles au principe selon lequel le chercheur comprend l’activité pour la transformer, les apports, concernant la transformation de l’activité des athlètes dans un but de remédiation aux dilemmes ou dysfonctionnements identifiés lors de l’étude, font l’objet d’un deuxième travail consécutif du traitement et de l’analyse des données. Ces remédiations prennent la forme de conseils ou propositions délivrées aux sportifs, entraineurs ou concepteurs d’outils de mesure de la performance.

Par exemple, le dispositif (MAD-système) destiné à mesurer les forces que les nageurs exercent sur l’eau avec les mains, a fait l’objet d’une étude permettant de comparer les sensations et perceptions des nageurs avec les mesures outillées de leurs performances (Gal-Petitfaux et al., 2013). L’étude révèle qu’à une vitesse de nage spécifique, l’outillage entre en concurrence avec les intentions des nageurs. Ces derniers rencontrent des difficultés pour 1) placer les mains sur les pales du dispositif afin d’y mettre la pression adéquate et 2) augmenter leur fréquence de nage de façon à respecter l’emplacement spatial des cales au fond du bassin. Les données intrinsèques ont permis d’éclairer d’une façon singulière les changements de patterns de coordination aux différentes vitesses de nage exigées lors du protocole. L’analyse a conduit vers des propositions d’amélioration du dispositif d’évaluation MAD-système, tel que la modification des distances inter-cales lors de vitesse de nage lente et maximale, de façon à se rapprocher davantage des circonstances écologiques de nage. Le système Powerline, placé sur les rames des sportifs, a permis de mesurer les coordinations interindividuelles entre les rameurs d’aviron (Saury et al., 2010). Les recueils de données hétérogènes ont permis une plus-value côté expérience et côté biomécanique. Les données montrent qu’au cours d’une course, les rameuses coordonnent leurs actions par un ensemble d’inférences en constante évolution au fil de la course, ce qui implique un « coût cognitif » peu appréhendé dans l’entrainement. L’étude offre des remédiations aux problèmes identifiés lors de la phase de recueil de données à la première personne, grâce au dispositif technique.

71 Ainsi la sensation d’une rameuse « d’être poussée » par sa coéquipière a fait l’objet de plusieurs hypothèses relatives aux ajustements moteurs. Il a été déterminé que la « perception syncrétique » de la rameuse est liée à « une différence d’amplitude des mouvements de rames et à une différence de vitesse dans le début et la fin de la phase de retour entre les deux rameuses ». En d’autres termes, la perception de la rameuse a été étayée par une « signification mécanique » consécutive de l’utilisation du système « power line ».

De la même façon, Roberts et collaborateurs (2001, 2006), ont étudié les relations entre les perceptions des golfeurs et des paramètres objectifs, tels que le son émis lors de la frappe de balle, le temps de contact entre la tête du club et la balle, et les vibrations du club à l’aide d’accéléromètres, de caméras et de microphones. L’analyse croisée des données a permis d’identifier de fortes corrélations entre les données de type extrinsèque relatives aux paramètres sonores et vibratoires d’une part, et les données qualitatives relatives aux perceptions des golfeurs d’autre part. À l’inverse, l’étude a mis en avant que les perceptions des golfeurs relatives à la durée d’impact entre la balle et la tête du club n’étaient pas corrélées avec les données d’observations quantitatives.

Plus proche de notre objet d’étude, Seifert a réalisé une recherche auprès de grimpeurs de cascade de glace articule des données en première et en troisième personne (Seifert, 2010, p. 49‑51 ; Seifert, Wattebled, et al., 2014). Les données biomécaniques (de types macroscopiques) sont destinées à évaluer les différents patterns de coordination utilisés entre grimpeurs débutants et experts dans le cadre d’une activité qui respecte sa complexité naturelle, culturelle et sociale. Les données de type compréhensives sont destinées à saisir les diverses focalisations des acteurs. L’outils de mesure est considéré comme un descripteur de l’activité des acteurs. Sans nier leur caractère potentiellement perturbateur, les données biomécaniques sont destinées à décrire l’émergence des coordinations des acteurs et non à transformer ces derniers. En d’autres termes, les capteurs ne sont pas utilisés comme « médiation instrumentale » (Rabardel, 1995) pour les grimpeurs dans ce travail. La mesure de la fluidité chez les grimpeurs profite d’un statut uniquement épistémique. Elle est destinée à mesurer l’instabilité dynamique du couplage structurel de l’activité adaptative des acteurs (Varela, 1989).

Synthèse

L’étude des raisonnements des athlètes par l’utilisation de donnée en première et en troisième personne a permis d’obtenir des résultats intéressants tantôt coté épistémique tantôt coté

72 transformatif chez les acteurs. Ces recherches ont ainsi étiqueté des transformations de l’activité des sportifs due au dispositif scientifique permettant d’amorcer un travail d’amélioration des outils. Suivant les recherches, la hiérarchie entre les données hétérogènes est variable. En escalade, le JERK est utilisé à des fins descriptives de l’activité sur un versant scientifique et non sur le versant transformatif des acteurs. Dans le cadre de notre deuxième objet d’étude en construction, il nous semble prometteur d’utiliser un outil scientifique ayant été stabilisé par la communauté. L’objet de son utilisation consiste non pas uniquement à mesurer l’activité, mais à produire et transformer une activité d’étayage des sportifs et entraineurs.

Illustration 1. Délimitation du deuxième objet d’étude au sein de cette recherche L’entraineur en escalade est ici considéré comme un métier complexe qui ne peut se limiter aux connaissances scientifiques accumulées à ce jour. Au cours des séances d’entrainement, l’acteur interprète constamment face à des situations dilemmatiques et incertaines. Ces interprétations sont menées sur la base de concepts ordinaires composites. Peu scientifiques, ces savoirs ou connaissances pratiques n’en sont pas moins efficaces. Le constat selon lequel les entraineurs procèdent par raisonnements de type analogique et métaphorique (Rolland & Cizeron, 2012) et non uniquement logique ou formel a permis d’identifier « l’expérience » comme centrale dans le raisonnement des entraineurs en gymnastique notamment.

La science, en simplifiant la réalité pour des besoins épistémologiques, prend le risque de s’éloigner des situations réelles de terrain. Vient appuyer ce constat, le fait que la recherche scientifique, tout comme les ressources livresques sont peu tournées vers l’objet d’étude « entraineur en escalade » ou « formation d’entraineur en escalade ». Le peu d’ouvrages destinés aux entraineurs (et non à l’entrainement) nous semble révélateur du constat selon lequel les professionnels de l’entrainement en escalade sont condamnés à se saisir des résultats scientifiques pour les appliquer à leur domaine professionnel, particulièrement complexe. À ce constat s’ajoute la faible quantité de formations destinées aux entraineurs en France.

Les modalités d’apprentissage et d’innovation des entraineurs sont orientées davantage sur 1) des collaborations (athlètes-entraineurs ; entraineurs-chercheurs, entraineurs-entraineurs), 2) des expériences, que sur des connaissances issues de formations scientifiques. Les connaissances, savoir-faire et expériences de l’entraineur sont enracinés dans une culture et

73 une subculture avec et dans lesquelles celui-ci agit (Perez, 2009). Ces savoirs d’expériences issus partiellement de cette stabilisation culturelle peuvent constituer des freins à l’évolution des pratiques d’entrainement (Saury et al., 2004). L’équilibre précaire pour l’entraineur qui consiste à utiliser de pratiques ayant fait leurs preuves par le passé tout en cherchant à innover, place la recherche scientifique comme un humble candidat en termes d’innovation. La littérature montre qu’entraineur et athlète entretiennent une relation au cours de laquelle les acteurs construisent un référentiel de signification commun et singulier.

Compte tenu de cet ensemble de lecture, le deuxième objet d’étude de ce travail de thèse réside dans la transformation de l’activité d’enquête d’un grimpeur tenue par un artéfact destiné à étayer de la méthode dans le cadre d’une collaboration entre un entraineur et un grimpeur. Il est fait l’hypothèse que cet étayage nouveau moyennant la métaphorisation des données par le chercheur-entraineur est susceptible de produire une expérience partagée signifiante chez les deux protagonistes.

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PARTIE 2. CADRE THÉORIQUE

Cette thèse s’inscrit dans un programme de recherche mené en anthropologie culturaliste, initialement mené par Stefano Bertone (Bertone, 2011) sur la force des règles dans la formation professionnelle (notamment des enseignants) et Sébastien Chaliès (Chaliès, 2012) portant sur la construction du sujet en formation professionnelle.

Elle lui emprunte une lecture théorique de la formation professionnelle des adultes (au-delà de l’enseignement) établie à partir de postulats issus d’une théorie générale de l’apprentissage et de l’action collective (Berducci, 2004 ; Livet, 1993 ; Wittgenstein, 1996, 2004 ; Wittgenstein, Lescourret, & Rhees, 2001). L’essentiel des recherches menées en anthropologie culturaliste a eu pour objet d’étude originel la formation initiale des enseignants novices en éducation physique et sportive. Ce travail propose d’étendre l’empan de ce programme de recherche à d’autres types d’activités humaines, toujours en relation avec les problématiques de l’enseignement et de la formation.

Cette partie est consacrée à la présentation de cet élargissement thématique aux situations d’entrainement sportif en escalade. Conformément à l’épistémologie lakatossienne retenue au sein du programme de recherche originel, un noyau dur de postulats théoriques sera tout d’abord délimité (Chapitre 1). Son périmètre sera redéfini et adapté aux questions spécifiques qui se posent dans l’activité des entraineurs en escalade et des grimpeurs (Section 1) et des choix épistémologiques seront opérés en essayant de fonder en théorie la méthodologie de cette recherche (Section 2). Enfin, une lecture singulière du cadre théorique général sera opérée et aboutira à la formalisation d’une ceinture d’hypothèses auxiliaires qui seront mises à l’épreuve du réel au cours de l’étude (Chapitre 2).

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Chapitre 1. Les postulats constitutifs du « noyau dur » de l’étude

1. Périmètre conceptuel pour une compréhension de l’activité des

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