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3 Considération des TIC dans la formation des migrants peu lettrés

3.2. Questions de terminologie

3.2.1. Distinguer l'illettrisme de l'analphabétisme

En France, l'illettrisme est distingué de l'analphabétisme depuis les années 1980, ce qui n'est pas le cas dans d'autres pays (notamment au Canada et en Belgique87). Au sujet du premier de ces termes, Leclercq (1999, pp. 29–34) analyse, à l'instar de Lahire (2005), la construction de l'illettrisme en tant que « problème social » et le foisonnement de discours, parfois contradictoires, au sujet de cette notion :

[…] l'illettrisme apparaît sous des couleurs différentes : centré sur la seule maîtrise de la communication écrite ou élargi à la non-maîtrise de savoirs de base plus généraux ou encore englobant la faible maîtrise de l'environnement culturel dans son ensemble […]. Tous opposent « illettrisme » et « analphabétisme », qui caractérise des personnes non scolarisées, n'ayant jamais été confrontées à l'enseignement d'un code écrit. (Leclercq, 1999, pp. 30–31)

Lahire (2005, p. 86) montre que, dans le rapport public qui a consacré la « visibilité » du « problème social » de l'illettrisme en 198488, les deux termes sont utilisés de manière quasi- équivalente, « [afin] d'opérer en douceur la transition d'une problématique connue […] mais plutôt rattachée aux pays en voie de développement ou aux immigrés […] à une thématique nouvelle et ''française'' ». Dans le même sens, Étienne (2008) remarque que les descriptions lexicographiques maintiennent le rapport de synonymie entre les deux termes, bien après que des recherches aient approfondi l'analyse du phénomène89.

S'il existe un rapport de synonymie entre illettrisme et analphabétisme fonctionnel90, le critère de l'expérience scolaire dissocie les publics, ne serait-ce que parce que, pour les personnes en situation d'illettrisme, le rapport à la formation est déterminé par l'expérience préalable (Lavoie,

87. Il est possible de relever des occurrences du terme « illettrisme » dans certaines publications belges (par exemple : Valenduc, 2012) mais elles côtoient celles du terme « alphabétisation » et n'en sont pas distinguées.

88. Sur ce plan, Leclercq (2005, p. 4) décrit les représentations sociales autour de l'illettrisme : « la rhétorique construite autour du phénomène de l'illettrisme depuis vingt ans a laissé une large part à des relations illettrisme / quart monde ; illettrisme / grande pauvreté ; illettrisme / exclusion sociale et professionnelle ; illettrisme / marginalité ; voire illettrisme / alcoolisme ou illettrisme / délinquance ... ». Peu après, elle montre que « la vision psycho-pathologisante, de type déficitaire, dominante dans la société est bien souvent en décalage avec la réalité. Notre échantillon représente une population avant tout en précarité face à l'emploi et souffrant de lacunes scolaires ».

89. Ce rapport de synonymie est maintenu, par exemple, au sein du TLFI.

90. Dans le sens où l'analphabétisme fonctionnel n'exclut pas l'expérience scolaire par opposition à l'analphabétisme qui renvoie à l'absence de scolarisation. L'UNESCO a proposé en 1978 cette définition de l'analphabétisme fonctionnel : « une personne est alphabète du point de vue fonctionnel si elle peut se livrer à toutes les activités qui requièrent l’alphabétisme pour que son groupe ou sa communauté fonctionne de manière efficace et pour qu’elle puisse continuer à utiliser la lecture, l’écriture et le calcul pour son propre développement et celui de sa communauté » (Institut de l’Unesco pour l’apprentissage tout au long de la vie, 2013).

Lestage (1981, p. 15) montre cependant qu'initialement, l'alphabétisation dite fonctionnelle avait des visées plus larges et humanistes. Pour Fraenkel, Gani et Mbodj (2014), c'est principalement « la faiblesse des résultats obtenus par une alphabétisation de type scolaire traditionnelle [qui a] contribué au changement d'orientation […] avec l'émergence du concept d'alphabétisation dite ''fonctionnelle'' ».

Levesque, & Aubin-Horth, 2008, pp. 67–70). Paradoxalement, au plan des dispositifs de formation, « l'invention de l'illettrisme » a produit plus de confusions que de précision :

La segmentation, formation des immigrés / formation des Français, s'estompe et laisse apparaître un public envisagé globalement : le public des faibles niveaux de scolarisation et de qualification […]. La spécificité des migrants est de moins en moins prise en compte et souvent, dans les organismes, malgré la différence notoire des besoins, les publics sont mélangés. (Leclercq, 1999, p. 24)

Les besoins spécifiques des migrants sont notamment liés au fait que leur (s) langue(s) de référence ne coïncide(nt) pas avec la langue du pays d'accueil : apprendre, entre autres, à lire et écrire dans une langue étrangère est un critère de distinction évident des besoins et des publics. Mais, quand bien même l'illettrisme serait une catégorie créée en France pour désigner des problématiques concernant des Français, on soulignera que les migrants peuvent se trouver en situation d'illettrisme ! Et, si on se réfère au dernier rapport produit au sujet du programme EPT (Education Pour Tous), force est de constater que la diversité des situations des apprenants, liées aux carences comme aux limites des systèmes éducatifs à l'international, est encore loin de se voir résorbée :

Dans de nombreux pays, la génération actuelle n’arrivera pas à parcourir les derniers kilomètres pour atteindre l’enseignement primaire universel […]. Sur la base des tendances récentes, il faudra peut-être attendre le dernier quart de ce siècle pour que tous les garçons et les filles les plus pauvres dans plus de 20 pays puissent terminer l’enseignement primaire – et le siècle suivant pour que tous puissent achever le premier cycle de l’enseignement secondaire. (Unesco, 2014, p. 94)

On a indiqué plus haut que le critère de la scolarisation était pertinent pour distinguer l'illettrisme de l'analphabétisme. Outre les problématiques relatives à la détermination de l'illettrisme, il convient d'évoquer les critiques portées à la notion d'analphabétisme elle-même, posant en creux la question de l'expérience scolaire.

Blais (1995) propose par exemple d'utiliser le terme « allographe » pour les personnes qui ne maîtrisent pas, parce qu'ils n'ont pas eu l'occasion de les apprendre ou qu'ils les ont difficilement reçus, les codes graphiques dominants : s'appuyant sur les écrits de Calvet, elle rappelle notamment qu' « absence de tradition écrite ne signifie nullement absence de tradition graphique » (ibid., p.87). Fraenkel, Fregosi et Vasseur (1981, pp. 97-106) allaient déjà dans le même sens d'une manière assez virulente :

L'image du migrant analphabète plongé à son arrivée en France dans un univers de l'écrit totalement déroutant pour lui, nous paraît relever d'une construction imaginaire qui résiste mal à l'analyse des faits. […] En effet, l'écrit existe et fonctionne dans tous les pays et même si une grande partie de la population n'y a pas accès directement, chacun assume les valeurs culturelles attachées aux pratiques scripturales que véhicule la société. (ibid., p. 97)

L'étude de Bernardo (1999) fournit aussi un grand nombre d'arguments contre une vision caricaturale des personnes n'ayant jamais appris à lire ou à écrire dont, entre autres, la distinction entre les effets de la scolarisation et ceux de l'alphabétisation :

L'étude n'a pas montré de divergences immédiates entre la façon dont les alphabètes et les analphabètes ont exercé différentes fonctions cognitives de base. […] Par conséquent, nulle hypothèse voulant que les analphabètes sont plus faibles psychologiquement ou mentalement ne semble résister aux données empiriques. (p. 155)

Il porte également une critique à l'alphabétisation fonctionnelle en montrant qu'il ne suffit pas d'acquérir des compétences procédurales, que des stages visant des savoir-faire isolés tels « remplir un formulaire » ne sauraient suffire à l'entrée en littéracies91 :

Si la pratique de l'écrit reste isolée des autres habiletés cognitives de l'individu (ce qui se produit quand elle n'est pas intégrée aux autres pratiques de sa communauté), il est peu probable qu'elle ait quelque effet substantiel sur les autres processus cognitifs de l'individu. (p.156)

Ces critiques rappellent les objectifs visés par l'alphabétisation conscientisante des années 1960, opposée à « une conception ''bancaire'' de l'éducation – procès éducatif rigide, autoritaire et antidialogique où le rôle de l'enseignant se limite à transmettre son savoir aux élèves dociles et passifs » (Gadotti, 2015). Elles évoquent également les discussions autour des définitions des littéracies.

3.2.2. (Trans)littéracies : pour un élargissement des savoirs dits « de base »

Leclercq (2003) identifie une certaine méfiance, dans l'aire francophone, vis-à-vis de la notion de littéracies, méfiance qui serait due à la fois à son usage émergent dans les années 2000 ainsi qu'à son ancrage dans des considérations économiques ralliant restrictivement l'alphabétisation à l'employabilité. Cette méfiance s'identifie, par exemple, dans le programme canadien pour l'alphabétisation des adultes migrants92. Néanmoins, cette notion renvoie aussi à un mouvement d'élargissement dans la détermination des savoirs de base qu'il est pertinent d'analyser en ce qui concerne la formation des adultes migrants peu lettrés93.

J'ai choisi de reprendre le choix orthographique décrit par Delcambre e t Pollet (2014): « littéracies » indique l'origine anglo-saxonne du terme et permet de considérer des littéracies plutôt qu'une seule dont, manifestement, il est complexe de déterminer le contour et les contenus. Lafontaine (2001) analyse, par exemple, ce qu'elle désigne, en français puis en anglais

91. Rama (2014), s'appuyant sur les travaux de Goody, distingue l'apprentissage de l'écrit de l'entrée en littéracies, en ce que la première consiste en une technique alors que la seconde désigne « le contexte socio-culturel particulier qu’on voit s’aménager à l’intérieur d’une société qui a incorporé l’écriture comme technique ».

92. Johansson, L., Angst, K., Beer, B., Martin, S., Rebeck, W., & Sibilleau, N. (2005). Alphabétisation pour immigrants adultes en français langue seconde (FLS). (p. 4). Centre des niveaux de compétence linguistique canadiens (CNCLC). Consulté de : http://bv.cdeacf.ca/RA_PDF/93725.pdf

93. On relève que, dès les années 1970, le besoin d'élargir les savoirs enseignés aux migrants est relevé dans les productions scientifiques, notamment chez François (1976).

dans le texte, « la compréhension en lecture, […] la littératie (reading literacy) ». La littératie, au singulier, est très fréquemment associée à des compléments adjectivaux précisant le domaine en question. Pour le cas de la lecture, Lafontaine montre l'évolution des définitions et l'extension des compétences afférente :

Malgré son caractère général, le concept [de littératie] a […] le mérite de faire référence, de façon positive, à un processus continu de développement des compétences en lecture, ce que ne permet pas le terme d’alphabétisation. Enfin, alors que le concept de compréhension renvoie à des compétences d’ordre essentiellement cognitif, le concept de littératie rappelle que devenir un(e) lecteur/lectrice compétent suppose non seulement des habiletés cognitives, mais l’élaboration d’un rapport positif de connivence ou de familiarité à l’écrit qui déborde largement la sphère du cognitif. (p. 81)

Le concept de littéracies « déborde largement » des notions et concepts utilisés antérieurement, mais comment le décrire de manière opérationnelle ? Bereiter et Scardamalia (2013), analysant cette fois les compétences d'écriture, identifient des problématiques liées à l'évolution propre aux sciences cognitives :

Les activités mentales de l'écriture considérées dans notre recherche renvoient à des processus mentaux supérieurs, du même type que les objets traités par les recherches en sciences cognitives et qui sont relatifs à tous les aspects de l'intelligence humaine. Ils comprennent l'établissement d'objectifs, la planification, la mémorisation, la résolution de problèmes, l'évaluation et le diagnostic. L'écriture est, bien sûr, facilement reconnue comme une activité dans laquelle une bonne partie de l'intelligence humaine est mobilisée.

Que cela ait été négligé, jusqu'à très récemment, en sciences cognitives, est cependant facile à comprendre. La recherche en sciences cognitives a en effet établi progressivement des raisonnements en partant de problèmes mal définis, de questions qui s'appuient sur une connaissance limitée des tâches visées par l'analyse pour les raffiner […]94

Ce que les écrits sur les littéracies montrent, c'est simultanément l'élargissement et la précision apportés95 à la description des savoirs nécessaires pour quiconque souhaite travailler et s'épanouir, socialement et individuellement dans les sociétés du XXIe siècle : le classique « lire, écrire, compter » doit être revisité dans son apparente simplicité et, en même temps, il doit être dépassé parce qu'il s'avère insuffisant. En témoigne aussi l'intérêt encore plus récent pour la notion de translittéracies96.

94. Traduction libre d'un extrait de la préface de l'ouvrage de Bereiter et Scardamalia (2013).

95. J'ai relevé que cette ambition d'élargissement à des savoirs plus ambitieux qu'une « alphabétisation rudimentaire réduite à l'enseignement de la lecture et de l'écriture » (Lestage, 1981, p. 15) est assez ancienne. Ces ambitions ont cependant été restreintes notamment du fait du « nombre de préalables politiques, économiques, financiers, socio-culturels à satisfaire » (ibid., p. 16). 96. Cette dernière peut être définie comme « la capacité à lire, écrire et interagir par le biais d’un ensemble de plateformes, d’outils et de médias, de l’iconographie à l’oralité en passant par l’écriture manuscrite, l’édition, la télé, la radio et le cinéma, jusqu’aux réseaux sociaux » (S. Thomas, 2012).

La numératie97 (Cobb, 1997, Orrill et al., 1997) et l'utilisation de technologies informatisées (Bruillard, 2012) semblent figurer aux premières loges des savoirs et savoir-faire considérés dans le continuum des acquisitions nécessaires pour vivre dans les sociétés contemporaines, continuum face auquel se rejoignent les apprenants qui n'ont jamais été scolarisés et ceux pour lesquels l'expérience n'a pas été suffisamment probante.

Pour plusieurs chercheurs, les questions relatives à l'utilisation de technologies informatisées en éducation, tout comme celles relatives aux approches d'une « compréhension translittéracique », sont associées à la remise en question des objets et des méthodes éducatives sur un plan très général :

Je crois que les instruments informatisés et les nouvelles littéracies associées, particulièrement en ce qui concerne les cours de mathématiques et de sciences, favorisent le changement infrastructurel de l'expérience scolaire en des communautés vivantes de construction d'instruments et de partage. (traduction libre de DiSessa, 2001) La compréhension translittéracique est un plus grand défi que ceux auxquels l'éducation formelle a été confrontée par le passé. Les compétences nécessaires ne seront pas acquises par des stratégies instructionnelles ou par la mise en œuvre de compétences traditionnelles. Engager les élèves dans la construction de théories est à la fois ce qui correspond à l'élaboration d'une compréhension translittéracique et ce qui fournit des mises en situations authentiques pour l'entraînement des compétences afférentes. L'environnement informationnel doit, en ce sens, être conçu pour réduire les difficultés inhérentes à la compréhension translittéracique. (traduction libre de Bereiter, 2012)

Si cet élargissement des savoirs et des compétences à considérer pour la formation et l'éducation semble inéluctable, Delcambre et Pollet (2014) notent que « la notion de littéracie […] n’apparaît pas chez les formateurs [d'adultes migrants] ». Avant de clore ces considérations terminologiques, il convient donc d'analyser les évolutions récentes relatives aux savoirs et aux savoir-faire considérés pour la formation des adultes migrants en particulier.

3.2.3. Quels savoirs et savoir-faire pour les adultes migrants en France ?

Le secteur de la formation des adultes désigné par le syntagme « formation de base » à partir du milieu des années 1990 (Leclercq, 2007, p. 19) s'intègre au cadre général de la formation tout au long de la vie. Il a pour fonction de développer les savoirs et compétences dites de base et il inclut « […] les dispositifs de remise à niveau, de lutte contre l'illettrisme, d'alphabétisation, de développement de savoirs de base en français écrit et oral, en mathématiques, en logique, etc. » (Leclercq, 2007, p. 11).

Si le syntagme « formation de base » englobe beaucoup de dispositifs de formation des adultes peu qualifiés, migrants ou non, plusieurs publications réfèrent à la « formation linguistique de

97. « Les littéracies, telles qu'elles sont définies et mesurées par divers organismes gouvernementaux, se réduit aux réponses à deux questions simples : “Pouvez-vous lire ? Pouvez-vous écrire ?”. L'expression “littéracies quantitative” nous invite à penser des analogies avec les nombres : “Pouvez-vous compter ? Pouvez-vous calculer ?”. Mais ces questions portent sur l'extrémité inférieure d'un continuum, occupé par ces compétences dont la valeur s'érode rapidement. La valeur de ces compétences augmente seulement à l'extrémité supérieure, où le raisonnement devient une meilleure description des littéracies » ; traduction libre de Cobb (1997).

base » ou à la « formation linguistique des migrants »98. Ce flottement entre différentes désignations peut être expliqué par l'importance du développement des savoirs et des compétences langagières pour l'accès aux savoirs d'une manière générale ou encore pour l'intégration sociale et professionnelle des migrants.

Il signale cependant davantage qu'une spécification des contenus de formation et on interrogera en ce sens le mouvement récent d'autonomisation99 de la formation linguistique des migrants : ce mouvement procède par les réformes des politiques d'intégration engagées par les différents gouvernements des pays européens mais aussi, notamment en France, par l'incitation à la substitution de formateurs qualifiés en FLE aux formateurs généralement issus de parcours très variés qui y travaillent100. Ce phénomène pose les questions suivantes :

• dans quelle mesure ce renouvellement des formateurs est-il effectif et pertinent au regard du nécessaire élargissement des savoirs fondamentaux101 ?

• Favorise-t-il l'interrogation du potentiel des TIC dans les pratiques de formation102 ? Ces questions seront plus particulièrement étudiées au sein du chapitre III, consacré à l'étude du processus de professionnalisation des formateurs intervenant pour la formation des migrants (peu lettrés). Les éclaircissements terminologiques réalisés dans cette section étaient nécessaires puisque les études et recherches portant sur les utilisations des TIC pour la formation des migrants peu lettrés sont à distinguer de celles qui concernent des natifs scolarisés, même s'il est possible de transférer certains résultats. On étudiera, dans la partie à venir, la littérature disponible au sujet des utilisations de TIC pour la formation d'adultes migrants peu lettrés.

3.3. TIC et « alphabétisation »103 des adultes migrants, une revue de littérature