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Problématiques contemporaines pour la professionnalisation des formateurs de migrants

6 Évolution historico-culturelle des activités de formation des migrants

6.2. Problématiques contemporaines pour la professionnalisation des formateurs de migrants

6.2.1. Une offre de formation qui reste peu lisible

L'offre de formation à laquelle peuvent accéder les migrants ne se limite pas à la seule formation linguistique prévue dans le cadre du CAI : elle rejoint, en particulier, celle des formations de base. D'une manière générale, cette offre s'avère peu lisible (De Corbier, 2013 ; Leclercq, 2007, p. 11 ; Okondza, 2013), notamment pour les raisons suivantes :

273. Cette dynamique constituera peut-être un réel tournant au plan des actions de formation, mais il est difficile de l'évaluer à présent.

• toutes les instances territoriales (de celles municipales jusqu'à celles supranationales telles le Fonds Social Européen, FSE) participent à son financement, auquel s'ajoutent les fonds de la formation professionnelle continue ;

• une multiplicité d'institutions (l'OFII, le Pôle Emploi, les entreprises, les Missions Locales, les centres sociaux, etc.) et d'organismes (associations de proximité, « entreprises associatives », organismes privés et publics de formation continue, etc.) offrent ou prennent en charge ces marchés et subventions274 ;

• les financements visent différents publics (jeunes, salariés, personnes handicapées, femmes éloignées de l'emploi, chômeurs, parents d'élèves, etc.), différentes aires territoriales (quartiers, municipalités, départements, etc.), différentes finalités (l'insertion professionnelle, sociale, scolaire, culturelle, etc.)275 et fonctionnent sur des calendriers courts au regard des objectifs visés (en général, le financement est accordé pour un an ; s'intégrer socialement ou professionnellement, par exemple, prend sans conteste plus de temps).

Dans le cadre du projet scientifique PPE276, Abichou décrivait les tensions issues de la multiplicité des offres en prenant l'exemple d'une personne désirant apprendre le français pour trouver un travail : si elle est prise en charge dans le cadre du marché public national du CAI, elle ne sera pas formée en fonction de son objectif puisque la commande publique organise une formation générale en langue, non ciblée sur un projet professionnel (Manesse et al., 2014, p. 16). Il n'est pas dit que son statut lui permette d'être prise en charge sur d'autres dispositifs de formation.

Dans le même contexte, Angel montrait que les différents statuts peuvent influer négativement sur l'entrée en formation (ibid., p. 14) : par exemple, un bénéficiaire du RSA-activités ne bénéficie pas d'un droit à la formation ; par contre, s'il reste au RSA-socle, il peut bénéficier d'une formation. La formule d'Angel à ce propos est pour le moins percutante : « ce qu'on nous demande de faire, c'est d'essayer d'insérer les gens dans des dispositifs » (ibid.). On identifie là une contradiction secondaire entre la division du travail et l'objet des activités de formation des migrants : tous font un peu de tout, sans se concerter suffisamment.

Deux journées d'études ont été organisées récemment par le Conseil Régional d'Île-de-France277 et ont fait ressortir d'autres caractéristiques de l'offre de formation accessible aux migrants : la

274. Une institution proposant plusieurs financements pour des projets différents ; les organismes devant également « jongler » avec plusieurs sources de financement différentes.

275. On a relevé même que certains types de financement créaient des champs de concurrence non pas entre organismes, mais entre porteurs des élaborations didactiques sous-jacentes : ainsi les ASL sont-ils concurrencés par l'offre nationale en ce qu'elle prend également en charge des apprenants « hors-CAI ». Les APP ont été mis en question et l'on voit poindre des tentatives d'élargissement de formations à distance...

276. Projet Pédagogique Émergent soutenu par la Sorbonne Paris Cité.

277. Le 26 janvier 2012 puis le 5 juin 2013, deux journées intitulées « journée d’information et de mutualisation pour les acteurs de la formation linguistique des adultes migrants » ont été organisées au Conseil Régional d'Île-de-France ; voir en ligne : http://www.projets-citoyens.fr/node/4178 (page consultée le 19/07/14)

méconnaissance de l'offre par les différents acteurs des formations ainsi que le fait qu'elle est faiblement répertoriée (Bonnerot & Bruneau, 2013 ; Roy & Williot, 2012)278. Sur ce point, une intervention a présenté cinq projets, pour la plupart assez récents, qui renvoient à différents réseaux œuvrant, entre autres, pour une meilleure coordination des prestations de formation et pour une orientation plus pertinente des personnes vers les différents dispositifs existants à l'échelle de l'Île-de-France (Forzy, Durussel, Hernandez, & Nassiri, 2012)279. Bonnerot et Bruneau (2013) ont également bien démontré l'intérêt de la création de postes de coordination aux échelles régionales et départementales280.

Ces efforts peuvent-ils suppléer aux problèmes identifiés précédemment concernant le manque de lisibilité et les limites de l'offre de formation pour les migrants ? Pour envisager des pistes de réponses à ce questionnement, on peut décrire plus finement les conditions de travail des formateurs de migrants : cela donnera une idée des facteurs favorables au suivi comme à l'orientation des apprenants.

6.2.2. Conditions de travail des formateurs

En ce qui concerne les formateurs de migrants, le constat d'une précarité forte et de conditions de travail peu satisfaisantes reste actuel (François, 1976 ; Leclercq, 2007, pp. 41–42). Encore récemment, Vadot (2014, pp. 105–107) passait en revue la littérature produite au sujet des « formateurs intervenant auprès de publics peu qualifiés » et, suite à l'analyse des résultats de ses enquêtes de terrain, elle concluait en des termes plutôt alarmistes :

À défaut de pouvoir parler de dégradation[, on peut dire que] les transformations institutionnelles intervenues depuis la généralisation du CAI n'ont pas permis d'améliorer les conditions de travail globales des formateurs et formatrices. Certains formateurs considèrent même que la situation a empiré du fait de la normalisation des dispositifs et de la disparition de beaucoup de petites structures. Ce constat est alarmant : peut-on vraiment envisager fonder une politique de formation durable et de qualité sur un turn-over constant de salariés en souffrance ? […] Les formateurs évoquent aussi le désarroi des bénéficiaires à qui ils annoncent leur départ : déjà fragilisés dans leurs apprentissages, ceux-ci sont déstabilisés par les changements successifs de formateurs. (ibid., p. 123)

La contradiction primaire pour le pôle du sujet entre la valeur d'usage de son activité et sa valeur d'échange apparaît donc très vive et continue dans le temps, d'autant que le faible recours à la syndicalisation (Leclercq, 2004, 2007) diminue le potentiel de changement de cet état de fait. Ici, c'est les pôles des règles qui manifeste une contradiction primaire reliant l'insuffisance de leur

278. Voir aussi : Conseil Régional Île-de-France. (2013). Connaître les dispositifs de formation pour mieux placer. Présenté lors de la Journée d’information et de mutualisation pour les acteurs de la formation linguistique des adultes migrants, Conseil Régional Île-de-France. 279. Si le centre de ressources édifié dans le cadre d'un de ces projets a été réorienté vers les porteurs d'un autre des projets présentés dans ce cadre, un troisième a récemment ouvert un service en ligne pour répertorier les activités de formation des migrants s'inscrivant dans le cadre des ASL. Voir en ligne : RADyA. Cartographie des ASL en Île-de-France [site associatif]. Page consultée le 30 avril 2015, de : http://radya.dixens.org/annuaire_cartes

formalisation (valeur d'usage) à celle de leur défense par les salariés eux-mêmes (valeur d'échange).

D'autres tensions caractérisent les activités des formateurs de migrants, au-delà de celles strictement salariales. L'analyse des relations entre les différentes générations de formateurs menée par Bergère (2008) montre, par exemple, que le pôle de la communauté n'est pas épargné :

- le dialogue intergénérationnel est difficile : les « nouveaux » et « anciens » formateurs ont des difficultés à trouver des bases communes de dialogue. Les « anciens » inscrivent souvent leurs pratiques dans un cadre idéologique militant, qu'ils ne reconnaissent pas chez les « nouveaux » ;

- les conditions de travail ont changé : les « anciens » formateurs sont plutôt en CDI à temps complet, alors que les « nouveaux » sont plutôt en CDD à temps partiel et circulent à un rythme élevé entre les structures, ce qui n'incite pas les « anciens » à investir du temps dans la transmission de leurs savoir-faire.

- Les « nouveaux » formateurs, même s'ils ont des difficultés en situation de formation, sont légitimés par leur diplôme FLE, alors que les « anciens », même s'ils sont plus à l'aise, ne se sentent pas légitimés.

Émerge ici une contradiction primaire reliant une forme de concurrence interne (valeur d'échange) et les besoins de mutualisation (valeur d'usage) pour la communauté des formateurs de migrants. On peut aussi identifier une contradiction secondaire entre le sujet et la communauté, dont les constituants varient en fonction de l'expérience des sujets.

Les incitations au recrutement de diplômés en FLE favorisent simultanément une hausse des exigences en termes de niveau de qualification et de diversification des fonctions occupées : du face-à-face pédagogique, de la coordination, du conseil, de la gestion administrative, etc. (Leclercq, 2007)281. On identifie d'ailleurs une tension réciproque entre la diversification des tâches et la difficulté à restreindre les profils de recrutement de ces professionnels :

La multiplicité des tâches et des activités des formateurs, des objectifs, des dispositifs, des orientations choisies par les organismes, rend difficile la détermination d’un profil unique de formateur de la formation de base aux compétences clairement stabilisées. (Leclercq, 2004)

Or, aucune des évolutions de l'exigence relative aux qualifications ne s'est traduite par une redéfinition du statut ou une valorisation salariale pour ces formateurs (Morisse, 2003, pp. 15– 16 ; Vadot, 2014). Ce constat ne fait finalement qu'accroître la contradiction primaire relevée plus haut pour le pôle du sujet formateur de migrants en termes de conditions salariales.

Le pôle de l'objet manifeste aussi une contradiction primaire importante. En effet, à l'instar des risques identifiés dans les années 1970 et en cohérence avec les analyses menées dans la partie 4.6. , le choix de la centration sur la formation linguistique pour les migrants et les incitations aux

281. Dans une publication antérieure, Leclercq reliait ce phénomène aux évolutions qui ont concerné les formateurs d'adultes en général, notamment en ce qui concerne l'ajout de tâches au « traditionnel face-à-face pédagogique » (2004, p. 188).

recrutements de professionnels diplômés en FLE ont montré des limites, particulièrement pour la formation des migrants peu lettrés :

La difficulté qu’éprouvent les acteurs du FLE à articuler didactique du français langue étrangère et formation linguistique des adultes peu ou pas scolarisés est liée à l’histoire de la didactique du français langue étrangère, qui s’est construite en se focalisant sur les compétences orales, tout en s’appuyant, du point de vue méthodologique, sur le transfert des compétences écrites antérieures des apprenants. (Bergère & Lehoussel, 2009b)

La contradiction concerne cette fois la valeur d'usage générale de l'enseignement des langues (concernant aussi bien l'oral que l'écrit) et la valeur d'échange plus caractéristique de l'enseignement du FLE qui, lorsqu'il est enseigné à des apprenants déjà scolarisés régulièrement, ne tient pas nécessairement compte de l'entrée et du développement des compétences en littéracies. L'appel à des professionnels du FLE pose donc de nombreuses questions : en effet, le statut de ces professionnels ainsi que leurs compétences en termes de formation d'adultes migrants (peu lettrés) semblent, a priori, les « mieux indiqués » tout en s'avérant, dans les faits, assez inadéquats.

On constate qu'à la diversité des contextes d'exercice s'ajoute une multiplicité de fonctions pour les formateurs, alors même qu'ils sont confrontés à des tensions historiques, dont on peut penser qu'elles sont « aggravées » par les dernières évolutions du cadre institutionnel de la formation des migrants. Sachant que le rapprochement avec la didactique du FLE semble, avec les controverses liées au FLI282, avoir manqué son but, l'idée d'une professionnalisation croissante des formateurs intervenant dans ce secteur apparaît comme un véritable tour de force discursif !

On ne peut cependant juger à présent des effets du label qualité FLI ou de la pérennité du renforcement des liens avec la didactique du FLE : ces événements sont encore trop récents. De plus, quand bien même elle instrumentalise l'obtention des titres de séjour, la prise en charge par l'état français de la formation linguistique des primo-arrivants était nécessaire et ce, depuis plus d'un demi-siècle : dès la fin des années 1960, des signes de la transformation de l'immigration de travail en immigration de peuplement pouvaient s'observer (Sayad, 1979, p. 13).

Par ailleurs, si l'organisation de la formation linguistique des primo-arrivants dans le cadre du CAI pouvait annoncer une meilleure articulation des formations accessibles aux migrants, l'ouverture du dispositif en 2010 aux migrants installés en France avant 2006 a, quant à elle, renouvelé les problématiques liées à l'hétérogénéité des groupes d'apprenants. On a remarqué que ce changement était explicitement associé à « des économies d'échelles » :

282. Le label qualité FLI ne constitue pas la première occasion de controverses entre les didacticiens du FLE ; il en avait été de même lors de la création du DILF qui, pour les uns, représentaient un « non diplôme », illusion de certification pour un niveau qui ne garantissait pas l'autonomie des apprenants et, pour les autres, une première étape pour encourager les démarches d'apprentissage, moyen de valorisation de l'implication des personnes dans leur parcours d'apprentissage, progrès didactique pour la prise en compte des migrants peu lettrés.

Pour l’année 2010, l’OFII a fait le choix, dans une logique d’économie d’échelle et de cohérence des parcours, d’un seul et même dispositif de formation linguistique pour les signataires du CAI et les publics hors CAI. (DGLFLF, 2011, p. 82)

On reviendra sur cette observation ainsi que sur la question de « la cohérence des parcours » dans la deuxième partie de la thèse mais on peut déjà affirmer que ce choix complique la tâche des formateurs recrutés sur ces marchés, dans la mesure où les publics primo-arrivants et ceux résidants depuis longtemps en France peuvent être mélangés. Ces « économies d'échelle » renouvellent-elles certaines dimensions artisanales de la formation des migrants ?

Il paraît alors nécessaire d'analyser davantage la part des activités associatives dans ce secteur : on a remarqué à plusieurs reprises qu'elles y ont été importantes dès les années 1960 et, si le passage à la commande publique a eu un impact sur le nombre (et le type) d'associations engagées dans la formation des migrants, elles sont toujours représentées dans ce secteur d'activité. Elles posent, de plus, des questions singulières, à la fois en termes de structuration du champ de pratiques et en termes de professionnalisation des acteurs : comment caractériser les activités associatives ? S'opposent-elles radicalement à la sphère professionnelle ? En d'autres termes : renvoient-elles exclusivement à l'archétype de l'activité artisanale telle que l'a déterminée Engeström ? Quelle part ce type d'activités pourrait, voire devrait prendre dans le cadre de la formation des migrants ?

Dans la partie suivante, je commence par décrire l'histoire des faits associatifs afin d'identifier les spécificités de cette forme d'organisation sociale d'activité. Puis, à partir des analyses réalisées, je problématise l'état des lieux des activités associatives pour la formation d'adultes migrants en France.