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4 Ancrage de la recherche au sein des didactiques

4.6. Besoins en termes didactiques

4.6.1. L'habitus littératien : un étrange animal ?

Laurens (2013, p. 188) affirme que la plupart des ressources matérielles ou conceptuelles issues de la didactique du FLE peuvent être mobilisées pour la formation des adultes migrants, comprenant des migrants peu lettrés. On a bien vu aussi que certaines approches contemporaines de la formation des migrants, telles les ASL, suivent de près les méthodologies dont l'usage est actuellement préconisé pour les apprenants de langue en général.

Néanmoins la transmission universitaire de pratiques légitimées et leur ancrage dans une culture lettrée semblent constituer une source de problèmes, susceptibles d'expliquer le rejet relevé par Laurens des ressources et méthodologies issues du FLE par les praticiens de « l'alphabétisation des migrants ». Elles sont en effet conçues, à l'instar de la majorité des ressources et dispositifs de formation d'adultes, pour des individus scolarisés. Or, un aspect extrêmement délicat de la formation d'adultes (migrants) peu lettrés se rapporte à une nécessaire décentration, pour les intervenants, d'un « habitus littératien » (Adami, 2009a, pp. 74-75) :

En effet, immergés dans la littératie depuis leur plus tendre enfance, par une scolarisation longue, ils appartiennent à une catégorie sociale pour qui l'écrit, ses repères pratiques et symboliques ou ses fonctions vont de soi. […] L'alphabétisation commence ainsi « tout naturellement » par l'apprentissage de l'alphabet, puis des syllabes ou par les mots selon la méthode choisie.

On peut prendre, sur ce point, l'exemple du recours à un support écrit après une activité de compréhension globale d'un dialogue enregistré : il nécessite, avec les publics migrants peu lettrés, une exploitation spécifique et un traitement à part entière du document soumis, contrairement à son utilisation tout à fait banale dans les contextes d'enseignement du FLE à des publics scolarisés. Ces remarques rappellent la nécessité d'une approche interculturelle des activités d'enseignement et d'apprentissage dans le cadre de la formation des migrants ; elles invitent aussi à reconsidérer et analyser la part, les formes, les contenus et les fonctions des pratiques écrites au sein de ces activités.

205. Favoriser l'accès aux formations, développer la réflexivité sur les productions, valoriser les productions écrites, développer les compétences à l'écrit, etc.

Fraenkel, Fregosi et Vasseur (1981, pp. 13-29) proposaient des analyses en ce sens : à partir d'un corpus de tests d'entrée en formation, ils ont mis en évidence les « parasitages » provenant des consignes et/ou des mises en page qui nuisent à la bonne compréhension et réalisation de ces tests. Ils ont alors notamment éclairé le problème posé par :

[la] diversité des sous compétences nécessaires […] à la réalisation d'un exercice apparemment simple [pour quelqu'un qui les a acquises] inconsciemment tout au long d'une scolarité qui ne se donnait pas explicitement ces savoir-faire comme objets d'enseignement. […] les réactions parfois violentes dont nous avons été témoins lors de la passation de tests de lecture, confirme l'existence d'un malentendu basé sur le caractère d'évidence que prennent pour nous toute une série d'activités écrites.

Or ces problèmes peuvent persister avec l'objectif de passation du DILF : en effet, même si cet examen privilégie l'évaluation des compétences orales, les supports prévus sont en partie écrits, leur utilisation exige que les apprenants acquièrent des savoir-faire spécifiques de déchiffrage et de production, uniquement pour la passation de cet examen. Ces savoir-faire très ciblés peuvent entrer en concurrence avec ceux que des formateurs aimeraient privilégier, notamment dans l'idée de « fonder la pédagogie de l'écrit sur le sens, le contexte et la forme des unités écrites [pour] permettre à un plus grand nombre d'apprenants d'acquérir une authentique maîtrise de l'écrit » (Fraenkel et al., 1981, p. 75).

Si un besoin spécifique pour la formation des formateurs correspond à l'engagement d'un processus de décentration de leur « habitus littératien », la problématique fondamentale pour les migrants peu lettrés reste celle de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture en langue étrangère à l'âge adulte, celle qu'on pourrait aussi nommer « entrée en littéracies » en référence à l'élargissement des savoirs et savoir-faire fondamentaux nécessaires pour s'épanouir dans les sociétés du XXIe siècle. Un certain nombre de travaux existent mais ils ne concernent pas tous spécifiquement les adultes migrants peu lettrés : on proposera donc, dans la suite, une synthèse des principales élaborations didactiques sur ce point précis.

4.6.2. Élaborations didactiques pour le développement de compétences en

littéracies ?

Les années 1980 ont donné lieu à un certain nombre de discussions au sujet de l'entrée et du développement de compétences en littéracies à l'âge adulte, même si, à l'époque, il était question du « savoir lire et écrire ». La recherche de Fraenkel, Fregosi et Vasseur (1981) paraît presque visionnaire sur ce point, au vu de l'accent mis sur « le caractère d'évidence attribué à la compétence sémiographique (perçue comme un accessoire de l'écrit) » (p. 107) ; le besoin, pour guider les apprenants peu lettrés, d'un ensemble d'activités d'abstraction pour entrer en littéracies ou encore, la nécessité de prendre en compte les interférences entre la langue-culture de référence des apprenants et celle cible.

Les préconisations finales de cette recherche consistaient en trois aspects, relatifs à la fois aux

pratiques de formation, à l'objet de ces formations et aux moyens mis en œuvre pour adapter les

ressources aux savoirs et savoir-faire pré-existants des apprenants :

La tâche la plus urgente à accomplir est de définir une politique de formation des formateurs et les modalités de sa mise en œuvre […]. Une recherche appliquée ayant pour objectif prioritaire l'analyse du fonctionnement de l'écrit comme instrument d'apprentissage nous paraît indispensable […]. La langue est vue comme objet d'enseignement et jamais comme un outil privilégié permettant d'acquérir un savoir. Tout un ensemble de compétences effectivement requises restent implicites […]. Or c'est bien sur ce point que la pédagogie d'adultes non ou peu scolarisés doit fonder sa spécificité par rapport à celle des adultes scolarisés. […] Le domaine sémiographique offre des perspectives intéressantes puisqu'il constitue un mode de formalisation commun à plusieurs disciplines : mathématiques, technique, économie, linguistique, etc. et s'avère indispensable à l'acquisition d'un savoir quel qu'il soit.

À la même époque, des équipes de l'UNESCO déterminent trois étapes nécessaires pour une alphabétisation performante206 et, simultanément, les obstacles à leur mise en œuvre :

À l'époque des toutes premières campagnes de lutte contre l'analphabétisme, il n'était pas rare que celles-ci fussent lancées hâtivement, à la suite du choc effarant des premières statistiques, ou dans une atmosphère d'enthousiasme quelque peu romantique. On s'inquiétait peu de savoir dans quel processus s'insérait l'entreprise. Il s'en est suivi une série d'échecs dont la leçon principale a fini par apparaître, à savoir que la campagne proprement dite n'est qu'une période s'insérant entre deux autres […]. L'organisation des opérations en trois phases – pré-alphabétisation, alphabétisation, post-

alphabétisation – est l'un des plus sérieux préalables à la mise en œuvre de tout projet.

(Lestage, 1981, p. 18)

Reformulant ces préconisations, Adami (2009a, pp. 74–120) distingue trois phases pour l'entrée dans l'écrit et décrit les approches didactiques associées :

• la pré-alphabétisation « permet d'aborder l'écrit non sous l'angle le plus abstrait du système de signes graphiques, mais sous l'angle de ses fonctions, de ses usages, de sa réalité concrète, en explicitant la nature de ses rapports à l'oral » (ibid., p. 76) ;

• l'alphabétisation à propos de laquelle l'auteur plaide pour un éclectisme méthodologique raisonné207 qui approfondit le travail sur l'oral et se base sur la compréhension de documents sociaux afin de privilégier l'accès au sens pour les néo-lecteurs et pour la production d'écrits fonctionnels ;

206. Une alphabétisation performante serait une formation complète permettant de parer à ce qui a été identifié dès les années 1980 sous le syntagme « d'analphabétisme de retour » : « que se passe-t-il en fait si le néo-alphabète n'a pas l'occasion d'entretenir, d'utiliser et de développer ses connaissances ? […] Ce phénomène d'érosion, redouté des spécialistes, est connu sous le vocable d'analphabétisme de retour. On l'observe indifféremment chez ceux qui ont été alphabétisés à l'école ou au titre de l'éducation des adultes » (Lestage, 1981, p. 19).

207. Leclercq (1999, pp. 138–140) va également dans ce sens en identifiant les limites d'une approche trop focalisée sur les correspondances grapho-phonologiques ou des démarches linéaires, allant de la phrase simple au texte complexe au sein de matériels didactiques ou de référentiels de formation.

• la post-alphabétisation prévoit finalement « un travail systématique sur les compétences et les outils qui favoriseront l'autonomie » (ibid., p. 97).

Leclercq (2006, pp. 48-49) propose une ré-articulation des trois étapes préconisées par les équipes de l'UNESCO pour le développement des compétences en lecture-écriture. Ici, les trois étapes recoupent le développement de sept composantes208 :

Il me semble que pour les publics débutants, les composantes importantes sont [celles] linguistique, grapho-phonologique et socio-affective. […] Pour les niveaux intermédiaires […] la composante importante c’est la stratégie […] on va insister sur le développement de la fluidité, de la flexibilité. Mais on va également insister sur tout ce qui concerne l’analyse des erreurs […] faire verbaliser les démarches. Pour les publics qui sont quasiment sortis de la formation de base, on voit bien que ce qui va être prioritaire [, ce sont les] aspects sémantiques, textuels, pragmatiques […] et l’élargissement du champ des écrits.

Une articulation en trois étapes est aussi identifiée au sein de la démarche des ASL (de Ferrari et al., 2004, p. 15) : à la « découverte », succèdent « l'exploration » et « l'appropriation ». Dans ce cas toutefois, il ne s'agit plus de trois niveaux de formation différents mais de trois temps au sein de chaque séance de formation. On retrouve aussi ces trois temps, sous les mêmes désignations, au sein du référentiel pour le niveau A1.1 (Beacco et al., 2005, pp. 169–178) mais ils concernent, cette fois, les compétences de réception et de production écrite. Les descripteurs présentent, pour chaque étape, des exemples d'objectifs pédagogiques.

S'il existe un cadre qui semble faire consensus depuis plusieurs décennies, on a remarqué qu'il n'est pas forcément spécifié par le cahier des charges du CAI, quand bien même le référentiel pour le niveau A1.1 est invoqué : l'investissement, dans le cadre de ce marché, privilégie le développement des compétences à l'oral, ignorant dès lors l'importance de l'écrit dans les parcours d'intégration. Les groupes d'apprenants sont alors hétérogènes notamment parce qu'ils sont constitués à partir de critères géographiques209 et quantitatifs210.

Le cadre déterminé pour l'alphabétisation réussie laisse aussi une assez grande liberté de choix pour les formateurs : cela ne constituerait pas un problème s'il n'avait pas été montré à plusieurs reprises, et encore très récemment, qu'ils ne se sentent pas suffisamment armés, notamment suite à une formation universitaire en FLE, pour construire des parcours intégrant le développement des compétences à l'écrit, qui s'adaptent aux différents profils des apprenants (Bergère, 2008 ; Bergère & Deslandes, 2007, 2010 ; Bergère & Lehoussel, 2009a ; Bruley-Meszaros, 2008 ; Manesse et al., 2014). On soulignera alors l'important contraste entre ce constat et l'idée, assez répandue, selon laquelle un formateur disposant de moyens afin de créer des séquences pour un public lettré disposerait, par conséquent, des ressources nécessaires pour former des publics peu lettrés (Bergère & Deslandes, 2007 ; Leclercq, 2007, p. 42).

208. Celles socio-affective, socio-culturelle, pragmatique, stratégique et métacognitive, linguistique, graphique et psychomotrice. 209. Proximité du centre de formation par rapport au domicile de l'apprenant.

Comme on l'a relevé plus haut, une problématique très vive pour les formateurs renvoie à la gestion de l'hétérogénéité des groupes (Bruley-Meszaros, 2008 ; Leclercq, 2007, p. 28). Au-delà du marché de l'OFII, cette hétérogénéité peut être décrite en fonction de catégories sociologiques et éducatives :

Certaines constantes apparaissent : faible niveau scolaire des enquêtés, appartenance des parents et de l'enquêté aux catégories socioprofessionnelles les moins favorisées, faibles revenus… Mais les études montrent qu'à côté de traits communs, existent de nombreux facteurs de différenciation interne : types de parcours scolaire, rapports entre socialisation scolaire et socialisation familiale, pratiques de loisirs, évènements biographiques, environnement familial, projet migratoire. (Leclercq, 2007, p. 26) […] à ces variations inter-individuelles, s'ajoutent des variations intra-individuelles. Les attitudes et les performances se différencient pour un même sujet en fonction de la nature même de la tâche et des capacités à mettre en œuvre. Les écarts de compétences en lecture et en écriture sont ainsi constatés. Par ailleurs, pour une même activité soit de réception, soit de production, selon les composantes en jeu (graphophonétique, syntaxique, morphologique, sémantique, référentielle, discursive…) la répartition des compétences est inégale pour un individu donné […]. (Leclercq, 2007, p. 28)

L'hétérogénéité des groupes d'apprenants transparaît également dans les désignations multiples relevées pour les déterminer :

Les formateurs et responsables de formation […] éprouvent le besoin de faire appel à des sous-catégories, plus représentatives de la diversité du public actuellement présent dans les formations linguistiques. (Leclercq & Vicher, 2002, p. 10)

Dans ses conclusions, Rivière (2012, p. 174) cible trois priorités qui concernent toutes l'appui aux formateurs, notamment par la recherche, afin qu'ils puissent mieux faire face à la complexité de leurs activités :

Premièrement, un travail impérieux de description et de typologisation des documents écrits du travail permettrait en bout de chaîne didactique que les formateurs soient mieux armés pour entrer dans ces écrits parfois complexes et pour les didactiser. Ensuite, les discours programmatiques, leur utilisation et leur appropriation ou non par les acteurs de la formation, et en premier lieu les formateurs, pourraient constituer aussi un programme fort riche de recherche parce qu’il nous apprendrait sur les conceptions de la langue, de l’acte de lire et d’écrire que peuvent avoir les auteurs de ces outils. Enfin, l’étude située des pratiques de formation, aux différents stades de leur déploiement et selon différentes échelles de temps, ainsi que l'étude de leurs effets, sont à poursuivre et intensifier. Si le processus de professionnalisation des acteurs de la formation est engagé et intensifié, il ne peut se faire sans connaissances préalables organisées et systématisées des pratiques réelles, de leurs invariants et de leur variété.

On constate avec ces dernières observations que les didactiques comportent des points aveugles en ce qui concerne la formation des migrants. La tension la plus vive, pour l'activité des formateurs, paraît relever de la complexité des situations didactiques en lien avec l'hétérogénéité

des groupes d'apprenants. J'ai relevé que des approches ciblant les besoins professionnels des publics migrants ont essayé d'apporter des éléments de réponses à ces questionnements vifs et ce, dès les années 1970 : je décris notamment, dans la suite, ce qui peut être conçu comme une part de l'héritage du « Français Langue Professionnelle », ou FLP.