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8 Analyse théorique des contradictions

8.1. Contradictions primaires : état de besoin

On traitera ici les pôles du modèle présenté en section 5.2.1. mais, comme annoncé précédemment, non pas les uns après les autres et de manière exhaustive : plutôt en fonction d'un ordre qui aide à aménager la représentation du processus d'expansion potentiel des activités de formation des migrants. Ce qui a primé tout d'abord, c'est la mise en évidence d'un état de

besoin de transformation du système d'activité, de son objet.

8.1.1. Sujet

Plusieurs contradictions primaires (ou plusieurs formulations d'une contradiction primaire plurielle) ont été identifiées pour les sujets-formateurs de migrants avec, en premier lieu, les difficultés de désignation du métier. Ces difficultés renvoient au déséquilibre entre la reconnaissance institutionnelle d'un corps professionnel (déterminant la valeur d'échange associée à leur activité) et la professionnalisation de ce corps par la formalisation des compétences et des savoirs associés (valeur d'usage).

On peut penser que la constitution historique du champ de pratiques déjoue d'une certaine manière la reconnaissance institutionnelle des compétences de ces formateurs en ce qu'elle les associe au bénévolat et donc, assez rapidement, à des pratiques d'amateurs. Mais cette explication reste insuffisante au regard des autres tensions analysées : instrumentalisation de l'associatif par l'État, engagement irrégulier des didacticiens du FLE, faible syndicalisation des formateurs, etc.

305. La pérennisation des financements et la valorisation de ces activités sont également nécessaires pour que ces associations puissent remplir leurs missions.

Cette insuffisance apparaît de manière plus criante encore lorsque l'on constate que même les « formateurs bénévoles » sont sujets à des prescriptions lourdes relatives aux utilisations de TIC en formation (Adami, et al., 2011, p. 17) : il est en effet bien connu que les TIC complexifient la situation didactique.

La contradiction primaire pour le pôle du sujet-formateur relie finalement la faible valeur d'échange attribuée aux pratiques de ces formateurs à l'importance de leur valeur d'usage (intégration de la société française à elle-même). Ce déséquilibre n'est pas sans lien avec des contradictions secondaires qu'on détaillera par la suite.

8.1.2. Règles

Plusieurs contradictions primaires caractérisent le pôle des règles, dont une qui s'avère assez proche de celles analysées pour le pôle du sujet : le faible recours à la syndicalisation détermine l'insuffisance de la formalisation des règles encadrant la profession de formateurs d'adultes (migrants), ce qui impacte la valeur d'usage de ces règles. Or, comme les salariés eux-mêmes n'utilisent pas suffisamment leurs droits de syndicalisation, ils restent assez impuissants pour revaloriser la valeur d'échange de leurs activités.

Les règles de financement des activités de formation des migrants sont à l'origine d'une autre contradiction primaire : l'attribution des financements a trop souffert d'opacité avec la règle de la subvention, ce qui n'est pas sans lien avec l'instrumentalisation des associations par les institutions. En effet, qu'est-ce qui traduit autant la faiblesse de la valeur d'échange qu'un bien dont la valeur d'usage est associée à des subventions ? Leur pérennité est loin d'être valorisante. D'autres déséquilibres générés par ce mode de financement concernent particulièrement les TIC puisque, comme on l'a relevé précédemment, tous les établissements (privés, associatifs, publics) ne sont pas égaux en termes de facilité d'accès à l'équipement.

La règle de l'appel d’offres provoque, quant à elle, des changements complexes sur les terrains : on verra, au sujet des contradictions secondaires, qu'elle interroge l'objet même des activités. Mais par la sélection des organismes qu'elle organise (valeur d'échange), elle fait émerger une contradiction primaire en ce qu'elle favorise des contrôles normalement plus précis des activités (valeur d'usage)306. On perçoit là un processus de rationalisation des activités qui présente des liens avec le type historique d'activité du même nom décrit par Engeström (voir section 5.2.3.1. ).

8.1.3. Communauté

Une contradiction primaire pour la communauté des formateurs de migrants relève de l'opposition entre le bénévolat et le « professionnalisme » : la valeur d'échange du bénévolat est nulle mais sa valeur d'usage est assez importante, notamment au plan civico-politique. Une certaine inversion des rapports entre valeur d'échange et valeur d'usage caractérisant le bénévolat

306. Il reste quand même à vérifier que la montée en puissance du modèle de l'appel d'offres traduit un renouvellement des choix politiques en termes de formation des migrants, notamment par une augmentation de la transparence ou de la cohérence en ce qui concerne l'attribution des marchés.

peut déterminer le professionnalisme, notamment si le salarié n'est pas impliqué dans la (re)détermination de l'objet des activités auxquelles il participe.

En ce qui concerne les activités de formation des migrants, cette contradiction primaire pourrait se voir modifiée par l'augmentation du nombre d'organismes de formation privés ou publics dans ce secteur, parce qu'ils n'ont pas la culture du bénévolat. Cela pourrait favoriser des évolutions de la valeur d'échange des activités des formateurs, mais ça n'est pas certain : ces évolutions ne peuvent finalement se marquer que si le corps professionnel responsabilisé est en mesure de défendre ses intérêts.

Le clivage entre les bénévoles et les professionnels ou les salariés n'est pas le seul à agiter la communauté des formateurs de migrants : entre les salariés eux-mêmes, on a vu qu'il y avait une forme de concurrence entre ceux dont le diplôme est actuellement valorisé au sein des cahiers des charges et ceux qui n'ont pas ce diplôme, alors même que ces derniers « tenaient la place » depuis les prémices des activités de formation des migrants. La concurrence entre salariés nuit à la revalorisation de la valeur d'échange de leurs activités en même temps qu'elle impacte les pratiques de mutualisation, nécessaires au plan de la valeur d'usage de ces activités.

Enfin, une tension non négligeable concerne les recrutés diplômés en FLE dont la formation oriente leurs pratiques (valeur d'échange), ce qui peut générer une forme de standardisation et d'appauvrissement de leur diversité, potentiellement inappropriée au vu de l'importante variété des besoins des apprenants (valeur d'usage).

8.1.4. Objet

Le recrutement de professionnels du FLE engendre une contradiction primaire pour l'objet des activités de formation des migrants : elle concerne la valeur d'usage générale de l'enseignement des langues (concernant aussi bien l'oral que l'écrit) et celle plus caractéristique de l'enseignement du FLE qui, lorsqu'il est enseigné à des apprenants déjà scolarisés régulièrement, ne tient pas nécessairement compte de l'entrée et du développement des compétences en littéracies.

On peut aussi identifier des tensions relatives au pôle de l'objet à partir de la considération des difficultés de désignation des formateurs de migrants, auxquelles font écho les divergences de conception de l'intervention éducative qui s'identifient dès les années 1960 pour les associations. L'objet des activités associatives est d'ailleurs également le lieu d'une contradiction reliant leur fonction civico-politiques (valeur d'usage) à leur instrumentalisation politique (valeur d'échange). Le mode de financement par appel d’offres révèle plus particulièrement une des natures de la contradiction primaire pour le pôle de l'objet : s'agit-il, pour les organismes, de répondre à la commande (valeur d'échange) ou de remplir un objet plus ambitieux relatif à l'insertion sociale des apprenants (valeur d'usage) ?

8.1.5. Instruments

Les contradictions primaires qui caractérisent le pôle des instruments sont également nombreuses : qu'ils soient matériels ou symboliques307, on a vu qu'il se manifeste différents manques ou limitations alors que, par ailleurs, les activités d'alphabétisation d'adultes migrants ont dépassé leur cinquantième anniversaire. L'utilisation préférentielle de logiciels fermés relevée par Dessis (2006), de même que la forte demande de « recettes pédagogiques » (inexistantes) identifiée par François (1976) ramènent d'une certaine manière à la contradiction primaire identifiée pour le pôle du sujet, au déséquilibre entre la valeur d'usage et la valeur d'échange attribuée à leurs activités.

On a donc pu affirmer que la valeur d'usage des instruments de la formation des migrants est très élevée (de l'ordre de la survie) alors que leur valeur d'échange est quasi-nulle, ne serait-ce que sur un plan éditorial. Le développement des ressources numériques libres, gratuites et ouvertes semble correspondre à une voie d'expansion de cette contradiction mais il s'avère encore assez peu promu en France.

Les limitations pour les instruments de la formation des migrants concernent à la fois la conception et la diffusion de ressources matérielles : en termes de conception de ressources éducatives, les aspects relatifs au domaine sémiographiques nécessiteraient une attention particulière dont on pense qu'elle ne serait pas sans intérêt pour d'autres publics d'apprenants que ceux des adultes migrants (peu lettrés). Pour ce qui concerne la diffusion des ressources matérielles, il importe que soient pensés et mis en œuvre l'organisation de ces ressources et leur accès pour les formateurs308.

Au plan des limitations concernant les instruments symboliques, on peut rappeler la tension relevée plusieurs fois dans les recherches liées aux pratiques influencées par un « modèle déficitaire » de la formation des publics migrants ou en difficultés avec les savoirs de base. L'« atomisation méthodologique » pointée par Rivière (2012) paraît toutefois plus généralisable, tout en n’étant pas moins porteuse de contradictions pour l'activité des formateurs. Ici se trouvent associés les développements didactiques nécessaires pour la formation des migrants (valeur d'échange) à l'enjeu social de l'intégration de la société à elle-même (valeur d'usage).

On n'a pas traité ici les contradictions primaires qui peuvent concerner la division du travail309 ou le résultat des activités de formation des migrants, mais ces pôles du modèle seront convoqués dans l'analyse des contradictions secondaires à venir. On soulignera simplement l'état de besoin de transformation, clairement perceptible après cette synthèse des contradictions primaires 307. Autant en termes didactiques qu'en termes de ressources tangibles ; par ailleurs cette contradiction concerne directement les sujets-formateurs puisqu'on sait que l'élaboration de méthodes ainsi que la disponibilité de ressources validées et de qualité déterminent fortement leurs activités.

308. Les Centres de Ressources pour la lutte contre l'Illettrisme (CRI) ont une action de ce type mais, encore une fois, les ressources> qu'ils répertorient ont tendance à exclure les migrants lettrés et à ne pas distinguer les francophones natifs des migrants peu lettrés. 309. On rappellera cependant, pour ce pôle, l'observation établie précédemment à propos des tensions dans le développement du FLP : « les articulations nécessaires ne s'effectuent pas encore pour les publics présentant des besoins linguistiques car les traitements actuels préconisent ''le linguistique avant'' et ''le professionnel après ou ailleurs'' » (Mourlhon-Dallies & de Ferrari, 2007, p. 114).

identifiées pour les activités de formation des migrants. L'enjeu de l'analyse des contradictions secondaires est de concevoir la modification de cet état de besoin en une « situation impossible » nécessitant une solution créative, qui engagerait la redéfinition de l'objet des activités de formation des migrants.