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PAS SANS LE SUJET

I. 5 – Qu’est-ce qu’un corps ?

Qu’est alors le corps qui ne se confond pas avec l’entité biologique corporelle ? Premièrement, au miroir, le corps est marqué par son propre inachèvement biologique, une béance qui le pousse à trouver en dehors de lui une image de complétude dans l’image de l’autre. Maud Mannoni parle de corps blessé. Bettelheim évoquait une bles-sure narcissique.

C’est en tous cas cette blessure qui donne au sujet son statut d’humain. Lacan décrit un lapin rendu aveugle par la myxomatose : la maladie lui donnait une expression humaine. Ce petit apologue souligne que c’est la blessure qui rend au sujet sa qualité d’humain. L’image de complétude vient alors du dehors i(a). L’autre anticipe toujours sur ma jouissance.

Le corps morcelé est un concept déjà ancien puisqu’il date du stade du miroir. Dans la mesure où la jouissance est hors corps (comme le symbolisaient les différents cipients qui accompagnaient les défunts dans les tom-ustensiles, gobelets et autres ré

173. Sainte Lucie, elle porte ses yeux sur un plateau. Même peintre musée des Beaux-Arts à Chartres idem reproduction Séminaire X entre les pages 200 et 201.

174. Adaptation cinématographique de Pier Paolo Pasolini de l’œuvre célèbre du Marquis de Sade Les

Cent Vingt Journées de Sodome, réalisé en 1975, sorti le 19 Mai 1976 en France, dans lequel Michel Piccoli

beaux), le corps est toujours soumis à l’effraction de la jouissance. C’est quelque chose de constant que l’on rencontre tout le temps dans la clinique de la psychose.

Les jeunes sujets psychotiques témoignent tous les jours que le corps ne parle pas, qu’il n’y a pas de parole de corps mais que le corps est un lieu d’effraction de jouissance. Le sujet psychotique n’a pas pu symboliser la jouissance, n’a pas pu localiser la jouissance au niveau de l’organe phallique, à défaut de la clé qui eût pu lui permettre de le faire. Cette clé c’est la signification phallique.

La métaphore paternelle restant hors service, cette transformation, cette mutation n’a pu avoir lieu. Alors le résultat c’est que l’ensemble du corps devient une zone éro-gène. Les organes « s’érotisent ». C’est là que l’on trouve l’expression lacanienne de jouis-sance d’organe à propos du schizophrène. Freud l’a déjà signalé, évoquant un homme qui disait que « ses yeux tournaient vers l’intérieur ». Le schizophrène ne peut pas cons-truire une métaphore délirante. C’est un travail qui demande l’usage de l’ensemble de l’édifice du langage, ce que lui ne peut pas faire. C’est l’organe qui « fait fonction », comme on dit de quelqu’un qui remplace « par défaut » quelqu’un d’autre qui est titu-laire. Si nous reprenons la formule de la métaphore paternelle :

      → ⋅ Phallus A Père -du -Nom Sujet au Signifié la Mère de Désir la Mère de Désir Père -du -Nom

On voit que l’enfant est confronté à la signification x, inconnue de la jouissance maternelle, en corrélation avec le discours de la mère dont le désir est symbolisé par le phallus grâce à l’opération du Nom-du-Père. Cela introduit dans le discours l’être-pour-le-sexe qui équivaut à un « pas de rapport sexuel ». Le rapport sexuel survient lorsque l’opération échoue ou n’a pas lieu.

Cela s’éclaire au constat suivant : l’enfant psychotique ou autiste est pris dans du rapport sexuel ; il jouit de cela, à l’instar de Schreber pour qui le rapport sexuel exige sa transformation en femme de Dieu. L’enfant autiste est comme tout être humain dans le

langage et fait ce qu’il peut pour faire fonction. Par exemple, en se bouchant les oreilles n’essaie-t-il pas de faire fonction de voix (ou de mettre la voix en fonction), car c’est la non séparation de la voix et de l’audible qui peut faire de vraies blessures à l’oreille. Les otites sévères à répétition, qui sont traitées parfois comme des mastoïdectomies chez les enfants psychotiques et autistes, en témoignent. On se souvient de l’exemple du petit Robert, le patient de Rosine Lefort175.

Telles sont donc les blessures provoquées par la jouissance de l’organe. Comment pouvons-nous ne pas saisir qu’il s’agit là de la façon dont le sujet fait fonction de sa jouissance. Le psychotique se voue à en témoigner, car « sans cela la vie serait vaine… »176faute de pouvoir la traiter par le refoulement. Dans le champ de la clinique il faudrait pouvoir établir en quoi ces enfants ont été amenés à faire fonction de l’objet a comme condensateur de jouissance pour la mère. C’est une fonction métonymique (l’enfant n’est qu’un objet sur le chemin de la jouissance poursuivie par la mère au-delà de lui).

Ce texte de 1968 de Lacan ouvre une perspective à partir de cette expression d’enfant généralisé. C’est la psychanalyse qui finalement permet l’approche de cette va-riable, de ces différents types de corps. Nous ne sommes pas des corps déterminés sim-plement par les limites biologiques. L’enfant, qui a l’air d’être un corps ou d’en avoir un, est réellement parfois l’objet d’un autre corps voire le symptôme d’un autre corps. Ce qui n’est pas selon Lacan le cas du débile.

Que l’enfant puisse réduire son corps à être tout entier un condensateur de jouis-sance pour un autre corps au même titre que Schreber est condensateur de la jouisjouis-sance

175. LEFORT, Rosine et Robert Les Structures de la psychose L’enfant au loup et le président. Paris : Seuil, 1988.

176. La citation par Lacan de Paul Valéry : Je suis à la place d’où se vocifère que « l’univers est un défaut dans la pureté du Non-Être », (puis) et ceci non pas sans raison car à se garder, cette place fait languir l’Être lui-même. Elle s’appelle la Jouissance, et c’est elle dont le défaut rendrait vain l’univers. Subversion du sujet et dialectique du désir. Écrits, Paris : Seuil, 1966, p. 819.

de Dieu voilà qui constitue un espace autrement plus cruel que ces repérages de distance et de posture qui suppose qu’il faut éduquer les mères.

Cet espace qui est habité, hanté, par la jouissance est foncièrement un espace silencieux. Lacan complète dans un passage quelque peu énigmatique encore pour nous : « Si le silet y vise déjà sans encore qu’on s’en effraie, faute du contexte des “ espaces infi-nis ”, la configuration des astres n’est-ce pas pour nous faire remarquer que l’espace en appelle au langage dans toute une autre dimension que celle où le mutisme pousse une parole plus primordiale qu’aucun mom-mom ».

Peut-on comprendre cette phrase comme une allusion au delà des espaces infinis à un espace où règne le silence, mais un espace « habité » par la corrélation du sujet à la jouissance dont ces petites lettres à droite du mathème nous retracent la constellation ? Ce sujet du silence est tout de même bruyant, mais autrement que le bruit de la parole, voire de la parlotte, de l’expérience de bavardage que constitue l’espace de l’association libre : c’est ainsi que je comprends approximativement ce passage. Reste que l’éthique de la psychanalyse est une éthique du silence. La lettre est silencieuse, les formules du ma-thème aussi.

Dans Remarque sur le rapport de Daniel Lagache, Lacan note que « les espaces

infi-nis ont pâli derrière les petites lettres plus sûres à supporter l’équation de l’univers […] en quoi le silence de ces espaces n’a plus rien d’effrayant ». Il poursuit : […] « Une éthique s’annonce convertie au silence, par l’avenue non de l’effroi, mais du désir : et la question est de savoir comment la voie de bavardage de l’expérience analytique y conduit »177.

Est-ce qu’au fond cette phrase ne suscite pas un espoir, ne nous suggère pas un projet ? La pratique de bavardage, liée à l’association libre de l’expérience analytique, pourrait conduire par l’avènement du désir à ne pas reculer devant l’effroi de la

de sa jouissance dans le fantasme ; à partir de là se taire tion afin de prendre la mesure

peut avoir une autre signification, une autre raison que l’horreur. N’est-ce pas en ce sens que Lacan répétait légitimement à ses élèves : « Ce que je préfère c’est un discours sans

paro-les ». Ce qui n’empêchait pas qu’il soutienne en même temps qu’il y a sûrement quelque

chose à dire au sujet dit autiste.

Cela pose la question éthique de l’approche de la psychose ou plutôt cela donne un sens à la phrase selon laquelle l’analyste ne doit en aucun cas reculer devant la psy-chose : comment faire face à ce débordement, à cette jouissance condensée, si l’on n’a pas la possibilité de nettoyer l’espace d’approche de ces sujets, guidé ou « appuyé » sur le désir de l’analyste ?

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INQUIÈME PARTIE