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PAS SANS LE SUJET

I. 2 – Le délire de l’enfant

Une deuxième question qui nous paraît aussi cruciale est celle du délire. On ne trouve pas (à ma connaissance) des cas de délire systématisé avec production de la méta-phore délirante chez les petits sujets enfants. Quelle peut en être la raison ? Est-ce lié au fait de la position du sujet par rapport au fantasme ? Est-ce lié au fait que l’enfant se trouve déjà pris dans le fantasme de la mère ? Bien sûr, nous ne pouvons pas attendre la

métaphore délirante avant que ne soit appelé le signifiant supposé régler le rapport du sujet à l’Autre — ce que le névrosé réussit avec la métaphore paternelle. Est-ce-à-dire que dans la psychose le sujet ait été précocement confronté à cette nécessité ? Et alors faut-il attribuer à cette confrontation le rejet de l’imposture paternelle, ou devons-nous conclure de la psychose au fait structural de la forclusion ? Lacan semble parfois lui-même osciller158.

Dans les notes adressées à Jenny Aubry, Lacan écrit à propos l’enfant psychoti-que :

« L’articulation se réduit de beaucoup quand le symptôme qui vient dominer ressortit à

la subjectivité de la mère. Ici, c’est directement comme corrélatif d’un fantasme que

l’enfant est intéressé. La distance entre l’identification à l’idéal du moi et la part

prise, du désir de la mère si elle n’a pas de médiation (celle qui assure normalement la fonction du père) laisse l’enfant ouvert à toutes les prises fantasmatiques. Il devient

l’“ objet ” de la mère, et n’a plus de fonction que de révéler la vérité de cet objet.

L’enfant réalise la présence de ce que Jaques Lacan désigne comme l’objet a dans le fantasme. Il sature, en se substituant à cet objet, le mode de manque où se spécifie le dé-sir (de la mère), quelle qu’en soit la structure spéciale : névrotique, perverse ou psycho-tique. Il aliène en lui tout accès possible de la mère à sa propre vérité, en lui donnant corps, existence et même exigence d’être protégé. Le symptôme somatique donne le maximum de garantie à cette méconnaissance ; il est la source intarissable selon le cas à témoigner la culpabilité, à servir de fétiche, à incarner un primordial refus. Bref l’enfant dans le rapport duel à la mère lui donne immédiatement accessible, ce qui manque au sujet masculin : l’objet même de son existence, apparaissant dans le réel. Il en résulte qu’à mesure de ce qu’il présente de réel, il est offert à un plus grand subor-nement dans le fantasme ».

Cette « deuxième partie » de la note est très dense et nous devons commenter plus en détail certains passages : le symptôme qui vient dominer ressortit à la subjectivité de la mère. Le symptôme de qui ? Très vraisemblablement celui de l’enfant. Au passage nous remarquons qu’ici Lacan ne profère pas un instant le terme de sujet mais partout il s’agit de l’enfant. On en déduit que ce n’est pas le sujet qui est corrélé à cet enfant qui est signalé ici mais plutôt l’enfant en position d’objet de l’Autre.

L’expression « la subjectivité de la mère » est précieuse, car il s’agit de la mère comme sujet, ce qui n’est pas le cas quand Lacan parle du désir de la mère, par exemple dans la formule de la métaphore paternelle : dans ce dernier cas il ne s’agit pas de son désir de sujet comme tel, mais de ce qui est supposé comme désir à la dérive, comme non régulé, synonyme de caprice. Cela pourrait aussi bien être synonyme de sa jouis-sance.

Corrélatif de fantasme, à présent : l’enfant en tant que corrélatif du fantasme maternel ne peut donc qu’être à la place de l’objet, le sujet barré étant ici la mère. Il de-vient l’objet. Le sens de cette phrase, contrairement aux apparences, n’est pas aussi expli-cite qu’il paraît : quand est-ce qu’un enfant devient objet du fantasme, objet de la mère ?

Dans un autre texte contemporain de celui-ci — et que nous allons aussi com-menter — Le discours de clôture : allocution sur les psychoses de l’enfant, Lacan précise que

l’enfant en tant qu’objet a dans le fantasme fonctionne comme inanimé, car c’est comme cause qu’il apparaît dans le fantasme.

Autrement dit, ce n’est pas que l’enfant soit à la place de l’objet a de la mère qui est en soi problématique mais quand il vient justement saturer la cause de ce désir en tant qu’inanimé. Car la question qui se pose à partir de là, c’est comment serait-il conce-vable qu’il puisse se décaler de cette place où le terme d’inanimé l’assigne à un événe-ment équivalent à la mort du sujet, repérable dans la psychose ? Est-ce cela la vérité de

cet objet que l’enfant réalise ? En d’autres mots, le réel de cet objet serait-elle la néantisa-tion propre de l’enfant comme sujet ?

Dans ce même texte, Lacan emploie une autre expression également instructive : il parle de l’enfant comme objet transitionnel de la mère, objet qui a la structure d’un condensateur pour la jouissance. On saisit alors ce que peut signifier saturer, en substi-tuant à l’objet du fantasme le mode de manque où se spécifie le désir de la mère — quel que soit son mode d’assujettissement. C’est que l’enfant devient un objet bouchon d’une part, et d’autre part que la mère d’un enfant psychotique n’est pas forcement psychoti-que elle-même. « Il aliène en lui tout accès possible de la mère à sa propre vérité ». Il bouche tout accès de la mère à la vérité de son propre manque, de sa castration, en tant que sujet de son désir. « L’enfant dans le rapport duel à la mère lui donne immédiatement accessible ce

qui manque au sujet masculin : l’objet même de son existence, apparaissant dans le réel ».

Ce qui manque au sujet masculin, c’est-à-dire à tout sujet soumis à la fonction phallique. Ce serait donc la femme non barrée qui ferait exister le rapport sexuel dans la mesure où l’enfant est le retour dans le réel du signifiant forclos de La femme. Le sujet n’a pas à être contraint de se vouer à incarner cet objet réel. Ce qu’il réussit habituelle-ment par sa propre phallicisation.

Pour le sujet qui se range sous le signifiant homme, une femme désigne ce qui de son être lui échappe et constitue un symptôme. Mais sans doute alors un symptôme qui objecte encore pour l’homme à ce que l’enfant donne corps à ce retour dans le réel de La

femme159.

159. SAURET, M.-J. L’enfant, la vérité et le roman familial, Séminaire itinérant du C.E.R.E.D.A. Sud-Ouest, Bordeaux, 13 mai 1990, co-animé par M.-J. Sauret, B. Nominé et P. Lacadée, publié par les Séries

Ces textes de Lacan (majeurs malgré leur taille) auxquels nous nous sommes réfé-rés, et auxquels il convient d’ajouter la Présentation des mémoires d’un névropathe160 et le passage sur l’holophrase du Séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la

psychana-lyse161 […] portent tous sur le rapport du sujet corrélé à l’enfance, à la structure et à la forme d’assujettissement psychotique.

Dans cette préface des Mémoires, Lacan est toujours en train de forger le concept de sujet, fidèle en cela à la tradition freudienne : « L’aise que Freud se donne ici, […] d’y

introduire le sujet comme tel, ce qui veut dire ne pas jauger le fou en termes de déficit et de dissociation des fonctions, […] car pour construire le sujet comme il convient à partir de l’inconscient, c’est de logique qu’il s’agit… » Lacan introduit pour la première fois le

concept du sujet de la jouissance, et donne la définition de la paranoïa :

« La thématique que nous mesurons à la patience qu’exige le terrain où nous avons à la

faire entendre, dans la polarité, la plus récente à s’y promouvoir du sujet de la jouis-sance au sujet que représente le signifiant pour un signifiant toujours autre, n’est-ce pas là ce qui va nous permettre une définition plus précise de la paranoïa comme identi-fiant la jouissance dans ce lieu de l’Autre comme tel. Voilà-t-il pas que le texte de Schreber s’avère un texte à inscrire dans le discours lacanien, il faut le dire après un long détour où c’est d’ailleurs que ce discours a rassemblé ses termes. Mais la confirma-tion en est du même aloi que celle qu’en reçoit le discours de Freud, ce qui n’est guère surprenant, puisque c’est le même discours.. »

Ce terme de « sujet de la jouissance », même si c’est un hapax dans la doctrine lacanienne, renvoie forcement à la dimension éthique du sujet et aux modalités de son rapport à l’Autre. Dans ce même texte il précise à propos de Schreber :

160. Paru en 1966 dans les « Cahiers pour l’analyse », réédité par J.-A. Miller dans Autres Écrits, Le Champ freudien, Paris : Seuil. 2001.

161. LACAN, J. Séminaire Livre XI Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil, 1973, p. 215 et 226. Ce fut le premier séminaire publié de Lacan qui rédigea même une postface, p. 251.

« Quand nous lirons plus loin sous la plume de Schreber que c’est à ce que Dieu où

l’Autre jouisse de son être passivé, qu’il donne lui-même support, tant qu’il s’emploie à ne jamais en lui laisser fléchir une cogitation articulée, et qu’il suffit qu’il s’abandonne au rien — penser pour que Dieu, cet Autre fait d’un discours infini se dérobe, et que de ce texte déchiré de lui-même, s’élève le hurlement qu’il qualifie de miraculé comme pour témoigner que la détresse qu’il trahirait n’a plus avec aucun sujet rien à faire. »

Existerait-il donc un sujet en « fading » devant la jouissance de l’Autre ? Un

fa-ding analogue à celui qui peut se produire dans le cas de la douleur, ou d’une jouissance

insupportable pour le sujet ? Voici le point où se situe notre interrogation : car ici com-ment pouvons-nous entendre « le texte déchiré de lui-même » « ou son être passivé », sinon comme un évanouissement équivalent au retour dans le réel de la jouissance comme telle de l’Autre ?

Pourrons-nous mettre en parallèle ce sujet de la jouissance avec l’enfant quand il réalise l’objet du fantasme de la mère ? C’est une question à articuler dans le cadre de l’unicité de la structure.