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6 – Mise en place du concept de forclusion par Lacan

PAS SANS LE SUJET

III. 6 – Mise en place du concept de forclusion par Lacan

Le concept de la forclusion du Nom-du-Père a initié une étape décisive dans la construction de la doctrine lacanienne concernant l’étiogénèse de la psychose. Après une lecture méthodique de Freud d’une part et des Mémoires d’un névropathe108 d’autre part, Jacques Lacan reprend le concept freudien de Verwerfung qui n’est pas un concept

107. Voir aussi CAUSSE, Jean-Daniel et REY-FLAUD, Henri. Les paradoxes de l’autisme, Toulouse : érès. 2011, MALEVAL, Jean-Claude. L’autiste et sa voix, Paris : Seuil, 2009 et REY-FLAUD, Henri. L’enfant qui

s’est arrêté sur le seuil du langage, Paris : Aubier. 2009 et Les enfants de l’indicible peur, Paris : Aubier. 2010.

108. SCHREBER, Daniel-Paul. Mémoires d’un névropathe, traduction Paul Duquenne et Nicole Sels, Le Champ freudien, coll. dirigée par Jacques Lacan, Paris : Seuil, 1975.

tral dans l’approche freudienne de la psychose, mais figure notamment dans l’étude dé-volue au président Schreber.

De fait, Freud y a très tôt recours, dès son écrit sur Les psychonévroses de défense109

(1894) : « Il existe pourtant une espèce beaucoup plus énergique et efficace de défense. Elle consiste en ceci que le Moi rejette la représentation insupportable en même temps que son affect et se comporte comme si la représentation n’était jamais parvenue jus-qu’au Moi. Mais, au moment où ceci est accompli, la personne se trouve dans une psychose

que l’on ne peut classifier que comme “ confusion hallucinatoire ” ».

Dans ce premier article, il illustrera ce propos par une vignette clinique. Une jeune fille a voué impulsivement son premier attachement à un homme. Elle croit fer-mement qu’elle est aimée de retour. En fait elle est dans l’erreur ; le jeune homme a un autre motif pour fréquenter sa maison. Les désillusions ne se font pas attendre ; elle s’en défend tout d’abord en convertissant de façon hystérique les expériences en question […]. Finalement, en proie à la plus haute tension, elle l’attend pour une date détermi-née, le jour d’une fête de famille. La journée se passe sans qu’il soit venu. Une fois que tous les trains qu’il aurait pu prendre sont passés, elle verse dans une confusion halluci-natoire. Il est arrivé, elle entend sa voix dans le jardin, elle court en chemise de nuit pour l’accueillir. À partir de ce jour, elle vit pendant deux mois dans un rêve heureux dont le contenu est le suivant : il est là, il est toujours près d’elle, tout comme par le passé (avant l’époque des déceptions dont elle a fait tous ses efforts pour se défendre). Hystérie et dépression sont surmontées ; […] elle est heureuse tant qu’on la laisse en paix et ne se déchaîne que lorsque son entourage prend des mesures pour l’empêcher de faire quelque chose qui serait la conséquence logique de son rêve bienheureux ». Il ajoutera que cette

109. FREUD, S. Les psychonévroses de défense. 1894. Névrose psychose et perversion. Bibliothèque de la Psychanalyse. Paris : P.U.F., 1973.

psychose à l’époque incompréhensible, fut découverte dix ans plus tard par une analyse hypnotique110.

Deux remarques sont à faire à propos de cette vignette qui est d’une clarté saisis-sante par rapport à la description clinique des faits : la première c’est que Freud travaille sans disposer d’une théorie déjà là et ce qu’il saisit d’abord, c’est l’envahissement par le processus du déclenchement de cette séquence érotomaniaque ; la seconde porte sur le fait que la psychose, « découverte » par une analyse hypnotique, suggère que le « méca-nisme » même de la suggestion hypnotique ait conduit à un nouvel épisode de décom-pensation.

D’autres références freudiennes de ce terme de Verwerfung témoignent du fait que Freud n’a pas vraiment construit un concept majeur à partir de ce terme, dont il n’a pas réservé l’usage aux psychoses. Il reste néanmoins vrai que la distinction entre psycho-ses et névropsycho-ses n’avait pas au début de l’œuvre freudienne la même pertinence. Il est tout à fait vraisemblable que la théorie généralisée du refoulement ne facilitait pas cette dis-tinction. Il faut simplement ne pas omettre de rappeler que Freud emploie encore le concept de Verleugnung à propos des mécanismes de rejet (démenti) de la réalité : mais ce concept, qui signifie également démenti, est aussi employé à propos du démenti per-vers de la castration.

Les autres occurrences de ce terme — pas nombreuses il est vrai — se trouvent dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, à propos du rejet et du dépassement des fantasmes incestueux qui se produisent à la période pubertaire111. Une autre occurrence concerne le rejet d’un désir au nom de la conscience morale (ce qui est un des noms du Surmoi avant que Freud n’en ait le concept). Il écrit dans Totem et Tabou, à propos de la

erfung est « la perception interne du rejet de certains désirs

conscience morale, que la Verw

110. Il emploie alors le participe passé verwirft (Les psychonévroses de défense. Névrose Psychose et

Perver-sion, Paris : P.U.F., 1973).

111. FREUD S. Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), Paris : Gallimard. 1975, p. 171. Déjà relevé par J.-C. Maleval in La forclusion du Nom du Père, Champ freudien, Paris : Seuil. 2000.

que nous éprouvons, étant bien entendu que ce rejet n’a pas besoin d’invoquer des raisons quelconques, qu’il est sûr de lui-même ». La logique de cette thèse est que la formation du

Surmoi ne peut être que postérieure au refoulement originaire112.

Deux occurrences majeures de la Verwerfung que Lacan prélève chez Freud sont à propos de la Verneinung (dénégation) ainsi qu’à partir de la scène de l’hallucination du doigt coupé de l’homme aux loups qui constituera la référence freudienne princeps pour Lacan à partir de laquelle il va l’adopter définitivement, en tant que mécanisme fonda-mental expliquant le choix de la psychose113.

Une origine de l’introduction de la Verwerfung comme concept à partir de la philosophie remonte à Franz Brentano dont Freud suivit les cours de philosophie à Vienne et où il côtoiera un autre disciple célèbre de Brentano, Husserl. La définition de Brentano du concept de Verwerfung désigne l’exclusion d’une représentation du champ

d’existence.

Pour autant, Brentano reste un opposant farouche à une définition de phénomè-nes psychiques inconscients, assimilant, comme d’autres, psychique et conscience114.