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PAS SANS LE SUJET

I. 5 – Percipiens et Perceptum

Dès les premières pages de l’écrit D’une question préliminaire, Lacan aborde la psychose par le chapitre des hallucinations. La question d’école comme il le mentionne (école avec petit é) concerne l’étude du percipiens et du perceptum — probablement parce qu’il s’agit de questions basiques dans l’approche de la phénoménologie ou bien même parce que cela lui rappelle le temps de ses premières études universitaires, notamment de sa thèse en 1932.

90. LACAN, J. D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose. Écrits, Paris : Seuil, 1966, p. 542.

91. LACAN, J. « Merleau-Ponty » les temps modernes, n° 184/185, cité par TURNHEIM, Michael Perplexité (Ratlosickeit). La Cause freudienne, revue de psychanalyse de l’École de la Cause freudienne, no 23, diff. Navarin, Paris : Seuil, 1993, p. 22.

92. TURNHEIM, Michael. Perplexité (Ratlosigkeit). L’énigme et la psychose, Revue de psychanalyse, La Cause freudienne, Paris : Navarin, Seuil, 1993.

Lacan était alors un lecteur et adepte de Jaspers, dont les deux tomes de La

psy-chopathologie générale écrits en 1913 furent traduits en français en 1928 (la contribution

de Jean-Paul Sartre et de Paul Nizan fut requise pour le manuscrit de la traduction). Jaspers, disciple d’Edmund Husserl, considéré comme fondateur de l’existentialisme, n’appréciait pas son maître, pas plus que les autres condisciples (dont un des plus célè-bres fut Martin Heidegger). Il fut très critique envers Freud et la psychanalyse à qui il reprochait (bien avant Michel Onfray) de s’être inspiré de l’enseignement de Nietzsche, qui, d’après lui, préconisait qu’il fallait pénétrer profondément dans le psychisme « ou-blié » afin de le ramener à la conscience. Il entreprend un dialogue avec Merleau-Ponty qui, tout en étant un lecteur attentif de Jaspers, a su rester indépendant quant à ses pro-pres approches de l’expérience. Ne pratiquant pas la réduction phénoménologique, Jas-pers s’intéresse aux questions en rapport avec le langage et le corps, aussi bien qu’aux problèmes sociaux en tant que lecteur sérieux et assidu de Marx. La phénoménologie conduit entre autres à aborder la question de la réalité en relation avec la perception.

Les travaux de Merleau-Ponty ont inspiré Lacan, notamment ses essais sur la

Phénoménologie de la perception93 (1945) ainsi que le livre posthume Le visible et l’invisible auquel Lacan fait largement référence dans son Séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Il rendra hommage à Merleau-Ponty dans un article

publié aux Temps modernes94 avec son nom comme titre. Merleau-Ponty pose qu’il convient de s’approcher du « phénomène de la réalité en étudiant les constances percep-tives » : par exemple comment peut-on parler d’objectivité ?

La question qui se pose donc est bien de savoir ce qu’est la réalité, et à partir de là, la perte de la réalité dans la psychose. Déjà en 1946 dans Propos sur la causalité

psychi--Ponty à propos de la gestalt des illusions : « L’œuvre de

que, Lacan se réfère à Merleau

93. MERLEAU-PONTY, Maurice. Phénoménologie de la perception. Paris : nrf Gallimard, 1945 et MERLEAU -PONTY, Maurice. Le visible et l’invisible. Paris : Gallimard, 1964.

94. LACAN J. « Merleau-Ponty », Les Temps Modernes, no 184/185, numéro spécial sur Merleau-Ponty, p. 248.

Merleau-Ponty (il s’agit de La phénoménologie de la perception, 1945), démontre pour-tant de façon décisive que toute saine phénoménologie de la perception par exemple com-mande qu’on considère l’expérience vécue avant toute objectivation et même avant toute ana-lyse réflexive qui entremêle l’objectivation à l’expérience. Je m’explique : la moindre illusion visuelle manifeste qu’elle s’impose à l’expérience avant que l’observation de la figure partie par partie la corrige ; ce par quoi l’on objective la forme dite réelle. Quand la réflexion nous aura fait reconnaître dans cette forme la catégorie à priori de l’étendue dont la propriété justement est de se présenter “ partes extra partes ” ».

Pour Lacan, c’est l’illusion elle-même qui nous donne l’action de Gestalt qui constitue ici l’objet de la psychologie. Au fond, [Nous nous excusons encore de cette longue

citation], « toutes les considérations sur la synthèse du Moi ne nous dispenseront pas de consi-dérer son phénomène dans le sujet : à savoir tout ce que le sujet comprend sous ce terme et

qui n’est pas précisément synthétique, ni seulement exempt de contradiction, […] depuis

que l’expérience freudienne y désigne le lieu même de la Verneinung (dénégation),

c’est-à-dire le phénomène par quoi le sujet révèle un de ses mouvements par la dénégation même qu’il en apporte et au moment même où il l’apporte. Je souligne qu’il ne s’agit pas d’un désaveu d’appartenance mais d’une négation formelle : autrement dit, d’un phé-nomène typique de méconnaissance et sous la forme inversée sur laquelle nous avons insisté : forme dont son expression la plus habituelle : — N’allez pas croire que… —, nous livre déjà ce rapport profond avec l’autre en tant que tel, que nous allons mettre en valeur dans le Moi ».

L’on conçoit bien en quoi le Moi, en tant qu’instance de synthèse, n’est pas plus appréhendable dans le réel, puisque l’expérience freudienne démontre que l’instance du sujet divisé par le signifiant ne peut que répercuter la division au niveau de la dite réalité d’un moi pas sans l’Autre.

Cette division, structurale, reste dans le domaine de la méconnaissance : autre-ment dit, n’est pas une ruse du sujet. Elle ne fonctionne qu’à partir du moautre-ment où le

calcul du sujet reste inconscient. C’est encore le support de la structure qui permet de saisir qu’il n’y a de saisie ni immédiate, ni médiate de la réalité qu’en passant par la struc-ture, ce qui implique donc que la réalité se trouve d’emblée structurée dans le rapport du sujet à elle.

Il existe des points sérieux de divergence au niveau de quelques développements théoriques entre Lacan et Merleau-Ponty. Pour ce dernier, il s’oriente à l’expérience à partir d’un être-là que constitue la présence du corps (une sorte de Dasein ?) ; une pureté de cette présence se trouve à la racine du phénomène. Lacan s’oppose fermement à cette conception : « C’est cette présupposition qu’il y ait quelque part un lieu de l’unité qui est fait

pour suspendre notre assentiment ». Ce qui étonne Lacan, c’est qu’on ne profite pas

aussi-tôt de la structure, si manifeste dans le phénomène, sans une référence à une gestalt natu-raliste non pas pour opposer, mais pour accorder le sujet lui-même.

Pour Lacan, c’est la structure signifiante et non pas la gestalt qui oriente la per-ception, comme l’expérience. Il existe donc un accord fondamental sur le fait que c’est le

perceptum qui, structuré comme un langage, détermine le percipiens et non pas l’inverse.

L’Autre préexiste au sujet, c’est le temps de l’aliénation (comme nous le développons par ailleurs). Puis, il y a un deuxième temps qui refoule la première manifestation. « Le sujet

qui là s’affirme en formes éclairées est le rejet de l’Autre qui s’incarnait en une opacité de lumière ». Sur la question de savoir si c’est le percipiens qui est premier, la réponse est que

« ce n’est pas le percipiens dans un premier temps, mais bien son élision qui est fonda-mentale. Pour rendre au perceptum, de la lumière elle-même sa transparence ». C’est donc l’élision du sujet et non son unité qui est primordiale. Le perceptum donc est struc-turé et ceci est un fait indépendant de la croyance du sujet.

Ce que Merleau-Ponty met en relief, c’est qu’il est inutile de s’interroger seule-ment sur le degré de certitude du sujet et vouloir différencier perception et hallucination, car ce qui importe c’est la structure qui se présente dans le perceptum même. Pour l’auteur « le système hallucinatoire a usurpé le monde perçu » ; pour lui il s’agit d’«

im-posture hallucinatoire » ; « l’halluciné ne serait plus dans le monde pour de bon, mais profiterait de l’être au monde pour se tailler un milieu privé dans le monde commun » ; il met cela au compte d’une tolérance du monde antéprédicatif. « Le malade refoule le monde vrai. ».

Il faut néanmoins constater avec l’auteur que le percipiens est le lieu où les choses se décident. Ceci est cohérent avec les thèses de Lacan pour qui la structure de la parole y est déjà présente. Les phénomènes se laissent classer en phénomènes de code et de mes-sage. Les phénomènes de code se réfèrent à l’Autre, (le néologisme se présente comme le signifiant dans le réel), tandis que les phénomènes de message sont relatifs au sujet. Il reste à établir une précision qui est de taille à propos de l’effet. Elle concerne le lien qui existerait entre le perceptum et le percipiens d’une part, et le sensorium de l’autre. L’on évoque le sensorium comme le lieu de la sensation dont le support serait le cerveau.

Par ailleurs, l’hallucination est définie en psychiatrie comme une perception sans objet. La question du sensorium ne peut expliquer ni le mécanisme, ni la nature de l’hallucination. Par exemple il ne faut pas confondre hallucination auditive et hallucina-tion verbale. Lacan nous invite à ne pas commettre l’erreur de confondre les deux.

D’ailleurs, en psychiatrie on parle plus d’hallucination auditive que d’hallucination verbale. C’est une erreur donc que de prendre une hallucination verbale pour une hallucination auditive nous avertit Lacan. L’hallucination verbale n’a rien à voir avec l’acte d’ouïr. Témoin de cela le sourd-muet.

L’hallucination verbale est liée à la cohérence d’une chaîne verbale et par consé-quent l’acte d’ouïr dépend de la séquence en tant qu’elle se déroule en rapport avec le sens dont il dépend, même s’il peut y avoir une modulation sonore tonale ou phonéti-que. Il paraît impossible de réduire ces différences du point de vue d’une objectivation dans le percipiens.

Le sujet paraît soumis à ces voix qui lui viennent de « l’autre ». C’est « l’autre » qui les profère et ce fait structural accentue la dimension de la suggestion, voire du commandement que le sujet tente de réduire justement, en considérant que l’autre n’est que le porte-parole d’un discours qui ne lui appartient pas ou d’une intention qu’il tient en réserve.

Une caractéristique importante au niveau d’un véritable parasitage pour le sujet c’est qu’il ne saurait parler sans s’entendre. L’objet voix ne se trouve pas séparé de la phonation, il reste sonore. Et l’objet regard est également présent en se sonorisant.

Le point crucial pour Lacan c’est « que le sensorium est indifférent dans la pro-duction d’une chaîne signifiante :

1° « celle-ci s’impose par elle même au sujet dans sa dimension de voix » ;

2° « elle prend comme telle une réalité proportionnelle au temps parfaitement observable à l’expérience, que comporte son attribution subjective » ;

3° sa structure propre et tant que signifiant est déterminante dans cette attribution qui, dans la règle, est distributive, c’est-à-dire à plusieurs voix, donc pose comme telle le

II. De la forclusion