• Aucun résultat trouvé

1 – La question du déclenchement dans l’enfance

PAS SANS LE SUJET

I. 1 – La question du déclenchement dans l’enfance

Existe-t-il des différences entre la psychose chez l’adulte et la psychose chez l’enfant ? C’est une question récurrente qui n’a pas l’air aussi simple que l’énoncé ne le laisse entendre. Je n’ai jamais entendu traiter cette question ouvertement dans le cercle des psychanalystes qui furent parmi les élèves de Lacan.

Car la question déjà sonnait comme iconoclaste. Au début des années quatre-vingt il y eut la création du C.E.R.E.D.A. (Centre d’Études et de Recherche pour l’Enfant dans le Discours Analytique). Cet organisme proche de l’École de la Cause freudienne fut créé par cinq personnes donc quatre psychanalystes : Rosine et Robert Lefort, Judith et Jacques-Alain Miller, Éric Laurent. Ses travaux ont constitué une contribution très importante dans le champ de la pratique psychanalytique avec les en-fants.

De nombreux psychanalystes dans toute la France156 et même au-delà — l’Espagne et les hispanophones entre autres, par exemple — ont participé aux séminaires, séminaires itinérants, journées d’études, publications et travaux multiples, tous plus inté-ressants les uns que les autres. Le texte de création157 avait acquis une valeur de mani-uvent comme un titre que l’on répète de façon itérative : feste et une phrase venait très so

156. Entre autres, le réseau Sud-Ouest animé par Marie-Jean Sauret, Bernard Nominé et Philippe Laca-dée.

157. Je ne dispose pas de ce document, mais Rosine Lefort, qui a été mon contrôleur au début des années quatre-vingt, ne cessait de déclarer cette thèse, aussi publiquement lors de son séminaire itinérant Tou-louse-Bordeaux-Pau, que nous avons suivi. Nous avons assidûment participé aux journées et aux séminai-res du réseau CEREDA Sud-Ouest — animé par Marie-Jean Sauret, Philippe Lacadée et Bernard Nominé — ainsi que contribué à la réalisation des publications par les séries de la découverte freudienne.

« l’enfant est un analysant à part entière ». Ce qui semblait avoir convaincu tous les par-ticipants, car je n’ai jamais entendu quelqu’un faire objection à cette thèse ou dire le contraire. Bien-sûr, la formule entièrement dépliée poursuivait : « il n’y a de psychana-lyse que du sujet ; et comme le sujet n’a pas d’âge, pas de psychanapsychana-lyse d’enfant ».

Il est vrai que les intentions au départ étaient bonnes. Il s’agissait de se démar-quer des auteurs principalement anglo-saxons mais pas seulement de ceux qui soute-naient ou qui parlaient de psychanalyse d’enfant. C’est un sujet qui est quasiment aussi ancien que la psychanalyse : depuis l’observation du petit Hans par son père sous la di-rection éclairée de Freud, cette question est venue très tôt sur le devant de la scène psy-chanalytique.

Je ne vais pas reprendre ici le dialogue de sourds, polémique entre Anna Freud et Melanie Klein, ni la position de Freud qui fut celle de soutenir sa fille. La question que je voulais soulever est autre. Il est probable qu’à l’époque, nous répétions tellement les formules qui avaient cours au sein du C.E.R.E.D.A. et de l’E.C.F. que je n’ai pas suffi-samment insisté pour faire valoir les questions qui étaient les miennes.

Certes, on peut tout à fait admettre l’unicité de la structure, voire la cohérence des mathèmes et des algorithmes, des lettres enfin que Lacan a introduit dans le cadre de son enseignement, comme d’ailleurs lui-même l’avait fait lors de l’ouverture de la Section clinique le 5 janvier 1977 (c’est-à-dire après le séminaire sur Joyce), en réponse à une question que lui avait posé alors J.-A. Miller : « La clinique des névroses et la clinique des psychoses nécessitent-elles les mêmes signes ?

Une clinique des psychoses peut-elle, selon vous, prendre son départ d’une pro-position comme “ le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant ”, avec ce qui s’ensuit de l’objet a ? $, a, S1, S2, ces termes sont-ils appropriés à la clinique des psycho-ses ? »

Lacan répondit : — La paranoïa, je veux dire la psychose, est pour Freud absolument fondamentale. La psychose c’est ce devant quoi un analyste ne doit reculer en aucun cas.

J.-A. Miller : — Est-ce que dans la paranoïa le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant ?

— Dans la paranoïa, le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant.

— Et vous pouvez y situer « fading », objet a, … ?

— Exactement.

Solange Faladé : — Que faut-il penser de la fin d’une analyse chez un paranoïaque, si cette fin est l’identification au symptôme ?

J.L. : — Il est bien certain que le paranoïaque, non seulement il s’identifie au symptôme, mais que l’analyste s’y identifie également. La psychanalyse est une pratique délirante, mais c’est ce qu’on a de mieux actuellement pour faire prendre patience à cette situation incommode d’être homme. C’est en tous cas ce que Freud a trouvé de mieux. Et il a maintenu que le psychanalyste ne doit jamais hésiter à délirer.

Par cet extrait d’échange, le point sur lequel insiste Lacan concerne l’unicité de la structure et les mathèmes et autres lettres qui constituent la trame de sa logique. En ce sens le sujet est effectivement un concept trans-structural.

Cependant, un certain nombre de questions sur les formes cliniques, sur les phé-nomènes cliniques, spécialement chez le sujet enfant, peuvent se poser sans que cela si-gnifie qu’il y ait une remise en question sur l’unicité de la structure.

Une de ces questions qui se pose sur le plan de la clinique est celle du déclen-chement de la psychose ? Elle ne se pose pas bien-sûr spécifiquement pour le sujet corrélé à l’enfance. Elle se pose aussi de manière générale pour les adultes mais de façon diffé-rente.

Pour les sujets adultes, mon expérience des patients qui s’adressent à un analyste, ou des présentations des patients, m’oblige à constater qu’il arrive assez souvent que l’on repère le moment clinique du déclenchement comme distinct des moments de rechute. Ce qui est évidemment intéressant c’est quand ce moment est repéré à un âge précoce : au moment de l’enfance. La question qui, nous semble-t-il, se pose par la suite est celle de la distinction entre un déclenchement premier et d’autres moment de déclenchements successifs.

Nous pouvons aussi constater qu’il existe des cas pour lesquels l’on n’arrive pas à situer de moment de déclenchement malgré le déchaînement évident de la psychose. Alors nous pouvons supposer deux choses : soit nous n’arrivons pas à situer ce moment car il nous échappe (mais en d’autres circonstances nous pourrions le repérer), soit le mécanisme du déclenchement n’est pas toujours décelable.

Mais on ne peut pas s’empêcher de se poser la question. Existe-t-il des cas de psychose « déchaînée » sans déclenchement repérable, voire sans moment isolable de déclenchement ? Nous ne sommes pas en mesure à l’heure actuelle de l’affirmer, ni de l’exclure. Disons que le phénomène du déclenchement est un moment clinique expliqué par Lacan au moyen des éléments structuraux que l’on retrouve dans le texte fondamen-tal de La question préliminaire :

« Pour que la psychose se déclenche, il faut que le Nom-du-Père, Verworfen, forclos,

c’est-à-dire jamais venu à la place de l’Autre, y soit appelé en opposition symbolique au sujet. C’est le défaut du Nom-du-Père à cette place qui, par le trou qu’il ouvre dans le signifié, amorce la cascade des remaniements du signifiant d’où procède le désastre croissant de l’imaginaire jusqu’à ce que le niveau soit atteint où signifiant et signifié se stabilisent dans la métaphore délirante. Mais comment le Nom-du-Père peut-il être appelé par le sujet à la seule place d’où il ait pu lui advenir et où il n’a jamais été ? Par rien d’autre qu’un père réel, non pas du tout forcement par le père du sujet, par Un-père. Encore faut-il que cet Un-père vienne à cette place où le sujet n’a pu l’appeler

d’auparavant. Il y suffit que cet Un-père se situe en position tierce, dans quelque rela-tion qui ait pour base le couple imaginaire a—a’, c’est-à-dire moi-objet ou idéal-réalité, intéressant le sujet dans le champ d’agression érotisé qu’il induit. Qu’on cherche au début de la psychose cette conjoncture dramatique. Qu’elle se présente pour la femme qui vient d’enfanter, en la figure de son époux, pour la pénitente avouant sa faute, en la personne de son confesseur, pour la jeune fille énamourée en la rencontre du “ père du jeune homme ”, on la trouvera toujours, et on la trouvera plus aisément à se guider sur les “ situations ” au sens romanesque de ce terme. » [Nous nous excusons en-core de cette longue citation].

Lacan est donc formel, on trouve toujours cette conjoncture dramatique du dé-clenchement au début de la psychose. Mais autant il est possible de situer ce moment à partir de la parole du sujet, voire des éléments biographiques rapportés dans des comptes rendus cliniques, autant la question du repérage du moment de déclenchement devient plus difficile quand il s’agit des jeunes enfants pour lesquels la psychose est déjà appa-remment déclenchée « dès » la naissance (ou du moins pour lesquels nous ne disposons pas d’éléments à partir des témoignages ou du discours parental afin de pouvoir isoler un tel moment, décrit avec tant de précision chez Lacan).