• Aucun résultat trouvé

1 – À propos de la prétendue erreur du psychotique et de la vérité

PAS SANS LE SUJET

IV. 1 – À propos de la prétendue erreur du psychotique et de la vérité

La critique porte sur les notions d’ « erreur » et de « déficit » promues par Ey à propos des délires et des hallucinations55 : « Où serait l’erreur et le délire d’ailleurs si les

malades ne se trompaient pas ! Alors que tout dans leurs assertions, dans leur jugement, nous révèle chez eux l’erreur (interprétations, illusions, etc.) ». Et plus loin, posant les deux «

53. Il s’agit de l’intervention publiée sous le titre Propos sur la causalité psychique. Écrits, Paris : Seuil, 1966, p. 151-193.

54. EY, Henri. Hallucination et Délire. Paris : Alcan, 1934.

tudes possibles » à l’endroit de l’hallucination, il définit ainsi la sienne : « On la considère

comme une erreur qu’il faut admettre et expliquer comme telle sans se laisser entraîner par son mirage. Or son mirage entraîne nécessairement si on n’y prend garde, à la fonder sur des phénomènes effectifs et par là construire des hypothèses neurologiques tout au moins inutiles, car elles n’atteignent pas ce qui fonde le symptôme lui-même, l’erreur et le délire ». 56 On peut remarquer qu’Ey procède à la différentiation entre causalité organique d’origine neurologique et symptôme psychique relevant de l’organo-dynamique, mais au passage il fonde la distinction et le délire sur la base d’un écart, d’une erreur, en l’opposant face à une réalité normalisante — ce qui reste une référence dans la psychiatrie contemporaine où la réalité est considérée comme un donné, voire une frontière entre la folie et la « normalité ». Elle constitue un vecteur pour l’ « adaptation », autre critère également de la dite normalité.

Ce faisant, Ey ignore même la division freudienne entre une réalité « psychique » et une réalité « extérieure ». Quant à Lacan, avant même d’avoir recours à la fonction de signifiant, il introduit dès ce moment la notion de méconnaissance : « On peut dire que

l’erreur est un déficit, au sens qu’a ce mot dans un bilan, mais non pas la croyance elle même si elle nous trompe. Car la croyance peut se fourvoyer au plus haut niveau d’une pensée sans déchéance, comme Ey lui-même en donne à ce moment la preuve. Quel est donc le phénomène de la croyance délirante ? Il est disons nous, méconnaissance, avec ce que ce terme contient d’antinomie essentielle. Car méconnaître suppose une reconnaissance, comme le manifeste la

méconnaissance systématique, où il faut bien admettre que ce qui est nié soit en quelque façon reconnu ». [Souligné par nous]

L’on peut sans doute voir ici les prémisses de la réponse de Lacan au commen-taire sur la Verneinung de Freud par Jean Hyppolite, huit ans plus tard dans son Sémi-naire Les Écrits techniques de Freud, repris dans les Écrits en 1966. La culture aussi bien

can donne ici le ton d’aise avec lequel il se déplace dans le freudienne qu’hégélienne de La

rapport dialectique entre vérité et savoir. Il continue sur la même veine sa critique dans ce texte.

« Il me paraît clair, en effet, que dans les sentiments d’influence et d’automatisme, le sujet ne reconnaît pas ses propres productions comme étant siennes. C’est en quoi nous sommes d’accord qu’un fou est un fou. Mais le remarquable n’est-il pas plutôt qu’il ait à en connaître ? Et la question de savoir ce qu’il connaît de lui sans s’y reconnaître ? Car un caractère beaucoup plus décisif, pour la réalité que le sujet confère à ces phénomènes, que la sensorialité qu’il y éprouve ou la croyance qu’il y attache, c’est que tous, quels qu’ils soient, hallucinations, interprétations, intui-tions, et avec quelque extranéité et étrangeté qu’ils soient par lui vécus, ces

phéno-mènes le visent personnellement : ils le dédoublent, lui répondent, lui font écho,

li-sent en lui, comme il les identifie, les interroge, les provoque et les déchiffre. Et quand tout moyen de les exprimer vient à lui manquer, sa perplexité nous mani-feste encore en lui une béance interrogative : c’est-à-dire que la folie est vécue toute

dans le registre du sens. » […] « Le phénomène de la folie n’est pas séparable du pro-blème de la signification pour l’être en général, c’est-à-dire du langage pour l’homme.

Aucun linguiste ni aucun philosophe ne saurait soutenir, en effet, une théorie du langage comme un système de signes qui doublerait celui des réalités, définies par le commun accord des esprits sains dans des corps sains ; […] le langage de l’homme, cet instrument de son mensonge, est traversé de part en part par le pro-blème de sa vérité : […] soit qu’il manifeste cette vérité comme intention, en l’ouvrant éternellement sur la question de savoir comment ce qu’il exprime, le mensonge de sa particularité, peut arriver à formuler l’universel de sa vérité […]. Le mot n’est pas signe, mais nœud de signification »57.

Nous ne pouvons manquer de constater qu’au delà d’un style déjà cristallin et tions et concepts fondamentaux et autres formulations limpide, toute une série de no

57. [Souligné par nous].

heureuses, dont son enseignement sera enrichi, sont déjà présents dans ce « Lacan de juste d’après guerre » ! Son intuition théorique fondamentale de la division du sujet, dont l’inspiration était déjà dans un conte d’enfance rencontré dans « l’histoire d’une moitié du poulet, un nom propre », dont il parle dans son Séminaire L’Envers de la

psy-chanalyse58 et dans la première leçon du 12 mai 1971 intitulée « Lituraterre » du Sémi-naire D’un discours qui ne serait pas du semblant59 : « Litura pure : c'est du littéral. La reproduire, cette rature, c'est reproduire cette moitié [y en a pas ? ...], cette moitié dont le sujet subsiste. Ceux qui sont là depuis un bout de temps, il doit y en avoir de moins en moins, doivent se souvenir de ce qu'un jour j'ai fait récit des aventures d'une moitié de poulet. »

Cette division du sujet qui se manifeste dès qu’il se met à parler dans la division entre énoncé et énonciation est de structure (il est impossible d’introduire l’énonciation dans l’énoncé) et Lacan en tire toutes les conséquences dans le rapport dialectique entre vérité et mensonge. Du rapport dialectique avec la question de la vérité du sujet, Lacan tire les conséquences logiques dans l’impossibilité de combler le trou entre vérité et exis-tence pas plus que celui qui sépare savoir et vérité. Lacan en tire ainsi toute conséquence logique du côté du fou qui n’en est pas moins un sujet divisé (ce qui paraissait discutable au temps de l’École Psychanalytique de Paris de Lacan ainsi qu’aux débuts de l’École de la Cause freudienne60.

On peut se rendre compte à partir de la lecture de tout ce passage que clivage ne rime pas pour Lacan avec absence de logique, et on voit se préfigurer sa thèse sur la psy-chose comme essai de rigueur, thèse qu’il maintiendra jusqu’au bout. Si Freud considé-e guérison, Lacan n’considé-en démontrconsidé-e pas moins son implaca-rait le délire comme tentative d

58. LACAN, J. Séminaire Livre XVII L’envers de la psychanalyse. Paris : Seuil, 1991.

59. LACAN, J. Séminaire XVIII D’un discours qui ne serait pas du semblant. Paris : Seuil. 2006, p. 113-127. 60. E.C.F. : École de la Cause freudienne. École créée en 1981 par un grand nombre d’élèves de Lacan, après la dissolution par lui de la Cause freudienne qu’il avait appelé de ses vœux. L’E.C.F. ne fut pas créée mais adoptée par Lacan selon une lettre écrite à cette intention. Lacan mourra la même année, le 9 septembre 1981.

ble logique, contrairement aux idées reçues y compris dans les rangs de ses collègues psy-chiatres, (tel Ey par exemple). En revanche, il reste fidèle à son « seul maître en psychia-trie » en la personne de Gaëtan Gracian de Clairambault, théoricien entre autres du phé-nomène élémentaire (l’automatisme mental) et des études sur l’érotomanie auquel il prête la saisie du lien entre phénomènes cliniques et dimension de signification. Et tant que l’on reste sur le champ de l’étiologie (autre qu’organique, ce qui pour Lacan après Freud ne fait aucun doute).

Il est frappant de constater qu’avant la théorisation du signifiant, de sa structure en chaîne et de sa logique, avant donc son hypothèse causale de la forclusion du Nom-du-Père et des conséquences que cela entraîne pour la métaphore paternelle et la signifi-cation phallique, comme on le verra plus loin, il anticipe par sa thèse l’affirmation d’une causalité psychique à partir de la problématique des identifications. Ce qui préfigure l’avènement de l’ordre symbolique, c’est que pour Lacan les identifications ne se rédui-sent en aucun cas aux identifications imaginaires : en tant qu’idéales, elles relaient le concept freudien de l’idéal du moi en opposition avec le moi idéal.