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1 – L’opération de l’aliénation

PAS SANS LE SUJET

III. 1 – L’opération de l’aliénation

Que l’Autre donc soit déjà là, on peut le dire dans le réel, n’implique pas que le sujet le soit. Le sujet n’est pas déjà dans le réel car, s’il y était déjà, il pourrait se réduire à la somme de ce qui le détermine. Il a à être accouché en quelque sorte, même si l’expression paraît un peu étrange. Et alors ? — pourrait-on nous rétorquer — quand l’enfant est là, il est bien là ! Oui, mais voilà : enfant et sujet ce n’est pas exactement la même chose. Mais alors, il est là ou il n’est pas là ? Et bien, oui et non !

C’est bien là une réponse de Normand : on reconnaît bien les psychanalystes ! C’est-à-dire : il est bien là en tant que représenté par le signifiant qu’on lui attribue, mais d’un autre côté il n’est pas encore là, il est en instance en quelque sorte — car il n’est là que comme pur effet du signifiant. Il faut ajouter que le minimum de la structure signi-fiante est de deux ; le minimum est une paire. La chaîne signisigni-fiante comporte à minima deux signifiants que l’on écrit S1 et S2. La loi princeps du signifiant est qu’un signifiant ne peut pas se représenter lui-même, il ne peut être représenté que par un autre. Pour qu’il y ait un sens — soit ce qui surgit de l’association de deux signifiants — il faut donc qu’il y en ait deux.

Lacan dit bien qu’un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. La question qui se pose à cette étape est : comment le sujet surgit logiquement dans le lieu de l’Autre ? Constituons d’abord l’autre comme tel à partir du minimum de la structure signifiante S1—S2 ; nous pouvons y arriver à partir de la logique des ensembles. L’Autre peut se constituer à partir de deux ensembles, dont chacun contient un élément : l’ensemble un contient S1 et l’ensemble deux contient S2. À partir de là, il est possible de constituer un ensemble nouveau contenant les deux singletons. Par l’union de l’un et de l’autre nous arrivons donc à un ensemble qui contient la paire signifiante que nous appe-lons ensemble A (comme Grand Autre). À cet ensemble A on peut insérer un autre en-semble B qui a le S1 en commun avec l’ensemble A et aucun autre élément. Nous avons donc à droite l’ensemble A qui contient S1 et S2 et à gauche l’ensemble B avec seulement S1. La partie vide de l’ensemble B peut représenter le surgissement du sujet, qui au dé-part peut être confondu avec un ensemble à zéro élément, (ensemble vide ∅). Cette partie vide correspond à l’être du sujet.

Nous avons ainsi, d’une certaine façon, pris en compte l’opération de l’Aliénation par cette inscription du sujet dans l’Autre : nous avons toujours le sujet dont on parle mais qui ne parle pas encore — c’est le même sujet qui est écrit dans le schéma L par la lettre S, c’est-à-dire le sujet dans son ineffable et stupide existence comme le

définit Lacan46. À partir de là, c’est comme avec les cercles d’Euler où d’un côté, avec le cercle de gauche, nous avons l’être du sujet, et, de l’autre côté, avec celui de droite, nous avons l’Autre avec le sens. C’est le fameux dilemme de « la bourse ou la vie », lequel ne permet pas de ne pas choisir : car si on choisit la bourse on perd les deux, et si on choisit la vie, celle-ci est amputée, écornée de ce qui permet de vivre décemment.

L’aliénation est donc fondée sur le vel de la réunion. Mais encore faut-il préciser que c’est un vel particulier, car il ne signifie pas l’un ou l’autre, ni non plus : ni l’un ni l’autre. Pas plus ne signifie pas : ni tout l’un, ni tout l’autre, mais plutôt : ni tout l’un, ni l’autre, ou à l’inverse, ni l’un ni tout l’autre47. C’est exactement la même chose avec « la liberté ou la vie » qui est une référence hégélienne de Lacan : « C’est chez Hegel que j’ai

trouvé légitimement la justification de cette appellation de vel aliénant. De quoi s’agit-il chez lui ? — économisons nos traits, il s’agit d’engendrer la première aliénation, celle par quoi l’homme entre dans la voie de l’esclavage ? La liberté ou la vie ! S’il choisit la liberté, couic ! Il perd les deux immédiatement — s’il choisit la vie, il a la vie amputée de la liberté. »

(Sémi-naire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris : Seuil. p.192-193). Il y a également ce que Lacan appelle un facteur létal à l’instar des gênes qui se trouvent dans les chromosomes et dont certains comportent une fonction justement désignée de létale. C’est dans l’exemple de « la liberté ou la mort » le fait que l’alternative ne laisse la place que pour un seul choix, celui de la « liberté de mourir » : c’est la seule possibilité qui soit un choix.

Revenons au schéma sur le choix entre l’être et le sens. Dès qu’on se met à parler, on choisit le sens au détriment de l’être : c’est le prix à payer pour le sujet de son entrée dans le langage. Donc, plus on parle, plus on est du côté du manque à être. La question n choisir l’être plutôt que le sens ? C’est une question qui qui peut se poser ici est : peut-o

46. Il s’agit en réalité dans le schéma L d’un statut mythique du sujet en tant que non encore divisé ou plus exactement, le sujet complémenté par la pulsion.

47. Référence au livre de Guy Le Gaufey, Le PasTout de Lacan : consistance logique, conséquences cliniques. Paris : Éd. EPEL, 2006, que je dois à Fabienne Guillen.

peut être utile dans la recherche concernant les enfants autistes qui ne parlent pas alors qu’ils sont dans le langage ; en tout cas, sur le schéma reste l’être avec la partie en inter-section, c’est-à-dire celle du non sens. Par ailleurs, cela confirme en même temps qu’il n’y a de sens que sur un fond de non sens (exit le savoir absolu). Cette amputation du sens par le non sens nous conduit sur la question du refoulement originaire. Aussi loin qu’une analyse pourra être menée, elle ne pourra en aucun cas dissiper ce noyau de non sens. Ce choix du non sens qui peut être accompli par les enfants qui décident de ne pas rentrer dans le monde du sens n’implique-t-il pas par le refus de la parole le refus de la position du sujet parlant ? Sont-ils pour autant sujets dans la mesure où ils ne parlent pas ? La réponse est sans équivoque : le choix fait le sujet, ou, pourrait-on dire autre-ment, le sujet fait le choix qui fait le sujet.