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Le fait d’accuser une personne d’une infraction constitue une atteinte à l’honneur, à la réputation et à la vie privée. Lorsque la réputation est intégrée comme un élément de la vie privée666, l’importance du tiers refait surface, et la Cour se réfère tant à l’obligation négative de l’État – de ne pas s’immiscer dans l’exercice de l’article 10 CEDH – qu’à son obligation positive de protéger d’autres personnes concernées par le litige national en question, conformément à l’article 8 CEDH667. En effet, la Cour est d’avis que la clause judiciaire de l’autorité et l’impartialité des tribunaux com-prennent la présomption d’innocence, puisque cette dernière implique la

662 Cour eur. D.H., Falter Zeitschriften GmbH c. Autriche, du 22 février 2007, n° 26606/04,

§ 25.

663 Idem, § 23 sq. À ce propos v. L. moSar, P. GoerGen, La liberté d’expression dans les médias, Editions de Saint Paul, Luxembourg, 2004, p. 213.

664 lemmenS/van doorGHenBroecK, précité note359, p. 140.

665 Ibidem.

666 Cour eur. D.H., Radio France et autres c. France, précité note178, § 31 ; Gourguénidzé c.

Géorgie, précité note176, § 41.

667 Cour eur. D.H., Cumpãnã et Mazãre c. Roumanie, précité note244.

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protection des droits des parties au litige668. Au surplus, elle paraît associer la présomption d’innocence à la protection de la réputation669, qui, en ce sens, constitue une protection « alternative » de la présomption d’innocence par le biais de l’article 8 CEDH670.

Depuis lors, la Cour souligne « les racines horizontales » de ces affaires en mentionnant explicitement l’article 8 CEDH671. Dans l’affaire Chauvy c.

France, dont l’origine était l’ouvrage de Gérard Chauvy mettant en cause la réputation des époux Aubrac et insinuant leur responsabilité dans l’arrestation et la mort de Jean Moulin, elle a reconnu que les litiges relatifs à la diffamation comprennent « deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent se trouver en conflit (…) à savoir, d’une part, la liberté d’expression protégée par l’article 10 [CEDH] et, d’autre part, le droit à la réputation des personnes (…) droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention qui en garantit le respect »672. Consi-dérant qu’une atteinte grave à la réputation de tiers avait été commise en l’espèce, la Cour a jugé que la restriction à la liberté d’expression, fondée sur des motifs pertinents et suffisants, n’était pas disproportionnée quant au but légitime visé673.

Par ailleurs, en cas d’atteinte à la présomption d’innocence avant que les poursuites ne soient entamées, ou après le prononcé d’une décision définitive, une protection subsidiaire découlerait de l’article 8 CEDH674. Dans l’affaire Zollmann c. Royaume-Uni, c’est dans ce sens-là que la Cour a perçu la protection subsidiaire prévue par l’article 8 CEDH en cas d’atteinte à la présomption d’innocence675. En l’espèce, lors d’un discours, un ministre britannique avait déclaré que les requérants violaient les sanctions imposées par l’ONU. En observant qu’aucune poursuite contre les requérants n’était en cours et que la garantie de la présomption d’inno-cence était inapplicable ratione temporis, la Cour a conclu à l’irrecevabilité du grief sur la violation de l’article 6 § 2 CEDH. Pour le reste, elle a déclaré

668 Cour eur. D.H., Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1), précité note192, § 56.

669 Cour eur. D.H., News Verlags c. Autriche, précité note644, § 56 ; Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège, précité note173, § 65.

670 lemmenS/van drooGHenBroecK, précité note359, p. 163.

671 E. duBout, « La Liberté d’expression, le passé, l’histoire et la politique » in La France et la Cour européenne des droits de l’homme, la jurisprudence 2004, p. tavernier (éd.), Bruy-lant, Bruxelles, 2005, p. 185–218.

672 Cour eur. D.H., Chauvy et autres c. France, précité note177, § 69.

673 Ibidem, § 77–80.

674 lemmenS/van drooGHenBroecK, précité note359, p. 141.

675 Cour eur. D.H., Zollmann c. Royaume-Uni, du 27 novembre 2003, n° 62902/00, Recueil 2003-XII.

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que « lorsqu’aucune procédure pénale n’est en cours ou n’a été ouverte, les propos imputant à autrui la responsabilité d’une infraction ou d’une autre conduite répréhensible relèvent plutôt de la protection contre la diffamation ainsi que du droit de saisir les tribunaux d’une contestation portant sur des droits de caractère civil et soulèvent des problèmes sous l’angle des articles 8 et 6 de la Convention »676.

Dans une telle hypothèse, nous nous trouvons face à un conflit entre la liberté d’expression et la protection de la réputation. La Cour semble se rendre compte que les États font face à deux obligations contradictoires, à savoir la protection simultanée de deux droits eux-mêmes en opposition : en refusant de condamner le journaliste, l’État respecte son obligation négative de ne pas se heurter à l’article 10 CEDH ; il aura par contre échoué dans la protection du destinataire de l’article 8 CEDH677. Dans ces cas

« horizontaux », l’État reste l’acteur principal de ce type de conflits.

À ce sujet, dans l’affaire Pfeifer c. Autriche, le fait que les juridictions nationales n’aient pas admis l’action en diffamation a été jugé comme une violation de l’obligation positive de l’État découlant de l’article 8 CEDH678. L’action en diffamation concernait un requérant accusé par un journa-liste d’avoir poussé une personne au suicide. En qualifiant l’accusation d’allégation de fait et non de jugement de valeur, comme l’avaient fait les tribunaux autrichiens, et à défaut de preuve de l’exactitude amenée par le journaliste, la Cour a conclu à la violation de l’article 8 CEDH679.

Un raisonnement similaire ressort du jugement de la Cour dans l’affaire A. c. Norvège, qui mettait en cause l’issue défavorable de l’action en diffama-tion intentée contre un journal à la suite de la publicadiffama-tion de deux articles qui accusaient le requérant de viol et de meurtre de deux fillettes. Ayant constaté qu’aucune infraction pénale n’avait été imputée au requérant, au sens de l’article 6 § 2 de la Convention, que c’était la couverture médiatique qui était en cause, et non pas des déclarations faites par la police, et que, de toute manière, les publications contestées ne constituaient pas des affirmations de culpabilité, la Cour a jugé que l’article 6 § 2 CEDH était inapplicable en l’espèce680. Toutefois, elle a considéré que cette

conclu-676 Ibidem.

677 V. ducoulomBier, précité note502, p. 111–112.

678 Cour eur. D.H., Pfeifer c. Autriche, précité note177, § 47.

679 V. n. HocHmann, précité note176.

680 Cour eur. D.H. A. c. Norvège, du 29 avril 2009, n° 28070/06, § 46. À ce propos, lYn, considère à notre sens à tort, que « le droit européen assure une protection large du droit à la présomption d’innocence dans la mesure où l’exercice de celui-ci, (…) n’est pas subordonné à la condition de l’ouverture préalable d’une procédure d’enquête ou

d’instruc-269

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sion ne l’empêchait pas de prendre en compte les intérêts protégés par l’article 6 § 2 CEDH dans la recherche d’un juste équilibre entre la liberté d’expression et la protection de la réputation681. Eu égard à l’obligation positive de l’État relative à la protection de la vie privée dans le contexte de procédures pénales en cours, notamment quant à l’identification, la Cour a conclu que les autorités norvégiennes n’étaient pas parvenues à un juste équilibre entre la liberté de la presse et la protection de la réputation, malgré la large marge de manœuvre qui leur revenait, et qu’il y avait eu dès lors une violation de l’article 8 CEDH682.

Par contre, dans l’arrêt White c. Suède, l’intérêt public pour l’information et la liberté de la presse ont été privilégiés par les juridictions suédoises au détriment de la protection de la réputation, ce qui a été jugé conforme à la Convention683. En l’occurrence, l’action en diffamation intentée par le requérant était dirigée contre deux journaux suédois qui l’avaient accusé d’être l’auteur de plusieurs infractions pénales. Les tribunaux suédois ont jugé que les dires des journalistes ne constituaient pas une diffamation puisqu’ils se justifiaient par l’intérêt public. La Cour a conclu à la non-violation de l’obligation positive de l’article 8 CEDH en considérant que les journaux avaient tenté de décrire, de manière raisonnable, les diverses allégations à l’encontre du requérant.

Dans l’affaire Flux (n° 6) c. Moldavie, où le journaliste alléguait la viola-tion de l’article 10 CEDH suite à sa condamnaviola-tion pour avoir publié des articles, fondés sur une lettre anonyme qui accusait le directeur d’une école de délits graves, dont des actes de corruption passive, la Cour a mis l’accent sur la nécessité de parvenir à un juste équilibre entre les intérêts concur-rents en jeu, même si aucune procédure pénale n’était en cours. Elle a par ailleurs précisé que le respect de la présomption d’innocence était perti-nent684. Ayant constaté que le journaliste n’avait pas enquêté sur le sujet et qu’il n’avait pas tenté de contacter ni de demander l’avis du directeur qu’il mettait en cause, et précisant que la liberté d’expression ne confère pas un droit absolu d’agir de façon irresponsable – par exemple, en attribuant la commission d’infractions en l’absence de fondement véridique –, la Cour

tion judiciaire. Le seul fait d’imputer une infraction pénale à un individu semble suffire à l’application de l’article 6 § 2 de la Convention et à l’évaluation de la gravité de l’informa-tion diffusée ». lYn, précité note246, p. 2955.

681 Cour eur. D.H., A. c. Norvège, précité note680, § 47.

682 Ibidem, § 74–75.

683 Cour eur. D.H., White c. Suède, précité note177, § 21.

684 Cour eur. D.H., Flux c. Moldavie (n° 6), du 28 juillet 2008, n° 22824/04, § 25.

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a statué que le journaliste avait agi de manière irresponsable et qu’il n’y avait donc pas violation de l’article 10 CEDH685.

Cette décision a été vivement critiquée par le Juge boneLLo dans son opinion dissidente, qui attire l’attention sur le fait que la Cour n’a pas tenu compte – à tort, à son avis – des preuves factuelles que le journa-liste avait apportées au moyen de témoignages. Par ailleurs, l’omission du journaliste d’interroger le directeur qu’il avait mis en cause ne saurait constituer un manquement à ses devoirs professionnels, étant donné que le directeur n’aurait vraisemblablement pas avoué. Selon boneLLo, un tel jugement descend la liberté d’expression de son piédestal et attache une importance excessive à la déontologie au détriment du dévoilement d’un cas de corruption686.

Si la Cour a le mérite d’avoir étendu, en l’espèce, le champ d’application temporel du respect de la présomption d’innocence, exigeant celui-ci avant même que la procédure n’ait commencé, force est de constater la précarité du raisonnement qu’elle a suivi en ce qu’elle a d’une part sous-estimé le secret des sources journalistiques et qu’elle a d’autre part qualifié de manque de professionnalisme le fait que le journaliste n’ait pas interrogé le directeur.

Contrairement au raisonnement qu’elle avait appliqué dans l’affaire Flux (n° 6) c. Moldavie, la Cour a réaffirmé l’importance du droit à l’informa-tion sur un sujet d’intérêt public dans l’affaire Kasabova c. Bulgarie concer-nant la condamnation pour diffamation d’une journaliste qui avait écrit un article dans lequel elle alléguait que les membres d’une commission d’admission de candidats dans des écoles secondaires de Burgas avaient accepté des pots-de-vin. En l’espèce, elle a statué que « si les juridictions nationales adoptaient une approche trop rigoureuse dans leur apprécia-tion de la conduite professionnelle des journalistes, ces derniers pourraient être indûment dissuadés de s’acquitter de leur fonction de transmission d’informations au public »687.

Finalement, il nous faut mentionner l’affaire Axel Springer AG c. Alle-magne, dans laquelle un quotidien national à large diffusion avait été condamné pour avoir écrit un article au sujet d’un comédien d’une série policière télévisée, arrêté et condamné ultérieurement pour possession illégale de stupéfiants. L’article en cause avait même été interdit de

publi-685 Ibidem, § 29–34.

686 Opinion dissidente de Juge Bonello, réjointe par les Juges BJörGvinSSon et ŠiKuta, relative à l’affaire Flux c. Moldovie (n° 6), précité note684.

687 Cour eur. D.H., Kasabova c. Bulgarie, précité note446, § 55.

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cation. En l’espèce, la Cour a jugé, à la majorité, qu’il y avait eu violation de l’article 10 CEDH. Elle a en effet considéré qu’il s’agissait d’une question d’intérêt public et a précisé « qu’on ne saurait invoquer l’article 8 [CEDH]

pour se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions, telle une infraction pénale », bien qu’un premier article sur le sujet, accompagné de trois photographies du comé-dien, ait été publié une semaine après son arrestation, c’est-à-dire avant qu’il n’admette les faits688.

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