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Première partie :

1. Les droits et libertés en cause

1.4. La liberté d’expression

Composée d’un volet actif et d’un volet passif, la liberté d’expression, pré-vue à l’article 10 CEDH, consiste essentiellement en la liberté de recevoir et de communiquer des informations ou des idées193. Cette disposition conventionnelle « garantit la liberté d’expression à « toute personne »; il ne distingue pas d’après la nature, lucrative ou non, du but recherché »194.

Il s’agit d’une liberté multiforme en ce qu’elle englobe plusieurs compo-santes, telles que la liberté de réunion, de recherche, d’opinion, de la presse et de la communication. Protégée « sans considération de frontières »195, la liberté d’expression a une dimension internationale, qui s’exprime par la « libre circulation de l’information »196. Elle « permet de participer à l’échange public des informations et idées culturelles, politiques et sociales de toute sorte »197. L’article 10 CEDH a aussi « vocation à s’appliquer à la communication au moyen de l’Internet »198.

192 Cour eur. D.H, Malone c. Royaume-Uni, précité note159, § 66 ; Silver et autres c. Royaume-Uni, du 25 mars 1983, nos 5947/72, 6205/73, 7052/75, 7061/75, 7107/75, 7113/75, 7136/75,

§ 87–88 ; Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1), du 26 avril 1979, n° 6538/74, § 49.

193 r. pinto, La liberté d’information et d’opinion en droit international, Economica, Paris, 1984, p. 95.

194 Cour eur. D.H., Autronic AG c. Suisse, du 22 mai 1990, n° 12726/87, § 47 ; Casado Coca c.

Espagne, du 24 février 1994, n° 15450/89, § 35.

195 Commission eur. D.H., Bertrand Russel Peace Foundation c. Royaume-Uni, du 2 mai 1978, n° 7579/76, p. 117. V.a. velu/erGec, précité note70, p. 606, § 746.

196 En ce sens, v. Commission eur. D.H., Groppera Radio AG c. Suisse, du 13 octobre 1988, n° 10890/84, § 139. V.a. F. HondiuS, La liberté d’expression et d’information en droit européen, Conseil de l’Europe, 1984, p. 2.

197 Cour eur. D.H., Müller et autres c. Suisse, du 24 mai 1988, n° 10737/84, § 27.

198 Cour eur. D.H., Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), du 10 mars 2009, nos 3002/03 et 23676/03, § 27 ; Ashby Donald et autres c. France, du 10 janvier 2013, n° 36769/08, § 34.

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La démocratie, dont la liberté d’expression constitue un élément indis-pensable, se caractérise par « le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouver-ture »199. Dès lors, « (…) sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 [CEDH], elle [la liberté d’expression] vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent (…) »200.

Enfin, la liberté d’expression se démarque des autres droits convention-nels en ce qu’elle comprend deux dimensions : une dimension individuelle (liberté spirituelle) et une dimension collective (liberté de communication)201.

Sa portée varie donc suivant les titulaires et les destinataires.

1.4.1. La liberté de la presse

La liberté de la presse constitue l’un des éléments fondamentaux de la liberté d’expression, même si elle ne figure pas explicitement à l’article 10 CEDH202.

La jurisprudence souligne l’importance de la presse en la définissant comme « le principal instrument de la liberté d’expression dans la sphère publique permettant à chacun d’exercer son droit de chercher et de rece-voir de l’information. Les médias animent le débat public et lui fournissent un espace. Ils enrichissent le débat politique par des avis et commentaires, contribuent à fixer les priorités politiques et à façonner l’opinion publique,

199 Cour eur. D.H., Handyside c. Royaume-Uni, du 7 décembre 1976, n° 5493/72, § 49 ; Lehideux et Isorni c. France, du 23 septembre 1998, n° 24662/94, § 55 ; Murphy c. Irlande, du 10 juillet 2003, n° 44179/98, § 72 ; Monnat c. Suisse, du 21 septembre 2006, § 55 ; Verein Gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (n° 2), du 30 juin 2009, n° 32772/02,

§ 96.

200 Cour eur. D.H., Handyside c. Royaume-Uni, précité note199, § 49 ; Sunday times (n° 1), précité note192 ; Barthold c. Allemagne, du 25 mars 1985, n° 8734/79, § 58 ; Lingens c.

Autriche, du 8 juillet 1986, n° 9815/82 ; Müller et autres c. Suisse, précité note197, § 33 ; Oberschlick c. Autriche (n° 1), du 23 mai 1991, n° 11662/85, § 57 ; Vogt c. Allemagne, du 26 septembre 1995, n° 17851/91, § 52 ; Reinboth et autres c. Finlande, du 25 janvier 2011, n° 30865/08, § 74 ; Palomo Sánchez et autres c. Espagne, du 12 septembre 2011, nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 53.

201 M. verpeaux, La liberté d’expression, Editions du Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2009, p. 31.

202 p. tSaKiridiS, Das Recht der Meinungsäußerungsfreiheit nach Artikel 10 der Europäischen Menschenrechtskonvention und die Frage seiner Drittwirkung, P. Lang, Francfort, 1988;

p. 108; W. peuKert, « Die Kommunikationsrechte im Lichte der Rechtsprechung der Organe der Europäischen Menschenrechtskonvention », in däuBler, Gmelin, Gegenrede Aufklärung – Kritik – Öffentlichkeit. Festschrift für E. G. maHrenHolZ, Nomos, Baden-Baden, 1994, p. 277–301. V.a. Cour eur. D.H., Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1), précité note192 ; Lingens c. Autriche, précité note200.

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tout en cherchant souvent à promouvoir certaines valeurs. Les médias facilitent la surveillance des affaires publiques et politiques, et des ques-tions relevant du domaine privé ou commercial, permettant ainsi une plus grande transparence et une meilleure prise en compte des responsabili-tés. »203. « La liberté d’expression – en particulier le droit de chercher, de transmettre et de recevoir des informations – et son corollaire, la liberté des médias, sont indispensables pour garantir une démocratie et des processus démocratiques véritables »204.

De cette manière, la Cour estime que « les garanties à accorder à la presse revêtent une importance particulière »205 et qu’« il ne faut pas oublier [leur]

rôle éminent dans un État de droit »206. Qualifiée de « quatrième pouvoir » dont la fonction est de surveiller les activités des autorités publiques ainsi que les questions ayant un intérêt public, la presse est considérée par la Cour comme un « chien de garde »207. Dès lors, « on se trouve dans un cas où l’article 10 [CEDH] exige un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression »208.

La liberté de la presse comprend « l’expression de faits et de nou-velles »209. Par le terme « information », la Cour entend « non seulement les faits ou les questions d’intérêt général donnant lieu à un débat public par le moyen de la presse, mais aussi les informations produites délibé-rément »210. Cela signifie que les opinions sont aussi des informations211. À ce propos, après avoir mentionné la distinction entre l’« opinion » et la

« transmission de purs faits », oeTheimer constate que « le choix même des

203 R (2011)7 du Comité des Ministres aux États membres sur une nouvelle conception des médias, adoptée par le Comité des Ministres le 21 septembre 2011 lors de la 1121e ré union des Délégués des Ministres, § 1.

204 Ibidem, § 2.

205 Cour eur. D.H., Goodwin c. Royaume-Uni, du 27 mars 1996, n° 17488/90, § 39.

206 Cour eur. D.H., Castells c. Espagne, du 23 avril 1992, n° 11798/85, § 43 ; Thorgeir Thor-geirson c. Islande, du 25 juin 1992, n° 13778/88, § 63.

207 Parmi plusieurs, v. Cour eur. D.H., Observer et Guardian c. Royaume-Uni, du 26 novembre 1991, n° 13585/88, § 59.

208 Cour eur. D.H., Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, du 22 octobre 2007, nos 21279/02, 36448/02, § 48. V.a. Renaud c. France, du 25 février 2010, n° 13290/07,

§ 33 ; Roland Dumas c. France, du 15 juillet 2010, n° 34875/07, § 43.

209 Commission eur. D.H., rapport De Geillustreerde Pers NV c. Pays-Bas, du 6 juillet 1976, n° 5178/71, § 81.

210 F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, 10ème éd., PUF, Paris, 2011, p. 585, et les références y citées.

211 M. oetHeimer, L’harmonisation de la liberté d’expression en Europe, Contribution à l’étude de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et de son application en Autriche et au Royaume-Uni, éditions A. Pédone, coll. Publications de la Fondation Marangopoulos pour les droits de l’homme, Paris, 2001, p. 63.

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faits communiqués peut constituer l’expression d’une opinion »212. Ainsi, le champ d’application de l’article 10 CEDH engloberait non seulement les informations purement factuelles, mais aussi les idées. Distinguer ces deux notions semble logique, puisque cela permet de déterminer le régime applicable en cas de restriction de la liberté d’expression213. Par ailleurs, la Cour considère que la presse a non seulement la mission de communiquer des informations, mais aussi le devoir d’y apporter son interprétation.

En effet, il ne peut être accepté que l’interprétation des faits soit laissée avant tout au lecteur214. La protection de la liberté d’expression s’étend donc aussi aux commentaires journalistiques215. Tout bien considéré, « tous les contenus fournis par les médias ont un impact potentiel sur la société, quelle que soit la valeur qu’on leur attribue »216.

Mis à part la forme d’expression, la presse est tellement cruciale que

« la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation »217. Par ailleurs, « outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 [CEDH] protège aussi leur mode d’expression »218, afin d’assurer une information variée, mais surtout neutre. L’article 10 CEDH garantit aussi la confidentialité des sources journalistiques en ce qu’il « laisse aux journalistes le soin de décider s’il est nécessaire ou non de reproduire le support de leurs informations pour en asseoir la crédibilité »219. Au surplus, le droit d’investigation des journalistes est également garanti par l’article 10 CEDH220. Parmi plusieurs modalités d’exercice, cette liberté comprend notamment la publication de photographies221.

À la fonction de la presse de communiquer des informations et des idées sur des questions d’intérêt public « s’ajoute le droit, pour le public,

212 Ibidem, p. 64.

213 Pour la distinction entre faits et jugements de valeur v. infra § 3.3.1, a).

214 Cour eur. D.H., Lingens c. Autriche, précité note200, § 41.

215 B. de lamY, La liberté d’opinion et le droit pénal, LGDJ, Paris, 2000, § 94.

216 R (2011)7, précité note203, § 2. V. n. Cour eur. D.H., Mouvement raëlien suisse c. Suisse, du 13 juillet 2012, n° 16354/06.

217 Cour eur. D.H., Prager et Oberschlick c. Autriche, du 26 avril 1995, n° 15974/90, § 38.

218 Cour eur. D.H., De Haes et Gijsels c. Belgique, du 24 février 1997, n° 19983/92, § 48.

219 Cour eur. D.H., Fressoz et Roire c. France, du 21 janvier 1999, n° 29183/95, § 54.

220 P. auvret, « L’évolution de la liberté de communication », in Les médias et l’Europe, Le contenu de l’information : entre errance et uniformisation, P. auvret (éd.), Larcier, Bruxelles, 2009, p. 28.

221 Cour eur. D.H., déc. Österreichischer Rundfunk c. Autriche, du 25 mai 2004, n°57597/00;

Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche (n° 2), du 14 décembre 2006; n° 10520/02, § 29 et § 40.

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d’en recevoir »222. Les titulaires de la liberté de la presse sont donc évi-demment les journalistes, en ce qu’ils l’exercent activement, mais aussi, de manière indirecte, le public, qui dispose de la liberté d’expression dite passive223. Cependant, si « la liberté de recevoir des informations (…) interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir, ladite liberté ne saurait se comprendre comme imposant à un État, (…) des obligations positives de collecte et de diffusion, motu proprio, des informations »224. En d’autres termes, seule la liberté de recevoir des informations est couverte par l’article 10 § 1 CEDH, à l’exception de la liberté de se procurer des informations225.

1.4.2. Les limitations autorisées

Le premier paragraphe de l’article 10 CEDH fixe l’étendue du droit à la liberté d’expression, alors que le second en définit les limites. Deux autres dispositions de la CEDH peuvent limiter la liberté d’expression : l’article 16 qui concède aux États partis la possibilité d’imposer des restrictions liées à l’activité politique des étrangers et l’article 17, qui proscrit de manière générale l’abus de droit. Ainsi, avant de se poser la question s’il y a conflit entre la liberté d’expression et la présomption d’innocence, il faut a priori exclure un abus de droit (a).

Il convient de préciser les devoirs et les responsabilités des titulaires (b) avant d’exposer les conditions générales qui doivent être respectées pour qu’une restriction soit admise au sens de l’article 10 § 2 CEDH (c), ainsi que les limitations découlant du conflit susceptible de coexister avec d’autres droits fondamentaux (d). Les restrictions exigent une interprétation étroite, car ce sont elles qui apportent des exceptions aux droits garantis par la

222 Cour eur. D.H., Jersild c. Danemark, du 23 septembre 1994, n° 15890/89, § 31. V.a.

Observer et Guardian c. Royaume-Uni, précité note207, § 59 et Thorgeir Thorgeirson c.

Islande, précité note206, § 63 ; Busuoic c. Moldovie, du 21 décembre 2004, n° 61513/00,

§ 56.

223 V. C. GraBenwarter, K. paBel, Europäische Menschenrechtskonvention. Ein Studienbuch, 5. Auflage, Helbing Lichtenhahn Verlag, Bâle, 2012, p. 309–310.

224 Cour eur. D.H., Guerra et autres c. Italie, du 19 février 1998, n° 14967/89, § 53 ; Roche c.

Royaume-Uni, du 19 octobre 2005, n° 32555/96, § 172 ; Leander c. Suède, du 26 mars 1987, n° 9248/81, § 74–75. Pour les obligations positives, v. infra § 2.1.2 sq.

225 M. KloepFer, « Freedom within the press » and « Tendency protection » under Art. 10 of the European Convention on Human Rights, Duncker&Humblot, Berlin, 1997, p. 21–22. V.a. ID,

« Innere Pressefreiheit » und Tendenzschutz im Lichte des Artikels 10 der Europäischen Konvention zum Schutze der Menschenrechte und Grundfreiheiten, Duncker&Humblot, Berlin, 1996.

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Convention226. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que « le but de l’article 10 de la Convention est de permettre un vrai débat d’idées, pas de protéger un journalisme primitif et de bas niveau qui, faute de posséder les qualités requises pour présenter des arguments sérieux, recourt à la provocation et aux insultes gratuites pour attirer des lecteurs potentiels, sans aucunement contribuer à un échange d’idées digne de ce nom »227.

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