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c) L’obligation positive relative à l’article 6 CEDH

2.3. L’influence de l’effet horizontal sur la relation conflictuelle entre la liberté d’expression et la

présomption d’innocence

Dans deux décisions datant des années 1960, la Commission a affirmé qu’un procès ne saurait être considéré comme équitable, au sens de l’article 6 § 1 CEDH, habituellement conçu comme revêtant un « caractère purement public », si une campagne de presse avait exercé une influence quelconque sur le jury, et ce même si l’acte initial avait été commis par un organe de presse, c’est-à-dire, dans la majorité des cas, par une entité privée335. S’il n’a pas été admis que la presse était susceptible de violer

l’homme en droit interne, Bruylant, Bruxelles, 2004 et J. dHommeaux, « Monismes et dua-lismes en droit international des droits de l’homme », AFDI, 1995, p. 447–468.

332 À l’exception de l’article 8 alinéa 3 de la constitution fédérale suisse.

333 S. BeSSon, m. Hottelier, F. werro, « Quelques remarques introductives » in Les droits de l’homme au centre, S. BeSSon, m. Hottelier, F. werro (éd.), Schulthess, Bâle, 2006 p. IX–

XXIX.

334 Notamment l’incrimination de la diffamation relativement au respect du droit à l’honneur et à la réputation dont nous examinerons le rapport avec la liberté d’expression, le respect de la vie privée et de la présomption d’innocence ci-dessous. V. J.P. müller, m. ScHeFer, Grundrechte in der Schweiz. Im Ragmen der Bundesverfassung, der EMRK und der UNO-Pakte, 4ème éd., Stämpfli, Berne, 2008, p. 451–452.

335 V. Commission eur. D.H., X. c. Autriche, du 23 juillet 1963, n° 1476/62, § 43 ; X. c. Norvège, du 16 juillet 1970, n° 3444/67, § 48.

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l’article 6 § 1 CEDH, il a tout de même été statué que l’État devait endosser des obligations positives pour garantir un procès équitable336. Tout en rele-vant que l’information objective sur un procès pénal de la part de la presse était justifiée, la Commission a considéré qu’il fallait bannir les allégations qui anticipaient une condamnation337. Cette question a été appréhendée de manière constante dans ses décisions ultérieures, par exemple dans l’affaire Berns et Ewert c. Luxembourg338. De même, dans l’affaire Petra Krause c. Suisse, la Commission, qui avait considéré qu’il n’y avait pas de violation de l’article 6 § 2 CEDH dans le communiqué de presse du chef du Département fédéral de justice et police (ce dernier avait pris la peine de bien préciser que la procédure en cause était encore en cours), a néanmoins indiqué que la déclaration en question – « responsable de plusieurs actes de plasticage » – aurait pu être plus réservée339.

Ce sont essentiellement la formulation des déclarations340 et le contexte qui sont décisifs pour déterminer s’il y a violation de la présomption d’innocence341. Dans l’affaire Ennslin, Baader et Raspe c. Allemagne, la Com-mission est allée jusqu’à déclarer qu’il serait déraisonnable d’exiger de la presse ou des autorités de ne pas faire part du caractère dangereux d’un accusé, lorsqu’elles détiennent des faits non contestés342. Dans le même ordre d’idées, elle a affirmé que « l’article 6 § 2 [CEDH] n’interdit pas la publication d’articles de presse ». La Commission a en outre précisé que si on ne peut prouver que les articles de presse défavorables à la cause de l’accusé ont influencé le jugement de ce dernier, l’insertion de ceux-ci dans le dossier du tribunal ne constitue pas une violation du principe de la présomption d’innocence343.

336 Commission eur. D.H., X. c. Autriche, précité note335.

337 Commission eur. D.H., Ensslin, Baader et Raspe c. Allemagne, du 8 juillet 1978, nos 7572/76, 7586/76 et 7587/76 ; X. c. Autriche, du 7 février 1967, n° 2343/64, Annuaire de la Conven-tion, vol. 10, 1967 p. 176 sq., spéc. p. 182.

338 Commission eur. D.H., Berns et Ewert c. Luxembourg, du 6 mars 1991, n° 13251/87.

339 Commission eur. D.H., Petra Krause c. Suisse, précité note66. V. P. cornu, précité note79, p. 36.

340 Sur l’importance du choix des mots voir Cour eur. D.H., Daktaras c. Lituanie, précité note66,

§ 41 ; Butkevičius c. Lituanie, précité note66, § 49 ; Vitan c. Roumanie, du 25 mars 2008, n° 42084/02, § 69.

341 HaeFliGer/ScHürmann, précité note78, p. 208–209; m.e. villiGer, Handbuch der Europäischen Menschenrechtskonvention, 2e éd., Schulthess, Zurich 1999, n° 495, p. 316. V.a. Commis-sion eur. D.H., Beelen c. Belgique, du 24 février 1997, n° 25470/94.

342 Commission eur. D.H., Ensslin, Baader et Raspe c. Allemagne, précité note337.

343 Commission eur. D.H., rapport Kamasinski c. Autriche, du 5 mai 1988, § 185–186 ; Crociani, Palmiotti, Tanassi, Lefebre d’Ovidio c. Italie, du 18 décembre 1980, nos 8603/79, 8722/79, 8723/79 et 8729/79, § 20.

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La Cour, quant à elle, a instauré la protection de la présomption d’innocence en tant qu’obligation positive de l’État dans son arrêt Allenet de Ribemont c. France344. En l’espèce, le requérant avait été décrit, suite à son arrestation, lors d’une conférence de presse tenue par le ministre de l’Intérieur et quelques policiers, comme l’instigateur du meurtre du Premier ministre français. Précisant que le non-respect de la présomp-tion d’innocence par une campagne de presse provenant d’une autorité publique peut engager la responsabilité de l’État, la Cour a ainsi précisé qu’il incombe aux États membres d’assurer le respect de la présomption d’innocence, et ce en incriminant, si nécessaire, les comportements qui lui contreviendraient.

L’effet horizontal de la présomption d’innocence a été reconnu dans l’arrêt Du Roy et Malaurie c. France345 – qui portait sur la condamnation de journalistes ayant contrevenu à l’interdiction de publier, avant la décision judiciaire, des informations relatives à des constitutions de parties civiles (une telle interdiction était prévue à l’article 2 de l’ancienne loi française du 2 juillet 1931346). Par conséquent, les journalistes sont tenus de la respecter étant donné qu’il leur revient de « faire la lumière sur une affaire et non pas spécialement de désigner des coupables à la vindicte populaire »347.

Autrement dit, l’article 6 § 2 CEDH s’applique aussi dans les relations entre les personnes privées et, dès lors, l’État doit s’assurer de son res-pect, surtout dans son aspect extra-processuel348. Sur ce point, TuLKens

indique que les personnes privées et, partant, les journalistes ne sont pas juridiquement, en tant que telles, « débiteurs de la présomption d’inno-cence », « même s’il s’agit bien évidemment d’une règle de déontologie et d’éthique professionnelle »349. Elle précise que l’article 6 § 2 CEDH impose néanmoins à l’État l’obligation positive d’adopter les mesures nécessaires

344 Cour eur. D.H., Allenet de Ribemont c. France, précité note51. V. également, Cour eur. D.H., Allenet de Ribemont c. France (interprétation), du 7 août 1996, n° 15175/89.

345 Cour eur. D.H., Du Roy et Malaurie c. France, du 3 janvier 2001, n° 34000/96, § 35. D’après coHen-JonatHan, « en matière de présomption d’innocence (…), la reconnaissance d’une Drittwirkung de la CEDH répondrait certainement à un besoin » : G. coHen-JonatHan, La Convention européenne des droits de l’homme, Economica, Paris, 1989, p. 438.

346 Loi modifiant l’article 70 du Code d’instruction criminelle française.

347 Cour eur. D.H., Du Roy et Malaurie c. France, précité note345, § 29.

348 Cour eur. D.H., Worm c. Autriche, du 29 août 1997, n° 22714/93 ; Tourancheau et July c.

France, du 24 novembre 2005, n° 53886/00.

349 tulKenS, précité note40, p. 312. V. a. D. Barrelet, S. werlY, Droit de la communication, 2ème éd., Stämpfli, Berne, 2011, p. 136 qui estiment qu’« en l’absence de tout risque pour le déroulement correct du procès, on ne saurait opposer [l’article 6 § 2 CEDH] aux médias, même indirectement ».

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pour que la presse ne viole pas la présomption d’innocence. Dès lors, sous réserve d’une législation nationale et en sus des règles déontologiques qui le prévoient expressément, nous pourrions conclure que le respect de la présomption d’innocence n’est pas opposable directement à la liberté de la presse, mais au moyen des obligations positives des États contrac-tants350. En effet, selon l’article 6 § 2 CEDH, qui doit se lire à la lumière de l’article 1er CEDH, « la responsabilité qui incombe aux États ne consiste pas seulement à s’abstenir de violer le principe de la présomption d’innocence eux-mêmes par des déclarations publiques, mais aussi de protéger les per-sonnes contre les accusations diffamatoires formulées par des perper-sonnes ou des organisations privées »351. En d’autres termes, « une atteinte à la présomption d’innocence par voie de presse est susceptible d’engager la responsabilité des États en vertu de la Convention si les autorités étatiques n’ont pas prévu de mesures appropriées pour prévenir ou réprimer de telles infractions »352.

Considérant que les autorités étatiques ne peuvent en principe pas être tenues responsables pour des actes commis par des personnes privées, la Cour a jugé, dans un premier temps, que le grief tiré de la violation de la présomption d’innocence par le comportement des parties civiles devait être déclaré irrecevable pour incompatibilité ratione personae353. Convain-cue dans un deuxième temps par les obligations positives qui incombent aux États contractants, la Cour a statué que « si, en vertu de l’article 19 de la Convention, la responsabilité des médias ne saurait être directement mise en cause devant elle, celle de l’État peut être mise en cause du fait des médias s’il existe un comportement ou une omission coupable de sa part »354. Par ailleurs, la Cour a attesté que les interventions démesurées de la presse sont de nature à porter atteinte à l’équité du procès en raison de l’influence que

350 V. dans ce sens, trecHSel, précité note48, p. 177 ; J. velu, « Propos sur les normes euro-péennes applicables aux relations entre la justice et la presse », Journal des Tribunaux, 1995, n° 24, p. 586.

351 JeBenS, précité note86, p. 210–211.

352 D. Spielmann, « Freedom of the Press, Protection of Privacy and Presumption of Innocence – Balancing Competing Rights », Annales du droit Luxembourgeois, vol. 15, 2005, p. 23–55, p. 44.

353 Cour eur. D.H., décision sur la recevabilité, Papon c. France, du 15 novembre 2001, n° 344/04.

354 Cour eur. D.H., Claes et autres c. Belgique, du 2 juin 2005, nos 46825/99, 47132/99, 47502/99, 49010/99, 49104/99, 49195/99 et 49716/99, § 47, où la Cour a statué que l’analyse des images « ne permet de déceler aucun élément objectif susceptible (…) d’amener à penser que le personnel d’escorte aurait manqué à ses devoirs, ce qui aurait facilité la prise d’images susceptibles de nuire au requérant ».

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les médias exercent sur l’opinion publique et, partant, sur les juridictions siégeant avec jury355. Ce phénomène peut aussi se produire en présence de juges professionnels, même si, « contrairement aux membres d’un jury, ces derniers jouissent d’une expérience et d’une formation leur permettant d’écarter toute suggestion extérieure au procès »356. Ainsi, la Cour n’exclut pas qu’une violation de l’article 6 CEDH puisse découler des actions des journalistes. En somme, la garantie de la présomption d’innocence impose à l’État à la fois une obligation négative dans les rapports verticaux et une obligation positive dans les rapports horizontaux357.

Par ailleurs, étant donné que la présomption d’innocence est désormais une règle de portée générale358, elle est également applicable et opposable dans les relations entre personnes privées. De ce fait, les journalistes doivent la respecter lors des comptes rendus d’audience ou lors des couvertures d’affaires judiciaires. Ainsi, il peut être admis que la présomp-tion d’innocence a une dimension « horizontale »359. De même, en ce qui concerne le droit à la vie privée, qui occupe une place considérable dans les rapports interindividuels, nous pouvons déduire l’effet horizontal de son interaction avec la liberté d’expression et les réglementations nationales y afférentes. En somme, le respect de la présomption d’innocence en tant que droit subjectif « s’impose à tout particulier, à toute autorité publique et judiciaire ainsi qu’aux médias »360.

Le respect de l’article 8 CEDH par les particuliers avait déjà été men-tionné lors des travaux préparatoires, mais avait été écarté, car la régle-mentation des rapports interindividuels avait été jugée comme relevant du droit interne des États contractants361. Toutefois, le fait que l’exercice du droit à la liberté d’information et à la liberté d’expression soit susceptible d’entrer en conflit avec le droit au respect de la vie privée, garanti par l’article 8 de la CEDH, avait été mentionné par l’Assemblée parlementaire, qui avait considéré que « l’exercice du premier de ces droits ne [devrait]

355 Cour eur. D.H., Daktaras c. Lituanie, précité note66, Craxi c. Italie (n° 1), du 5 décembre 2002, n° 34896/97, § 98 ; Papon c. France, précité note353.

356 Cour eur. D.H., Craxi c. Italie (n° 1), précité note355, § 104.

357 p. auvret, précité note133, p. 625 ; K. lemmenS, La Presse et la protection de l’individu, Attention aux chiens de garde !, Larcier, Bruxelles, 2004, p. 280 sq.

358 V. supra § 1.1.

359 K. lemmenS, S. van drooGHenBroecK, « La présomption d’innocence face à la médiatisation des procès », in Médias et Droits, Anthemis, Louvain-la-Neuve, 2008, p. 125–178, p. 127.

360 F. KutY, précité note6, p. 224.

361 Commission européenne des droits de l’homme, Travaux préparatoires de l’article 8 CEDH, DH (56) 12, précité note171, p. 11.

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pas entraîner la suppression du deuxième »362 et qu’« il est donc nécessaire de trouver la façon de permettre l’exercice équilibré de deux droits fonda-mentaux, également garantis par la Convention européenne des Droits de l’Homme »363.

En ce sens, la Cour a jugé que les obligations positives incombant aux États contractants « peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux »364. Par ailleurs, pour satisfaire à l’obligation positive inhérente au respect effectif de la vie privée, les États contractants doivent prendre en compte l’article 8 CEDH sur le plan tant législatif que juridictionnel365.

L’effet horizontal de l’article 8 CEDH suppose en effet que la protection de l’image et de la réputation soit assurée face aux dérapages journalis-tiques éventuels366. À cet égard, dans une affaire suédoise, la Commission, ayant constaté un conflit d’intérêts entre le respect de la vie privée et la liberté d’expression, avait statué que l’État devait parvenir à un juste équilibre entre ces deux droits fondamentaux367.

Concernant les atteintes à l’article 8 CEDH par des particuliers, notam-ment par les journalistes, sudre est d’avis qu’il convient de distinguer les ingérences actives de l’État des ingérences passives, à savoir des manquements aux obligations positives, qui équivaudraient à une relation verticale368.

La jurisprudence relative à l’effet horizontal de l’article 10 CEDH et aux obligations positives incombant aux États contractants concerne essentiel-lement les mesures à prendre en cas de forte affluence des médias sur une affaire précise, afin de contrecarrer les éventuelles violations de la liberté de communication369. L’effet horizontal indirect de la liberté d’expression se manifeste aussi par l’interdiction d’effet dissuasif provenant de mesures étatiques à l’égard des journalistes en cas d’atteinte aux droits d’autrui, mais cette fois-ci par le biais d’une obligation négative.

362 Résolution n° 428 de l’Assemblée parlementaire portant déclaration sur les moyens de communication de masse et les droits de l’homme du 23 janvier 1970, C, § 1.

363 Résolution n° 1165 de l’Assemblée parlementaire sur le Droit au respect de la vie privée, du 26 juin 1998, § 10.

364 Cour eur. D.H., X. et Y. c. Pays-Bas, précité note152, § 23.

365 Cour eur. D.H., Catherine Verlière c. Suisse, du 28 juin 2001, n° 41953/98.

366 V. notamment Cour eur. D.H., Von Hannover c. Allemagne, précité note160 et Craxi c. Italie (n° 2), précité note159.

367 Commission eur. D.H., N. c. Suède, du 16 octobre 1986, n° 11366/85, 50 D.R. 173.

368 Sudre, précité note210, p. 512. L’auteur cite à titre d’exemple respectivement, Sciacca c.

Italie, précité note160, § 27 et Von Hannover c. Allemagne, précité note160, § 69.

369 KloepFer, précité note225, p. 33.

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Du reste, il nous faut mentionner la résolution de l’Assemblée parlemen-taire du Conseil de l’Europe sur le droit au respect de la vie privée, selon laquelle la garantie conventionnelle de la vie privée va à l’encontre non seulement des ingérences étatiques, mais aussi de celles des particuliers, notamment de la part des mass-médias370. En ce sens, la résolution n° 1003, relative à l’éthique du journalisme, précise que « le droit des personnes à une vie privée doit être respecté »371.

De même, le programme d’action du Comité directeur du Conseil de l’Europe sur les moyens de communication de masse (ci-après : CDMM), adopté à la 6ème conférence ministérielle européenne sur la politique des communications de masse, à Cracovie, les 15 et 16 juin 2000, comprend les actions à entreprendre afin d’assurer l’équilibre entre la liberté d’expres-sion et d’information et d’autres droits et intérêts légitimes. À cet effet, le CDMM devrait « renforcer ses travaux sur l’équilibre entre la liberté d’expression et d’information et le droit au respect de la vie privée » ;

« parachever les travaux sur la divulgation d’informations et l’expression d’opinions sur les personnalités politiques et les fonctionnaires, la divul-gation d’informations dans l’intérêt public et la couverture par les médias de procédures judiciaires, afin de définir dès que possible des orientations communes pour l’ensemble de l’Europe » ; et « examiner les problèmes posés par la diffusion de contenus mettant en cause la dignité et l’intégrité des individus, y compris dans les médias traditionnels »372.

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